Accueil > Critiques > (...) > Contre-réformes et mobilisations de 2003

Contre-réformes et mobilisations de 2003

Le Monde s’insurge contre la contestation sociale

Dans l’édition du Monde datée du dimanche 25-lundi 26 mai 2003, page 26, sous la signature d’Eric Le Boucher, une Chronique de l’économie intitulée « Retraites : le goût français pour l’affrontement  », nous offre sur cette question de « goût » une leçon qui n’a rien à envier à celles que l’on peut lire dans les colonnes du Figaro.

Pour Eric Le Boucher, le projet de contre-réforme du gouvernement Raffarin n’est pas un projet parmi d’autres, possibles et souhaitables : c’est « la » réforme. Une réforme qualifiée d’« indispensable » et de « pénible » : « pénible » certes, mais qui « ne peut que l’être ». Peu importe pour qui. Inutile d’examiner les analyses différentes, parfois exposée dans les pages « Analyses & forums ». L’argument démographique est repris tel quel, sans tenir compte des gains de productivité, ni du partage de la valeur ajoutée, pourtant en nette défaveur des salariés depuis 20 ans [1]. De fait, « la » réforme ne peut être qu’une combinaison de « trois solutions désagréables » : augmentation de la durée du travail, augmentation des cotisations (pour qui ?), abaissement des pensions.

Certes, vu la découverte de « nouveaux métiers pénibles » (santé, éducation), il faudra faire des « concessions sur les profs ». Mais de manière générale, pour M. Le Boucher, les sacrifices des salariés sont inévitables. Quant à la politique de Raffarin, elle est tout simplement admirable.


Zélateur zélé du gouvernement

N’allez pas croire que pour Eric Le Boucher les options libérales du gouvernement Raffarin et les intérêts que sert sa politique méritent examen. Au contraire, le gouvernement, défenseur de l’intérêt général, ne souhaiterait que le bien des Français. Certes, il a « accumulé des bévues sur le dossier de la réforme des retraites » et « maladroitement accumulé sur la table au même moment trop de projets affectant les fonctionnaires ». Certes, il « n’a pas su, non plus, mener la pédagogie nécessaire auprès des Français, comme le souligne justement Alain Juppé ». Que ces « bévues », « maladresses » et insuffisances soient la conséquence d’une politique délibérée et que celle-ci, de l’aveu même de Raffarin, vise à infliger une défaite majeure aux salariés (« Il est temps qu’un gouvernement de droite remporte une victoire sociale importante » [2]), est sans importance pour l’admirateur d’Alain Juppé, soudainement promu « expert » ès négociations. Ou plus exactement ès « pédagogie ». Car il est bien connu que le peuple est ce grand enfant auquel le gouvernement doit enseigner ce qu’il doit vouloir. En étroite concertation avec ces journalistes qui veulent partager avec lui un devoir de paternalisme. Avec le concours de la publicité. Car tout à son labeur de pédagogue auxiliaire, Eric Le Boucher a découvert, pour évoquer la campagne de propagande publiée par le gouvernement dans la presse, une expression innovante : « campagne d’explication publicitaire ». « Explication publicitaire » : la contradiction dans les termes n’effraie pas les adeptes de la pensée de marché.

Quant aux adversaires de la noble ambition du gouvernement, ils seraient bien inspirés d’écouter... Eric Le Boucher, éclaireur éclairé du peuple et conseillé attristé du Parti socialiste.

Eclaireur éclairé du peuple

Malheureusement, peu attentive à la nécessaire pédagogie, « l’opinion n’a pas mûri, sa conviction du besoin de changement reste confuse et rétive ». Face au gouvernement et à ses sages conseillers : l’opinion. D’un côté, la clarté et l’audace ; de l’autre, la confusion et la rétivité. Cette opinion qu’Eric Le Boucher connaît si bien par sondages a cependant une « conviction du besoin de changement ». Mais les Français, opportunément transformés en « opinion », se conduisent encore comme de vrais gosses. Ils sentent bien que les choses doivent changer, mais rien n’est bien clair dans leurs petites têtes, et quand on les amène au bord du gué, ils renâclent et ils reculent. Comme les choses seraient simples si nos chers concitoyens prenaient la peine d’écouter les sages conseils de Jean-Marc Sylvestre ou d’Alain Touraine !

Cette opinion immature est la proie de désirs infantiles. Les Français n’aiment pas le travail : cette « valeur » si bien défendue par le gouvernement qu’Eric Le Boucher s’est laissé séduire par une « explication publicitaire » qui oublie opportunément d’évoquer l’ampleur du chômage, l’extension du travail précaire et du travail à temps partiel, la détérioration des conditions de travail, la multiplication des préretraites imposées. Qu’importe tout cela : la vérité, c’est que les salariés sont gagnés par une paresse inexplicable. Aussi quand Eric Le Boucher se risque à livrer une des causes de la radicalisation du mouvement, c’est pour mettre en avant une « volonté farouche des Français de partir tôt à la retraite » qui paraît totalement irrationnelle. Le reste suit : les 35 heures du gouvernement Jospin ont « sacralisé le loisir » (il devrait en toucher un mot aux salariés qui doivent se contenter d’un temps partiel pour survivre), les préretraites sont « populaires » (à croire que les salariés en étaient les premiers demandeurs) et la retraite à 60 ans semble « une borne en acier trempé ».

Mais Eric Le Boucher est un esprit rebelle, prêt à briser tous les interdits, à l’exception de ceux qui font barrage à la propagande gouvernementale et patronale. Patelin et subversif, il se demande « s’il est possible de demander à chaque Français un peu plus de travail ou si le temps de travail est devenu un tabou ». Car le chômage à temps complet et le travail à temps partiel s’expliquent sans doute par ce tabou que chaque Français s’obstine à respecter ... Le principaux problèmes ne sont pas le chômage, le sous-emploi, la précarité. Non : le principal problème réside dans la tendance naturelle des Français au laisser-aller. L’ennemi ? Cet « esprit de jouissance » que dénonça l’Etat français il y a quelques décennies. Salariés, encore un effort pour être de bons ascètes !

Conseiller attristé du Parti socialiste

L’opposition du PS à la « réforme » déçoit notre analyste. Peu nous importe ici d’expliquer une opposition qui a attendu le mouvement social pour s’exprimer. C’est la tristesse d’Eric Le Boucher qui doit mériter notre attention et notre compassion.

Premier motif de tristesse : Le Parti socialiste ne brandit plus officiellement comme d’incontournables textes de références les orientations du rapport Charpin ou celui du Conseil d’orientation des retraites (COR), publiés sous le gouvernement Jospin. Virage tactique ou évolution de fond ? La question est légitime. Eric Le Boucher tranche : dérive démagogique.

Deuxième motif de tristesse, donc : la raison de cette dérive. Et là, l’éclaireur du peuple tient une explication : parce qu’il partage les analyses libérales qui rendent le sacrifice des droits des salariés inévitables, il ne voit dans l’actuelle stratégie des dirigeants socialistes qu’une manière de « séduire les militants ». Aussi aveugles, on l’a compris, que « l’opinion ». Aussi facile à « séduire » que l’opinion par des promesses démagogiques.

Le mépris de M. Le Boucher n’a d’égal que sa condescendance. Mais est absorbé par sa révolte.

Contestataire révolté de la contestation sociale

Quand il évoque tous ceux qui manifestent et se mettent en grève contre la « réforme » Raffarin-Fillon, notre analyste se déchaîne. FO ? Un « clan ». Les opposants ? Des « gauchistes ». Le refus de la contre-réforme ? C’est choisir « l’immobilisme sur les retraites et le maintien du centralisme dans l’éducation ». Un éloge du mouvement rétrograde et de la décentralisation destructive qui recourt aux mêmes arguments que ceux des éditorialistes du Figaro.

Et pour faire bonne mesure, si les grévistes et les manifestants maintiennent leur opposition aux sages projets gouvernementaux, s’ils sont si rétifs à la « pédagogie », c’est qu’ils sont victimes de la « manipulation ». L’absence du terme relève d’une simple omission. En revanche, Eric Le Boucher tient le « coupable » : l’extrême gauche, ennemi désigné mais non identifiable, tant le terme est vague et élastique à souhait. Ainsi Eric Le Boucher voit dans le maintien et la radicalisation de la contestation, un « nouveau succès de la stratégie de l’extrême gauche à tout amalgamer ». Les fameuses « grèves par procuration » du public en faveur du privé en 1995 ? C’est son « invention » (autrement dit, de la propagande). La menace du démantèlement des services publics, la suppression de postes de fonctionnaires ? Un « discours globalisant, passionnel et faux », où « les rumeurs, les révélations, les fausses démonstrations, les slogans valent vérité ». Le gouvernement, lui, n’aurait qu’à opposer des « démentis de bonne foi »...

Tout cela est asséné sans le moindre argument. Où l’on peut voir un « nouveau succès de la stratégie journalistique de marché à tout amalgamer »  : des syndicats ou des publications aussi divers que FO, la CGT, l’UNSA, SUD, la FSU, Le Monde diplomatique, Charlie Hebdo ou Politis, manipulés par le PCF, les Verts, Lutte Ouvrière, la LCR ou le Parti des Travailleurs ?

Il ne reste plus à Eric Le Boucher qu’à conclure par les poncifs réactionnaires habituels sur « la France qui préfère la révolution aux réformes, la guerre sociale aux compromis ». Une telle préférence aurait disparu du secteur privé suite à sa « modernisation » (autre nom des régressions sociales imposée par le patronat) et ne survivrait plus « que dans la fonction publique ». Eric Le Boucher de préconiser alors plus de « transparence  » ( ?), et surtout cette stratégie : «  défaire la tentation populiste » (le mot est enfin lâché). Tout autre sortie de la crise est alors assimilée, selon une expression que l’on doit à notre admirable chroniqueur du Monde, à une sorte de « 21 avril social ».

Le mouvement social et le Front National, même combat ?

Ne contestons pas à Eric Le Boucher le droit de rédiger dans Le Monde, sous forme d’une tribune libre, un supplément aux articles du Figaro. Mais demandons nous simplement, puisqu’il ne s’agit pas d’une tribune libre mais d’une chronique, ce qui, en l’occurrence, distingue encore Le Monde du Figaro.

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

A la une

Sortie du Médiacritiques n°52 : Médias et écologie

À commander sur notre site ou à retrouver en librairie.

Portraits de journalistes dans Libération : entre-soi et complaisance

Starification et dépolitisation.