1000 personnes représentatives de la population, âgées de 18 ans et plus, sélectionnées selon la méthode des quotas et interrogées en face à face à domicile, sont invitées, à la fin de chaque année, à juger du travail accompli par les journalistes en répondant à une batterie de questions, toujours la même à quelques variantes près, ce qui a pour effet, recherché, de faire apparaître les variations de l’opinion d’une année à l’autre, l’essentiel des commentaires des journalistes se focalisant sur les " plus " et les " moins " constatés par rapport aux années antérieures. A la manière des " cotes de popularité " des hommes politiques ou des " meilleures ventes des livres ", la presse a ainsi fabriqué son propre " baromètre " et son propre " palmarès ". Chaque " vague annuelle " du sondage donne lieu, dans la presse, à une présentation bien faite pour accréditer l’idée qu’il s’agit d’une enquête scientifique et par là indiscutable : répétitivité du sondage qui permet de construire des courbes retraçant les réponses aux questions depuis l’origine, graphiques illustrant la répartition des réponses, etc. Si les journalistes dissertent sur les résultats, par contre ils ne les mettent jamais en doute, l’enquête étant en quelque sorte entrée dans la routine et dans les mœurs de la profession.
On ne peut plus avoir confiance
Cette année, selon le 14ème baromètre annuel Télérama-La Croix-Sofres, publié le 24 janvier 2001, les nouvelles apparemment n’étaient pas bonnes. La confiance des Français dans les médias du pays avait baissé, en effet, de 8 points en 2000 pour la presse et la radio, et de 11 points pour la télévision : 50% seulement des Français estiment que " les choses se sont vraiment passées comme le journal les raconte " ou " à peu près comme il les raconte " contre 58% en 1999. Même baisse pour la radio qui recueille 55% d’indice de confiance (contre 63% l’année précédente), celle-ci restant néanmoins le média " le plus crédible " (si l’on suppose que c’est bien ce que les enquêtés veulent dire par leurs réponses). Le résultat n’est pas meilleur pour la télévision, son " indice de confiance " passant de 58% en 1999 à 47% seulement en 2000. Nombre de journaux " sérieux " (notamment les commanditaires du sondage) se sont inquiétés de cette situation. C’est ainsi que l’on pouvait lire, sur cinq colonnes à la une de La Croix du 24 janvier 2001, " Mauvaise note pour les médias " tandis que Libération du 24 janvier et Le Monde daté du 25 titraient respectivement en pages intérieures " Regain de défiance contre les journalistes " et " Les Français se prennent à douter de la crédibilité des médias ", Télérama, dans son numéro 2663, croyant de son côté pouvoir déduire du sondage " Le retour du doute [à l’égard des médias] ", et consacrant en outre, comme chaque année, en marge du sondage, un épais dossier (cette année sur le " journalisme d’investigation " qui tend, depuis quelques années, à se développer, pour diverses raisons, dans la presse et à la télévision).
Il est paradoxal de constater que ce sont les journaux et les journalistes qui devraient être les plus critiques à l’égard de ce type d’enquête qui en sont non seulement les principales victimes mais également les initiateurs et même les propagandistes involontaires. Si l’on n’estimait pas que le journalisme est une activité beaucoup trop importante pour ne pas se sentir obligé de le défendre, y compris contre lui-même, on serait presque en droit de se réjouir de le voir, pour une fois, s’infliger en toute inconscience, par le biais des sondages qu’il commande lui-même, le traitement qu’il inflige ordinairement aux autres, et en premier lieu au monde politique mais aussi au monde culturel. Là où certains pourraient y voir une forme de masochisme, il serait plus juste d’y voir en fait un bon indicateur de la dépendance croissante du monde journalistique à l’égard de l’industrie des sondages, à l’intégration de la philosophie des sondages dans la pratique journalistique, y compris chez ceux qui incarnaient le plus une certaine forme de résistance et qui, par une ruse de l’histoire très souvent à l’œuvre, en sont devenus les plus efficaces fossoyeurs. Après avoir résisté jusqu’en 1984 à la sondomanie régnant dans la presse, Le Monde y succomba à son tour avec un premier sondage sur " le mensonge chez les hommes politiques ", thème d’un populisme digne de France Soir. Un pas de plus est franchi avec ce " baromètre " qui applique à la presse elle-même la logique des sondeurs qui est plus politique (on fait voter les citoyens) et économique (on cherche à mesurer la demande des consommateurs) que intellectuelle (est-ce que l’information est exacte et bien hiérarchisée ?).
L’invention du baromètre
Il n’est pas sans intérêt, avant d’analyser les résultats de la dernière vague du baromètre, de rappeler rapidement qui l’a inventé et dans quelles conditions. Le présent baromètre sur la crédibilité de la presse a été proposé en 1987 à la revue MédiasPouvoirs, à La Croix et au Centre de Formation des journalistes (Paris) par Jean-Louis Missika, c’est-à-dire par l’un de ces personnages aux multiples casquettes situé à l’intersection de la politique, des médias, des sondages et de l’université, spécialiste des médias et des sondages (pour les spécialistes des médias et des sondages) qui ont une fonction de passeur entre des univers différents. Il fut d’abord connu, au début des années 80, comme co-auteur (avec Dominique Wolton, un autre passeur) d’un livre sur la télévision, puis fit carrière - entre 1988 et 1991 sous Rocard - comme responsable du SID (Service d’Information et de Diffusion, un organisme rattaché auprès du premier ministre qui a essentiellement pour tâche de commander des sondages pour le gouvernement),comme consultant de son propre cabinet conseil, comme directeur des études médias à la Sofres, comme directeur général de l’institut de sondage BVA, comme auteur d’un rapport sur l’avenir de la télévision publique, comme politologue venant commenter les sondages électoraux le soir des élections à la télévision et encore comme enseignant occasionnel dans diverses formations universitaires. L’importance du réseau de relations et la confusion des genres sont bien faites pour faire tomber les préventions à l’égard des sondages, le vernis de sérieux intellectuel voire universitaire permettant de masquer, du moins aux yeux des journalistes, une opération qui n’est pas sans visée commerciale ou politique intéressée.
Ce n’est qu’en 1992 que Télérama sera associé à l’opération pour des raisons semble-t-il surtout financières, le quotidien catholique ne pouvant plus prendre en charge seul le coût de ce sondage annuel. En 1995, la revue MédiasPouvoirs se retire, le baromètre devenant alors le sondage Sofres-La Croix-Télérama que l’on connaît aujourd’hui. Plusieurs années de suite, les résultats en seront commentés dans les journaux commanditaires par Jean-Louis Missika en personne, ou par les chargés d’études de la Sofres dont les " analyses " (les guillemets s’imposent comme on le verra) ne font qu’imposer la logique du baromètre sans s’interroger bien évidemment sur l’instrument de mesure ainsi inventé et présenté comme scientifique. Comme dans les commentaires qu’ils peuvent faire des cotes de popularité des hommes politiques, les sondeurs ne font en effet que dire avec toute l’autorité du spécialiste, les raisons que " la presse " peut avoir, à l’examen des chiffres qui sont donnés comme de véritables verdicts, de se réjouir ou au contraire de s’inquiéter devant le jugement que " les Français " portent sur elle alors que c’est l’instrument de mesure lui-même qu’il faut mettre en doute, certains journalistes des journaux commanditaires ressentant d’ailleurs plus ou moins confusément que ce type de sondage travaille contre l’autonomie et l’indépendance de la profession.
Les journalistes, au lieu de se précipiter sur les résultats du sondage, à la manière des hommes politiques qui anxieusement veulent savoir si leurs " prestations médiatiques " les ont fait " monter " ou " descendre " dans " l’opinion ", devraient s’interroger sur les conditions même de passation du questionnaire et sur les significations, diverses et contradictoires, que peuvent avoir les réponses extorquées aux enquêtés afin de ne pas trop rapidement considérer comme établi et indiscutable ce que les chiffres semblent apparemment dire. Il faudrait, en d’autres termes, que la profession cesse de croire en la scientificité des chiffres sortis des questionnaires et s’intéresse au travail de recueil des données et à toute la logique qui est au principe de leur présentation [1]. Bref, il faudrait que les journalistes comprennent que les instituts de sondages ne recueillent pas la réalité mais la construisent au terme d’opérations successives : sélection de la population qu’ils parviennent à interroger, formulation des questions qui sont posées, addition de réponses formellement plus que réellement identiques et grille de lecture que les sondeurs proposent des distributions statistiques à leurs commanditaires. Autrement dit, au lieu de s’interroger sur " la confiance des Français dans les médias ", il serait sans doute plus important que les journalistes s’interrogent sur les raisons de leur confiance excessive à l’égard des instituts de sondage.
Des échantillons biaisés
Si l’on considère, en premier lieu, la méthode par laquelle est constitué l’échantillon des enquêtés - échantillonnage par quota [2] - il est peu probable qu’elle permette d’obtenir une population réellement et strictement représentative (à supposer que cela soit pertinent ce qui est loin d’être le cas). Cela devrait au moins conduire les journalistes - sinon les sondeurs - à une certaine prudence dans l’interprétation des distributions obtenues et surtout à rendre douteuse toute comparaison au point près avec les résultats des années antérieures. Les instituts de sondage doivent, en effet, compter avec les taux très élevés de refus de répondre à leurs questionnaires, les répondants appartenant en fait à une sous catégorie de la population, celle qui accepte aujourd’hui de répondre aux sollicitations des enquêteurs et se prête de bonne grâce aux jeux du questionnaire d’opinion. Il n’est pas possible, dans ces conditions, d’extrapoler à l’ensemble de la population les réponses obtenues auprès de cette sous catégorie, même si formellement elle semble présenter toutes les garanties de représentativité. Dans le meilleur des cas, ce type d’enquête peut donner un ordre de grandeur qui n’est pas sans intérêt mais ne peut prétendre à une grande précision. De sorte que les variations de quelques points que l’on constate dans les réponses apportées à telle ou telle question par rapport aux années précédentes ne sont guère significatives et ne devraient pas conduire les journalistes à se réjouir ou à l’inverse à se désoler devant les évolutions apparemment favorables ou défavorables qu’ils croient pouvoir tirer des sondages.
En fait, c’est la notion même de " baromètre " qui est trompeuse, ici comme ailleurs, dans la mesure où elle laisse supposer, par analogie, une précision qui est d’autant plus illusoire que les chiffres renvoient à des déclarations qui sont elles-mêmes largement sujettes à l’erreur (questions mal comprises, positionnement souvent approximatif des enquêtés, réponses données pour répondre quelque chose même quand on n’a rien à dire, erreur de transcription et de codage des réponses par les enquêteurs, etc.) sans parler des biais qui tiennent à la pratique, sans doute marginale mais non négligeable, du " bidonnage " de la part de certains enquêteurs [3].
Questions et réponses : le grand détournement
En second lieu, il convient de s’interroger sur le libellé des questions posées afin de comprendre à quelles questions les diverses catégories d’enquêtés ont, en fait, répondu. En effet, la pratique du sondage d’opinion, avec ses questions apparemment simples, générales et standardisées, conduit fréquemment à l’illusion selon laquelle les enquêtés répondraient bien aux questions qu’on leur pose, c’est-à-dire auraient bien compris le libellé et le sens des questions, accepteraient la manière de poser la question et que, en conséquence, l’on pourrait confondre " opinion formulée et exprimée " et " réponse à la question d’opinion proposée ". Or, la technique des questions fermées conduit à recueillir des réponses standardisées (sous la forme d’une croix dans une case prévue) à des questions d’opinion et non pas les opinions elles-mêmes (lorsqu’elles existent).
Les sondeurs croient et font croire à leurs commanditaires que les enquêtés ont bien répondu aux questions qui leur ont été posées (en fait imposées) et qu’il est, en conséquence, possible d’additionner ces réponses puisqu’elles sont apparemment identiques. En fait, on opère un véritable détournement du sens des réponses en faisant comme si tous les enquêtés acceptaient la question par le simple fait d’y répondre et avaient bien répondu à la question posée. Si Télérama peut estimer que " l’image des journalistes auprès des Français reste toujours aussi mauvaise ", c’est parce que l’hebdomadaire pense qu’il est possible de réduire une représentation sociale à l’addition de réponses à une question sans même qu’il y ait à s’interroger sur la diversité des représentations sociales qui caractérise des sociétés aussi différenciées que les nôtres, sans qu’il y ait à s’interroger non plus à quel " journaliste " les enquêtés pensent pour répondre à la question (le présentateur du JT ? le paparazzi ? le journaliste d’investigation ? celui de la presse à scandale ? etc.). Recueille-t-on vraiment des représentations sociales lorsque l’on demande aux enquêtés s’ils peuvent dire, " en général " (et en particulier ?), à propos " des nouvelles " (lesquelles ?) qu’ils lisent " dans un journal " (lequel, si toutefois ils en lisent un ?), que " les choses (?) se sont passées vraiment comme le journal le raconte ", et que l’on exprime cela sous la forme d’un pourcentage ?
Les enquêtés répondent, dans les sondages d’opinion, à la question qu’ils comprennent et non à celle qu’on leur pose. Si l’on considère, par exemple, la question suivante qui est posée régulièrement dans le baromètre : " A quelle chaîne de télévision (ou station de radio) faites-vous le plus confiance comme source d’information ? ", il est probable que cette question a été, de fait, retraduite par une large fraction de la population des enquêtés, par la suivante : " Quelle chaîne (ou quelle station de radio) regardez-vous (ou écoutez-vous) habituellement ? " comme semble l’indiquer la distribution des réponses qui est très proche des taux d’audience des chaînes (et des stations de radio) relevés par ailleurs dans les enquêtes de Médiamétrie. On dira qu’il y a là une nuance sans importance. En fait, le sondage transforme un simple " indice de fréquentation " en " indice de confiance ", des réponses sur des pratiques en jugement sur l’excellence journalistique de tel média ou de telle chaîne. Les sondeurs font comme si les enquêtés répondaient : " je fais confiance à telle chaîne, et uniquement à telle chaîne, comme source d’informations " (sous-entendu : au terme d’un examen de l’ensemble de l’offre proposée par l’ensemble des chaînes) alors qu’il ne s’agit pour une large part que d’une simple déclaration très simplifiée sur une habitude d’écoute qui n’implique pas nécessairement de jugement particulier sur la qualité de l’information et qui ne tient pas compte, en outre les pratiques irrégulières ou plurielles ou de la pratique du zapping qui affecte l’information comme n’importe quel programme.
C’est ainsi, par exemple, que le sondage va transmuter le fait que 41% des enquêtés regardent TF1 et les informations qui passent sur cette chaîne (ce qui est normal s’agissant d’une chaîne populaire) contre 7% pour Arte (ce qui est également normal pour cette chaîne qui s’adresse à un public plus cultivé et par là moins nombreux) en " 41% des Français font confiance à TF1 en matière d’information contre 7% seulement à Arte " (de là, sans même prendre la peine de regarder les informations -et le reste- de Arte, à vouloir supprimer une chaîne faisant un " score " aussi faible, il n’y a qu’un pas que certains, depuis longtemps, ont franchi). Il s’ensuit qu’une chute apparente d’audience d’un support sera lue comme une " défiance du public " à l’égard de l’information proposée par ce support alors que la baisse, à supposer qu’elle soit effectivement avérée, peut tenir à des causes qui n’ont rien à voir avec un quelconque jugement sur l’information. Ainsi, la chute de RTL (15% seulement des Français disaient en décembre 2000 " faire confiance à RTL comme source d’information " contre 19% l’année précédente) est due, en grande partie, comme le montrent les derniers sondages d’audience des radios, à l’éviction peu élégante de l’animateur d’une émission très populaire et très ancienne de cette station, les journalistes de la station qui n’ont pas substantiellement modifié leur façon de travailler, ayant cependant subi le contre coup, en terme d’audience, de cette décision prise par la direction des programmes de la station. Dira-t-on, l’année prochaine, l’animateur en question ayant été a nouveau réembauché par la station, que les Français font plus confiance dans les informations de RTL ?
Un public indifférencié
Autre cas de figure, il y a dans le libellé des questions, des distinctions qui peuvent avoir un sens pour les journalistes mais pas pour les enquêtés. Ainsi, est-ce que les enquêtés font bien la différence entre " faire le plus confiance pour avoir connaissance d’une nouvelle importante " et " faire le plus confiance pour expliquer en détail cette nouvelle ". Cette distinction ne trahit-elle pas plutôt l’inquiétude des commanditaires du sondage, qui appartiennent à la presse écrite, face à la forte concurrence des médias audiovisuels ? Les commanditaires n’espèrent-ils pas, en réalité, faire entériner " démocratiquement " par " le peuple " leur propre représentation du journalisme et la place de choix qu’ils voudraient bien pouvoir s’octroyer dans la division du travail journalistique entre presse écrite et presse audiovisuelle : s’ils reconnaissent que les médias audiovisuels sont supérieurs à la presse écrite pour annoncer les informations dans la mesure où ils peuvent faire vivre en direct les événements, ils revendiquent, pour la presse écrite, " le recul " et " la place " qui permet de mettre en perspective les événements. Seulement, à ce petit jeu, on n’est jamais sûr de gagner : cette année, le sondage n’a pas confirmé l’idée selon laquelle l’audiovisuel montrerait tandis que la presse écrite expliquerait.
Autre cas de figure où l’on peut mettre en évidence un détournement du sens des réponses qui est comme impliqué par la formulation même de la question. Le sondage posait entre autres la question suivante :
" Diriez-vous que les médias ont plutôt bien rendu compte ou plutôt mal rendu compte des événements suivants [on a indiqué entre parenthèses le pourcentage de ceux qui ont déclaré ’ plutôt bien rendu compte ’)
- La tempête de la fin de l’année dernière (84%)
- La grève des routiers et la crise du prix de l’essence (73%)
- Le naufrage de l’Erika (69%)
- Le conflit du Proche-Orient entre Israël et les Palestiniens (58%)
- L’allongement du délai légal de l’avortement (53%)
- Les thérapies génétiques sur l’embryon (49%)
- Les affaires de financement des partis politiques (la cassette de Jean-Claude Méry, les marchés d’Ile-de-France) (45%)
- Le voyage de Jean-Paul II en Terre Sainte (39%)
Ici, la question transforme les enquêtés en spécialistes de l’information, en professeurs des écoles de journalisme, en juges impartiaux de la fabrication de l’information, oubliant que la population, qui est socialement très différenciée, filtre les informations et les médias compte tenu de son niveau culturel, de ses intérêts pratiques et de ses options politiques. Autrement dit, les individus ne se demandent pas si les médias (lesquels ?) ont " bien rendu compte " ou non de telle ou telle information. Les prises de position doivent plus à l’intérêt pour une information donnée et aux clivages politiques qu’elle est susceptible de mobiliser. Faut-il vraiment s’étonner de constater que la quasi totalité des enquêtés (84%) estiment que les médias ont bien rendu compte de la tempête de décembre 1999, sujet consensuel par excellence, suscitant la compassion et la solidarité, alors qu’à l’inverse, il n’y en a que 39% seulement qui le pensent s’agissant du voyage de Jean-Paul II en Terre-Sainte, cette actualité qui intéresse sans doute la presse catholique, ne concernant qu’une fraction plus réduite de la population (42% des enquêtés sont d’ailleurs sans opinion sur le sujet contre 3% seulement pour la tempête).
De même, l’information sur l’allongement du délai légal de l’avortement, parce qu’elle concerne très inégalement la population, donne lieu à des jugements plus contrastés : le pourcentage de ’ sans opinion ’ s’accroît avec l’âge (22% pour les 65 ans et plus contre 13% seulement pour les 18-24 ans) ; de même, le sentiment que les médias ont " plutôt mal rendu compte " de ce sujet est plus élevé dans la population la plus directement concernée en terme de classe d’âge, passant de 53% pour les enquêtés âgés de 18 à 24 ans contre 21% seulement pour ceux qui ont 65 ans et plus. S’agissant du traitement du conflit au Proche-Orient, faut-il s’étonner de constater qu’il donne lieu à une appréciation fortement marquée par les attitudes politiques des enquêtés - comment pourrait-il en être autrement ? - 73% des enquêtés se déclarant proches de l’UDF estimant que les médias ont ’ bien rendu compte ’ de ces événements contre 46% seulement des enquêtés proches du Parti communiste, 20% de ceux qui se déclarent sans préférence partisane se disant sans opinion (contre 11% seulement en moyenne).
Enfin, dernier exemple, le jugement porté sur le traitement par les médias des thérapies génétiques sur l’embryon. Bien que 11% seulement des enquêtés ne se soient pas prononcés, il n’est pas sûr que tous ceux qui ont répondu aient vraiment compris de quoi il s’agissait et aient eu de ce fait le même référent en tête pour produire leur réponse. On constate cependant, dans les réponses, des appréciations variables selon le niveau de diplôme des enquêtés, 20% des titulaires du CEP étant ’ sans opinion ’ contre 9% des titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur, tandis que le pourcentage d’insatisfait croît continûment avec le niveau de diplôme, passant de 30% seulement chez les titulaires du CEP à 48% chez les titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur.
Transmuter la quantité en qualité
Mais le coup de force symbolique sans doute le plus massif et le moins perçu comme tel réside dans la lecture unifiante et globale qui est faite du sondage et des réponses obtenues, notamment dans les commentaires des sondeurs et dans les commentaires qu’en tirent les journalistes, et qui impose l’idée même que " les Français " puissent ainsi juger " leurs médias " et puissent voter à leur propos comme dans une élection politique.
Il y a, en fait, une pluralité de médias et des publics différents qui recherchent les médias les plus conformes, politiquement, culturellement et socialement, à ce qu’ils sont et à ce qu’ils recherchent. Il est normal que les cadres et professions intellectuelles, ou encore les titulaires d’un diplôme d’enseignement supérieur, soient plus nombreux que les ouvriers ou les sans diplôme à suivre avec un intérêt très grand l’information (respectivement 27% et 23% contre 14% et 13%). Il est normal que les cadres, les plus diplômés et les plus jeunes soient plus liés au journal ou à la radio qu’à la télévision, et plus précisément encore, plus liés à France Info ou à Arte qu’à RTL ou TF1. Etc. Et ce n’est pas parce que certains médias s’adressent à des catégories de publics quantitativement plus nombreuses que d’autres qu’ils font une information qualitativement meilleure. Chaque média a son public, Le Monde n’étant pas directement en concurrence avec Paris-Match, France-Soir ou Voici. Or, ce type de baromètre conduit à tout mettre au même niveau (quantitatif) et dans le même sac (économique) sous couvert d’une consultation prétendument " démocratique ", ce qui conduit à classer les médias comme on classe les meilleures ventes de livres non sans certaines contradictions engendrées par l’enquête elle-même. Ainsi, sur 100 personnes déclarant ne jamais lire ou rarement la presse, il n’y en a que 16 qui se déclarent ’sans opinion’ à la question portant sur la crédibilité des nouvelles lues dans un journal... [4]
L’information est un produit culturel, plus précisément intellectuel, qui est plus menacé que d’autres par les logiques politiques et économiques étant donné ses conditions de production et de diffusion. Le journaliste peut être poussé à rechercher l’approbation populaire (lecteurs, téléspectateurs, auditeurs), surtout parce que celle-ci est souvent génératrice de gratifications économiques bien réelles (les ventes progressent, l’audimat explose, et la carrière progresse). C’est peut être une des raisons de l’acceptation par la profession du baromètre : nombreux sont ceux qui, dans la profession, peuvent y trouver la justification de ce qu’ils font.
Pour rendre perceptible l’absurdité de ce baromètre s’agissant de la production des œuvres de l’esprit, il suffit d’en inventer un, sur le même modèle, mais pour " les livres " par exemple, cette désignation générique n’étant pas plus absurde que " les médias ". On imagine alors aisément le palmarès qui émergerait de cette littérature ainsi soumise au peuple, encouragé par les questions des sondeurs à voter sans complexe pour " le livre " qui mérite le plus leur confiance... Ce baromètre est en réalité, comme l’audimat, une invention de publicitaires pour les publicitaires. Mais alors que l’audimat - aujourd’hui le médiamat, instrument beaucoup plus sophistiqué - ne cache pas ce qu’il est et même le revendique sans fausse pudeur, le baromètre, bien qu’il obéisse à la même logique, avance sous les traits accortes de la démocratie et est supporté, non par des publicitaires mais par les fractions les plus " nobles " du journalisme, les moins soupçonnables de complaisance, les plus attachées à la déontologie.
Une opération marketing
En tout état de cause, pourquoi prendre au sérieux les résultats de ce baromètre sur la crédibilité des médias puisqu’ils vont surtout servir, pour les différents médias, de simple prétexte à des opérations de marketing éditorial comme c’est presque toujours le cas, quels que soient les sondages publiés. La commande et la publication d’un sondage par un journal a d’abord pour objectif de servir le journal. Le rôle de ce sondage sur l’information est semblable à celui des sondages dans l’information. Un sondage, pour les journalistes, relève moins de l’information que d’une opération promotionnelle (" exclusif : ce que pensent les Français sur...") ou politique (on se souvient du fameux article du Monde, en janvier 1995, qui avait titré : " Pour l’opinion, Balladur est élu président "). Le marketing éditorial, sans doute pour une part inconscient, était déjà visible dans la formulation même de certaines questions du sondage telle celle, par exemple, qui demandait aux enquêtés si les médias avaient " trop parlé " ou " pas assez parlé " de sujets comme la pédophilie, la nouvelle économie, les affaires de dopage dans le sport, la baisse du chômage, les journée Mondiales de la Jeunesse à Rome (la presse catholique s’interroge...), etc. Ou si les médias ont " plutôt bien fait " ou " plutôt mal fait " leur travail à propos de telle ou telle information. Selon la distribution des réponses, on imagine sans peine les réactions dans les rédactions en chef.
Mais surtout chaque média tend à ne citer que les chiffres qui l’arrangent avec les interprétations ad hoc qui l’arrangent. Ainsi, le présentateur-vedette de TF1 mentionnera le sondage, ne retenant que le fait que celui-ci plaçait sa chaîne " en tête " (41% contre 20% pour France 2 et 15% pour France 3), ajoutant même qu’elle gagnait " 3 points de confiance " par rapport à l’année précédente et remerciant les téléspectateurs de leur confiance. Ou alors organise autour de celui-ci une opération promotionnelle (" fait un coup " comme on dit). Télérama, par exemple, fera sa couverture sur le sondage, couverture qui sera reprise dans une grande campagne d’affichage publicitaire, l’hebdomadaire voyant, dans les " mauvais résultats " de l’année écoulée, une justification de la position critique qu’il adopte vis-à-vis des autres médias. Pour Le Nouvel Observateur, ce sondage marquerait un progrès de la vigilance démocratique des Français à laquelle l’hebdomadaire estime, bien sûr, contribuer activement : " Les Français sont devenus peu à peu des citoyens de l’information comme ils sont devenus des citoyens du droit : ils contestent, interpellent, portent plainte, réagissent, suggèrent... Ils ne suivent plus un JT comme une messe, ils ne lisent plus nos colonnes comme les versets de l’Evangile. " Etc.
Le journalisme est structurellement menacé, dans son autonomie, c’est-à-dire dans son effort pour produire une information sérieuse et indépendante, d’une part par l’univers politique qui depuis toujours et partout cherche à contrôler et à instrumentaliser à son service le monde de la presse, et d’autre part par le secteur économique qui, plus récemment, cherche à faire main basse sur les médias et à en faire des entreprises ordinaires depuis qu’ils sont devenus source de profits, directs ou indirects, importants. La logique du baromètre réussit ce tour de force d’imposer, en contrebande, comme principe de légitimité de la presse, une légitimité à la fois politique et économique qui contribue du même coup à affaiblir une légitimité professionnelle déjà fragile et qui peine à s’imposer. La conclusion logique que les journalistes devraient tirer de cette analyse est, bien sûr, de laisser là cette malheureuse initiative pour utiliser leurs ressources de manière moins autodestructrices et plus utiles. Mais au-delà de ce baromètre, ne devraient-ils pas s’interroger plus largement sur leur usage devenu trop banal des sondages, et sur les autres baromètres qu’ils financent ?
Patrick Champagne [5]