Parole contre parole
ENFIN ! Enfin des réponses des accusés, de vraies réponses que l’on peut lire, écouter, relire, méditer, confronter aux accusations. Enfin, sur trois pages, toute une impressionnante collection d’inexactitudes et d’approximations relevées dans le livre de Pierre Péan et Philippe Cohen. Enfin, plus de quinze jours après le début du séisme, la direction attaquée investit à son tour les médias, et multiplie les interventions. Il est trop tôt, à l’heure où nous bouclons cette chronique (jeudi en début d’après-midi, les trois pages rapidement lues), pour savoir si l’impact de cette minutieuse contre-attaque effacera des mémoires les images du souffle Péan-Cohen. Mais on peut craindre que subsiste une impression initiale de sidération, et de dérobade. Ces images d’Edwy Plenel au « Vrai Journal » de Canal Plus, par exemple. Non, il n’accorderait pas d’interview ; oui, il se consacrait à sa défense judiciaire. « Dans l’adversité, la famille c’est toujours bien. Ca console », lâche-t-il, filmé en caméra cachée (une caméra cachée dans les couloirs du Monde ! Sacrilège passé presque inaperçu dans la tourmente). « Même trente secondes ? », insiste le reporter. « Non, je vous fuis. » Et les images d’archives de défiler. Plenel jeune, Plenel moins jeune, Plenel aujourd’hui.
Parmi les images d’archives de Canal Plus qui illustrent la carrière de Plenel, celle du fameux Bernard Deleplace, syndicaliste policier des années 1980, que cette affaire fait resurgir des oubliettes. Le Plenel de la période Deleplace, le signataire de ces lignes l’a côtoyé. Il traversait en trombe notre bureau des reporters, rue des Italiens, son papier à la main, pour faire irruption dans le bureau des chefs, sur le coup de 10 h 30, toujours à la limite de l’heure du bouclage (fatidique heure de bouclage, hier comme aujourd’hui). On ne savait jamais s’il avait enquêté jusqu’à la dernière seconde, ou s’il s’agissait d’une ruse plenélienne pour éviter que l’article soit relu de trop près par les chefs. Les chefs tempêtaient, mais publiaient le papier. Pas le choix. L’investigation n’attend pas.
Quand Plenel traversait ainsi le bureau en trombe, l’œil fiévreux, c’était généralement parce qu’il tenait une interview de Bernard Deleplace. Ou une tribune libre de Bernard Deleplace. Ou le compte-rendu d’un congrès policier de Deleplace. Les reporters protestaient. Non qu’ils sousçonnassent quelque obscure turpitude, mais pour des raisons plus pragmatiques : les comptes-rendus des activités deleplaciennes leur en prenaient, à eux, de la place, dans les colonnes forcément limitées du journal.
Et nous voilà, aujourd’hui, écoutant Plenel raconter (au Point) ce « coup de foudre d’amitié ». « Bernard Deleplace est devenu un ami. C’est une exception dans mon parcours professionnel que j’assume. Est-ce que cette amitié m’a amené à faire des choses déontologiquement inadmissibles ? Non. Je n’ai jamais été ni le conseiller occulte ni le fabricant d’un quelconque journal de ce syndicat de police. »
Evidemment, nous avons envie de le croire, et même davantage que le duo de producteurs en série d’erreurs de dates et de prénoms. Mais, sans préjuger de la contre-contre-offensive, qui ne saurait tarder, rappelons ici une conviction de principe. En rester, fût-ce sur une seul point du livre, au « parole contre parole », ma version contre la tienne, serait une défaite du journalisme. C’est justement quand on est « parole contre parole » que commence l’enquête d’investigation, contradictoire, fouillée et indépendante, qui devra un jour ou l’autre trouver sa place dans ce journal. Ne serait-ce que pour une raison : si nous ne le faisons pas nous-mêmes, les autres ne se priveront pas de le faire à notre place, dans le collection de livres brûlots qui vont sans nul doute investir le filon découvert.
D.S.
Lire Le Monde censure Daniel Schneidermann et Deux précisions de Daniel Schneidermann.