Les interventions policières : des réponses ?
Sauf exception, les « forces de l’ordre » ne sauraient intervenir qu’en réaction à une menace antérieure – ou une « provocation ». Autrement dit : c’est les autres (les manifestants) qui ont commencé !
Ainsi, les CRS se contentent le plus souvent de « répliquer » :
« Des manifestants font le pressing près de l’ancien Gaumont. Les CRS répliquent une fois encore. » (ouest-france.fr, 31 mars 2016)
« Des bouteilles de verre sont lancées en pleine place de la République, au milieu des passants. Les CRS répliquent rue d’Orléans. » (ouest-france.fr, 31 mars 2016)
… ou de « répondre » :
« Aux jets de pierre et de fumigènes, les CRS ont répondu par des tirs de flash-ball, devant des badauds médusés par le spectacle. » (20minutes.fr, 22 mars 2016)
« En réponse, les forces de l’ordre ont chargé le cortège » (20minutes.fr, 28 avril 2016)
À moins qu’ils ne soient contraints de « riposter » [3] :
« Environ 300 manifestants ont défié la police qui a riposté avec des bombes lacrymogènes. » (ouest-france.fr, 17 mars 2016)
« Aux jets de pierres, celles-ci ont riposté en faisant usage de gaz lacrymogène et d’un lanceur de balles. » (letelegramme.fr, 22 mars 2016)
Les pratiques policières : préventives et efficaces ?
L’usage de la force et l’occupation de l’espace public ne sauraient être évoquées sans qu’on souligne leur pertinence ou leur efficacité. Autrement dit : il faut ce qu’il faut…
… Il faut savoir dissuader :
« Le déploiement exceptionnel de forces de l’ordre à Rennes, ce samedi, a dissuadé les casseurs de renouveler les violences commises vendredi soir. » (ouest-france.fr, 14 mai 2016)
… empêcher :
« Dans la soirée, de nouveaux incidents ont eu lieu place Sainte-Anne, près de la salle municipale évacuée vendredi matin, avec un groupe d’une centaine de jeunes, mais les forces de l’ordre sont parvenues à empêcher ces individus de circuler dans le centre-ville, selon la même source. » (lexpress.fr, 15 mai 2016)
… protéger :
« Le centre-ville historique reste donc sous la protection des barrières anti-émeutes. La vie reprend aussi ses droits et les commerçants peuvent enfin souffler. » (ouest-france.fr, 14 mai 2016)
Et en général, les forces de l’ordre… réussissent :
« La police a aussi réussi à interpeller un homme. » (ouest-france.fr, 17 mars 2016)
« Ils ont chargé et ont réussi à récupérer tout le matériel. » (ouest-france.fr, 24 mars 2016)
Les violences policières : des incidents difficiles à éviter ?
Les manifestants victimes de violence ne sauraient trop se plaindre des désagréments subis (pour mieux s’en assurer, on évitera généralement de leur donner la parole). Désagréments dont on s’abstiendra d’interroger trop précisément les causes. Autrement dit : n’exagérons rien, et puis de toute façon on ne pouvait pas faire autrement.
Commençons par l’euphémisme préféré des commentateurs :
« La polémique enfle après l’intervention musclée des forces de l’ordre près de la rocade de la ville de Rennes jeudi. » (BFM TV, 3 juin 2016)
Certes, les manifestants sont parfois « incommodés » ou « très légèrement blessés » par un tel déploiement de « muscles » :
« De très nombreuses personnes étaient incommodées par les gaz, le cortège étant composé en grande majorité de salariés, de familles avec enfants, de retraités. » (AFP, 9 avril 2016)
« Une lycéenne a été très légèrement blessée par un éclat de grenade lacrymogène. » (ouest-france.fr, 24 mars 2016)
Et c’est ainsi que les manifestations sont parfois émaillées d’« incidents » – heureusement rares :
« Un incident a particulièrement fait monter la tension dans la ville : le 28 avril, en marge d’un défilé contre la loi Travail, un étudiant en géographie de Rennes 2, âgé de 20 ans, a perdu l’usage de son œil après avoir été touché par un projectile. » (lefigaro.fr, 3 mai 2016)
« Incident » – « petit événement fortuit et imprévisible », comme le définit le Trésor de la langue française –, voilà bien le mot approprié pour évoquer la perte d’un œil due à « un projectile » non identifié. Du reste, on n’oublie généralement pas de rappeler que ledit « incident » s’est produit « en marge » de la manifestation : « Un étudiant âgé de 20 ans a été grièvement blessé à l’œil gauche à Rennes en marge de la manifestation » (ouest-france.fr, 28 avril 2016) ; « Le jeune homme grièvement blessé à l’œil par un projectile en marge d’une manifestation contre la loi travail à Rennes le 28 avril a porté plainte contre X pour "violence aggravée" à l’IGPN » (lefigaro.fr, 6 mai 2016). Autre formulation disponible : on aurait affaire à des « dérapages », au sujet desquels Ouest-France s’interroge benoîtement :
« Dérapages contre les manifestants : une fatalité ? » (ouest-france.fr, 4 juin 2016)
Une partie de la réponse à cette délicate question se loge dans l’emploi du verbe devoir, dans une tournure récurrente en pareil cas – mais beaucoup moins quand il s’agit d’évoquer les agissements des manifestants :
« Les forces de l’ordre ont dû utiliser des lacrymogènes. » (ouest-france.fr, 12 mai 2016)
« Ces derniers ont dû faire usage de gaz lacrymogènes et de tirs de lanceurs de balles de défense (LBD) pour refouler les manifestants. » (20minutes.fr, 30 mai 2016)
Et si l’on en est réduit à devoir malgré tout appeler les choses par leur nom et à évoquer crûment des « violences policières », il reste un dernier recours, l’usage de guillemets, hautement déontologiques (mais dont on peut se passer pour évoquer les « violences » des manifestants – qu’on peut parfois évoquer, puisqu’on les redoute, avant même qu’elles aient eu lieu) :
« Ce qui inquiète les autorités, c’est surtout le rassemblement annoncé samedi et censé dénoncer “les violences policières”. » (20minutes.fr, 12 mai 2016)
« Les forces de l’ordre s’attendent à l’arrivée ce samedi de 700 à 1000 manifestants contre les “violences policières”. » (lefigaro.fr, 13 mai 2016)
Cette façon de présenter les pratiques policières – des réponses inéluctables, efficaces, et aux conséquences mineures – constitue-t-elle une forme de légitimation médiatique des violences policières par la presse ? Poser la question constitue une part de la réponse. Ce discours journalistique ne saurait être justifié, comme ont pourtant tendance à le faire certains défenseurs inconditionnels de l’institution policière, ni par le rôle joué par les forces de police face aux menaces d’attentats et lors des attentats eux-mêmes, ni par le tribut en morts et blessés payé par des policiers dans ces circonstances. Certes quelques médias ont pris soin de questionner les violences policières et même d’appréhender ce phénomène comme un fait social et politique plutôt que comme un fait divers. Mais malgré ces exceptions, le discours journalistique reste, dans sa grande majorité, un discours assujetti à un seul et unique point de vue, légitimant les violences structurelles, et, par là-même, les visions qu’ont les dominants de l’espace social et la manière dont ce dernier devrait être à la fois organisé et régi.
Maxime Friot
P.S. La rédaction de cet article a été achevée avant les manifestations du premier mai qui ont vu, à Paris, de violents affrontements largement médiatisés au cours desquels des policiers ont été blessés (dont l’un grièvement). Par ailleurs, de nombreux manifestants (notamment parmi ceux qui ne prenaient pas part à ces affrontements) ont été, selon plusieurs témoignages dont les médias n’ont quasiment pas fait état, victimes de violences policières.