Les médias dominants prétendent se réserver le monopole de l’information sur les médias. Et la plupart des journalistes n’admettent pour seules critiques que celles qu’ils consentent à formuler sur eux-mêmes. Le discours dominant des journalistes dominants sur la question des médias exagère presque toujours l’indépendance des journalistes à l’égard des pouvoirs et occulte corrélativement les rapports de propriété soumettant les médias à leurs propriétaires et à l’exigence du rendement.
Le combat contre la mondialisation capitaliste impose d’informer sur l’information.
I. Les médias et la mondialisation libérale
L’ordre néolibéral proclame la liberté de l’information depuis que l’Etat a renoncé à son monopole sur les moyens de communication audiovisuels. L’abondance des nouveaux réseaux et l’avènement de la société de l’information vaudraient promesse de pluralisme et garantie de la liberté d’expression. En réalité, les grands industriels et les grosses banques sont aux postes de commande, la concentration des médias s’accélère.
L’organisation de l’édition française est en voie de devenir un quasi-monopole d’Hachette. La commercialisation de chaînes de télévision par satellite pourrait être regroupée en une seule offre. Moins caricaturales, les situations de la presse et de la radio enregistrent les mêmes tendances : un nombre croissant de quotidiens régionaux obéit à un actionnaire identique (Socpresse ou Hachette) ; la presse professionnelle est aux mains d’un éditeur dominant, cédé récemment à un fonds de placement étranger ; la radio subit l’influence de trois ou quatre grands réseaux commerciaux ; la concentration du disque a abouti à un oligopole mondial.
Sous couvert de déréglementation, la disparition des monopoles publics fait place à l’édification de monopoles privés. Le pouvoir de l’information fait l’objet de ce transfert d’une puissance à l’autre. La télévision ne fait pas exception : le seul contrepoids à la puissance de TF1 continue d’être assuré par un secteur public dominé par la puissance de ses rivaux et contraint à redistribuer le produit de la redevance à des animateurs privés surpayés.
Les mêmes firmes sont présentes dans plusieurs catégories de médias. Des positions sont cumulées, par exemple par Vivendi Universal (audiovisuel, édition, multimédia, télécommunications) ; par Lagardère (édition, presse, radio et multimédia) ; par Bouygues (télévision et télécommunications) ; par Pinault (presse, télévision et distribution de produits culturels).
Hachette et Hersant-Dassault dominent la presse périodique et la presse et la télévision régionale. L’Express, créé pour soutenir Pierre Mendès France et combattre les guerres coloniales, vient d’être acquis par un marchand d’armes (Serge Dassault possède 30% de la Socpresse, propriétaire du groupe de presse que Vivendi vient de céder, et il a vocation a y devenir majoritaire). Les deux groupes français d’armement qui vivent des commandes de l’Etat, Dassault et Matra-Hachette, contrôlent près des deux tiers du tirage de la presse magazine hexagonale.
Deux quotidiens, Le Monde et Le Figaro, qui sont aussi deux groupes de presse ayant annoncé leur intention d’entrer en Bourse, n’ont cessé de nouer des alliances (y compris entre eux au plan publicitaire), de procéder à des acquisitions (Télérama, Courrier International dans un cas, L’Express, L’Expansion, l’Etudiant etc. dans l’autre). La concentration de l’un justifie la concentration de l’autre. Yves Chaisemartin, PDG de la Socpresse, a ainsi expliqué le rachat du groupe L’Express : " Je ne pouvais pas rester sans rien faire. Les projets du Monde m’obligeaient à réagir. " Après avoir dressé la liste des propriétés du " groupe Socpresse-Express ", Jean-Marie Colombani, PDG du Monde SA, a répliqué : " Que serait la position du Monde et son avenir si nous n’avions pas jeté les bases d’un regroupement ? "
L’emprise de groupes capitalistes n’est pas propre à la France. Aux Etats-Unis, six groupes contrôlent plus de la moitié du secteur de l’édition, de l’information et du divertissement. Au Mexique, au Brésil, au Venezuela, les médias orientent la vie politique. Dans ce dernier pays, ils ont même joué un rôle de premier plan dans l’organisation d’un coup d’Etat. Rupert Murdoch contrôle certains des périodiques britanniques et américains les plus diffusés (The Times, The Sun, The New York Post), un système de télévision par satellite (BSkyB) et un réseau de télévision et de cinéma (Fox). En Allemagne, Bertelsmann (édition, audiovisuel et services multimédias, n’a plus de concurrent depuis l’écroulement de Kirch. En Italie, Silvio Berlusconi qui, en tant que premier ministre, régit l’avenir des chaînes publiques est également propriétaire de trois des sept chaînes de télévision privées, de journaux et de maisons d’édition.
Qui nous dira par quel tour de magie les intérêts de telles entreprises (et la pratique du journalisme qui leur est soumis) pourraient se confondre avec les besoins de la liberté et de la démocratie ?
La question des médias est donc plus que jamais centrale pour qui veut comprendre les fondements de l’ordre néolibéral, économique et idéologique. Le combat d’Attac contre la mondialisation capitaliste l’oblige à intervenir sur ce terrain. Et à prendre en compte l’évolution que connaissent les médias, étroitement liée à l’action qu’un capitalisme financier mondialisé imprime aux domaines sans cesse plus étendus de l’activité sociale, intellectuelle et artistique.
Pas spectateurs, acteurs économiques
Les grands médias sont d’abord des entreprises qui opèrent conformément aux formes de management capitalistes (y compris en recourant de plus en plus souvent à des journalistes précaires). On imagine mal que des acteurs de premier plan de la mondialisation néolibérale en aient, dans la durée, une appréciation trop critique.
Récemment, les médias ont joué un rôle majeur dans la promotion de la nouvelle économie et dans la bulle boursière qui l’a accompagnée. Avant, la spéculation portait sur les tulipes, sur les chemins de fer, sur les emprunts russes, et les journalistes dominants y contribuèrent à leur manière. Mais ils n’étaient directement ni producteurs de tulipes, ni constructeurs de chemins de fer, ni courtiers d’emprunts russes.
Avec la dernière bulle spéculative d’Internet, les responsables de médias avaient intérêt à entretenir la frénésie parce que, cette fois, elle leur rapportait directement. A leurs journaux, radios et télévisions, tous courtisés en raison de leurs " contenus " (articles, sons, images) dont on escomptait qu’ils valoriseraient les tuyaux vides de la netéconomie. Dans ce secteur comme ailleurs, le retournement de conjoncture provoque des " plans sociaux ".
Au moment de la bulle, les rapprochements entre journaux, radios et télévisions se multiplient pour alimenter des portails ; Le Monde et Libération envisagent de faire entrer leurs filiales Internet en Bourse, puis, dans le cas du Monde et du Figaro, l’ensemble du journal. La tentation était forte : fin 2000, réunies, TF1, Canal + et M6 pesaient plus en Bourse que l’ensemble du secteur automobile. Des médias dont la valeur boursière enfle à l’infini et dont les recettes publicitaires explosent restent-ils capable d’analyser de manière critique, ou simplement circonspecte, une évolution économique (et sociale) qui lui profite à ce point ? Chacun se souvient des reportages éblouis sur la netéconomie et sur ces milliardaires en culotte courte.
La question de l’indépendance est-elle encore posée quand le directeur de L’Express admet : " Détenus depuis cinq ans à 100% par Vivendi Universal, nous étions à la merci des caprices de notre actionnaire " avant de se féliciter que Jean-Marie Messier n’ait jamais fait usage de son droit de " caprice ".
Pas analystes, propagandistes
Les médias dominants confortent de leur propre propagande les entreprises diplomatiques, voire guerrières des gouvernements occidentaux. Ils épousent leurs politiques capitalistes et maltraitent en conséquence les mouvements sociaux qui les contestent. S’ils remplissent ainsi directement une fonction idéologique, il arrive que la distinction entre intentionnel et involontaire soit plus difficile à effectuer
Ainsi, le matraquage racoleur sur le thème de l’" insécurité " (physique et pas sociale) visait d’abord à accroître l’audimat des journaux, radios et télévisions. Mais, avec le temps, il est devenu difficile pour les journalistes de prétendre qu’ils ignoraient les conséquences politiques et sociales de ce choix commercial. A titre d’exemple, le nombre de sujets des journaux télévisés américains consacrés aux homicides a augmenté de 474 % entre 1990 et 1999, à une période où le nombre des homicides a baissé. Ce matraquage a contribué au durcissement pénal du pays (allongement des peines de prison, peines automatiques, augmentation du nombre des exécutions). A ce stade, la responsabilité civique du journaliste est engagée. Il ne peut plus prétendre qu’il ne sait pas à quoi mène la priorité qu’il accorde aux faits divers sordides.
Dans la presse écrite et audiovisuelle française, le thème de " l’insécurité " a été deux fois plus médiatisé que celui de l’emploi et huit fois plus que celui du chômage au cours du mois de mars 2002, c’est-à-dire quelques semaines avant le premier tour des élections présidentielles. L’effet d’imposition produit par la déclinaison unique de tous les sujets sous l’angle de l’insécurité (école, jeunesse, transports, sports, quartiers populaires) est redoublé par un mode de traitement journalistique qui simultanément, escamote les questions relatives à l’insécurité sociale et économique (accidents du travail, infractions aux lois du travail, maladies professionnelles, chômage et précarité).
Les médias produisent et diffusent des marchandises. Cela entraîne plusieurs conséquences :
1. Les médias dominants diffusent des schémas de pensée marchands
a) Ils se présentent eux-mêmes comme des entreprises mercantiles : Les journaux et les radios, même publiques, parlent d’eux comme de " marques " et déterminent leurs priorités éditoriales en fonction de la " demande " des " consommateurs "..
b) Ils délèguent la formation des journalistes à leurs futurs employeurs
Les employeurs choisissent l’établissement auquel ils versent leur taxe d’apprentissage, déterminent l’admission des élèves en siégeant dans les jurys d’entrée, au conseil d’administration des écoles privées (au CFJ : Vivendi, Le Monde, L’Usine nouvelle). Ces écoles ont souvent pour souci prioritaire, non pas de préparer à une information citoyenne, mais de s’adapter aux " besoins des recruteurs ", de savoir " répondre aux évolutions du marché " et aux " nouvelles demandes des entreprises ". L’enseignement s’en ressent, nombre d’étudiants en souffrent : la culture générale a fondu, aucune critique de l’ordre médiatique ne subsiste.
c) Ils véhiculent " spontanément " une pensée de marché . La pensée unique, c’est le marché dans la tête. Car la censure est plus efficace quand elle n’a pas besoin de se dire, quand les contraintes sont intégrées par le journaliste, les espaces de liberté enclos, quand les intérêts du propriétaire miraculeusement coïncident avec ceux de l’information. Comme l’explique Alain Accardo, c’est sans pression apparente - ou en tout cas sans pression de tous les instants - que bon nombre de journalistes agissent tel le pélican qui " Pond un oeuf tout blanc. D’où sort, inévitablement. Un autre qui en fait autant. "
La pensée de marché a pour principale caractéristique de nier l’intérêt du débat démocratique en le confinant à une discussion sur les meilleurs moyens de mener la même politique.
d) Ils inscrivent la diffusion des valeurs et des normes marchandes, non seulement dans le domaine de l’information (auquel nous nous limitons ici), mais aussi dans ceux de la culture et du divertissement. Les journalistes n’en sont pas les seuls acteurs. Comment des médias, devenus support publicitaires, et qui structurent leurs rubriques et leur contenu en fonction de l’audimat, pourraient-ils agir différemment ?
La marchandisation de l’information a des effets plus directs encore :
2. Les médias dominants déforment la présentation de la réalité qu’ils prétendent observer
a) Les réalités internationales font l’objet d’un traitement de plus en plus épisodique et superficiel , parce qu’elles sont peu " vendeuses " en termes d’audience, alors même que le discours médiatique ne cesse d’invoquer la " mondialisation ", la " complexité " et le " métissage ".
b) La production de l’information est transformée en entreprise de diversion. Si l’information inclut naturellement faits divers, actualité sportive, météo et spectacles, ces éléments ont vu leur importance enfler en raison de leur côté consensuel et fédérateur d’audiences. Cette évolution a eu pour effets : *
- de réduire la place du politique dans l’information ;
- de soumettre les politiques (et les autres) à la tentation de multiplier les métaphores de la compétition, plus propres à exacerber l’esprit de concurrence et d’individualisme que celui de solidarité et d’équipe.
- d’exhiber comme modèles de mobilité sociale des vedettes populaires dont l’existence s’apparente à celle de patrons soucieux de promouvoir leurs " marques ", modèles qui contribuent à naturaliser les schémas marchands (achat et vente de joueurs, parrainages, publicité, contrats mirobolants).
c) L’invasion de la publicité affecte directement l’information elle-même. La publicité détermine les stratégies de groupe en accélérant leur concentration : les regroupements en cours autour du Monde et du Figaro doivent permettre à ces deux groupes d’atteindre la " taille critique " sur le marché publicitaire à un moment où ce marché semble se résorber (et donc être plus disputé). De plus en plus massive, la publicité constitue par elle-même une injection directe d’idéologie marchande et sexiste. En outre :
- elle détermine les nouvelles maquettes de la presse, souvent conçues pour répondre à une attente des annonceurs, ou pour la devancer.
- elle pèse lourdement sur le contenu rédactionnel. Ainsi, l’ " information positive ", le " journal des bonnes nouvelles " sont des avatars publicitaires destinés à créer un environnement propice à la consommation.
- elle accélère la ségrégation sociale. Les médias privilégient déjà les intérêts des catégories sociales les plus aisées ; le rôle de la publicité conforte ce biais en ciblant les lecteurs à fort pouvoir d’achat.
3. Les médias dominants confortent les valeurs conservatrices
Les grands médias sont un outil d’acclimatation idéologique d’autant plus puissant que la façon même de produire de l’information et de naturaliser certaines " contraintes " dites " professionnelles " (faire court, faire imagé, faire de l’audience, faire plus vite que la " concurrence ") conduit à conforter une vision du monde conservatrice, que Pierre Bourdieu appelait une " politique de la dépolitisation ". Traitement accru des faits divers, personnalisation de la politique : la distinction entre un pôle " sérieux", " de référence " et un pôle " racoleur ", commercial, ne cesse de se réduire.
a) Les médias construisent, à grand renfort de sondages, une " opinion pour médias " A défaut d’enquêtes au long cours, ils préfèrent observer la société française par le biais de sondages qui, en posant aux personnes interrogées des questions qu’elles ne se posent pas toujours, servent à légitimer les sujets de prédilection des journalistes. Tout matraquage médiatique est suivi d’un sondage qui atteste que le sujet matraqué et sa présentation " révèlent " une préoccupation de l’" opinion ", préoccupation que les journalistes soumettent ensuite aux responsables politiques en les sommant de répondre. Un tel usage des sondages, destiné à " finaliser " les produits idéologiques qu’on veut vendre aux consommateurs, coïncide avec les méthodes du marketing.
b) Les grands médias entretiennent le culte de l’individu au détriment des mouvements collectifs : Ils entretiennent le culte de l’individu, même pour rendre compte des mouvements qui luttent contre la logique individualiste. La tendance à la délégation de parole dans les organisations du mouvement social est alors amplifiée par le comportement des journalistes.
c) Les grands médias entretiennent des réseaux de connivence entre journalistes et essayistes néolibéraux . Ces réseaux contribuent à l’imposition dans le débat public de schèmes de pensée et de thèmes obligés : " populisme ", " antiaméricanisme ", refus de l’ " archaïsme ", " anti-mondialisation ", urgence de rattraper les " retards ", etc. L’occupation de la scène intellectuelle par des penseurs qui se consacrent aux médias qui les consacrent exclut ceux qui pensent " mal " ou ne traitent pas les médias avec déférence en même temps qu’il impose ceux qui pensent " bien " et se montrent dociles à l’égard de la presse et de l’argent.
En résumé : L’action des médias au service de la domination capitaliste opère par la défiguration, consciente ou non, de la réalité dont les médias prétendent être les miroirs.
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Suite du texte (deuxième et dernière partie) : II. Attac et l’information