De leur mince répertoire d’expressions convenues, nombre de journalistes ont extrait ces dernières semaines " la galère " et les " journée[s] noire[s] dans les transports ". Dans quelques mois, ils ressortiront de leur herbier le " chassé croisé des juillettistes et des aoûtiens ". Mais jusqu’au 13 mai dernier, les journaux télévisés de France 1 et France 2 commençaient systématiquement leurs séquences consacrées au mouvement social naissant par des considérations sur la circulation automobile et la garde des jeunes enfants.
Depuis, il semble que les journalistes professionnels aient dû se rendre à l’évidence : il est difficile de réduire un mouvement capable de fédérer des centaines de milliers de personnes à ses seuls effets. Il leur a donc fallu feuilleter fébrilement leur répertoire. Ils en ont finalement extrait " grogne sociale ", qu’ils déclinent volontiers en " grogne enseignante ", puisque l’Education nationale est visiblement concernée et la plus visible dans le mouvement.
Connotations et champ lexical
Or, les journalistes professionnels sont des professionnels du langage. Leur pouvoir de nomination est fort. Le fait qu’ils utilisent tel terme plutôt que tel autre produit des effets considérables. En l’espèce, l’usage de " grogne " est intéressant à plusieurs titres [1].
De façon liminaire, il convient de préciser ce que représente " grogne " du point de vue lexicographique. Deux dictionnaires usuels l’explicitent :
- Larousse : n. f.. Fam. Expression de mécontentement : la grogne des commerçants.
- Le Robert : n. f. (XIVe ; de grogner). Fam. Mécontentement exprimé en grognant. " La hargne, la rogne et la grogne " (de GAULLE).
Les journalistes professionnels font donc état de l’expression d’un mécontentement, notamment de la part de ceux qu’ils identifient comme des enseignants.
Premier problème : le mouvement dans l’Éducation nationale ne concerne pas les seuls enseignants.
Ensuite, un mot fait généralement partie d’un champ lexical qui va en partie conditionner ses connotations. Dans le cas de " grogne ", ce terme évoque bien vite : grognard, grognasser, grognement, grogner, grognon, grognonne, grognonner et bien entendu : groin.
A leur origine, on trouve grunditus, substantif latin qui désigne un des sons émis par les porcs. Cette étymologie est directement présente dans " grognement ", qui désigne le cri des porcins d’après le dictionnaire Larousse, et dans grogner, qui signifie " pousser son cri, en parlant du cochon, du sanglier et par extension de l’ours " mais aussi " émettre un bruit sourd, une sorte de grondement. Chien qui grogne ", d’après Le Robert.
Deuxième problème : à travers leur usage de " grogne ", les journalistes professionnels esquissent une réduction, une animalisation d’un groupe social en action.
Les journalistes professionnels, Fillon et Aristote
Or, cette réduction - certes non explicite et probablement très involontaire - peut être lue dans une perspective politique. En effet, elle évoque l’analyse que fait Aristote lorsqu’il traite de ce qui fonde le politique, lorsqu’il distingue radicalement les animaux doués de parole et ceux qui n’ont que la voix, que le son :
" Seul de tous les animaux, l’homme possède la parole. Sans doute la voix est-elle le moyen d’indiquer la douleur et le plaisir. Aussi est-elle donnée aux autres animaux. Leur nature va seulement jusque-là : ils possèdent le sentiment de la douleur et du plaisir et ils peuvent se l’indiquer entre eux. Mais la parole est là pour manifester l’utile et le nuisible et, en conséquence, le juste et l’injuste. C’est cela qui est propre aux hommes, en regard des autres animaux : l’homme est le seul à posséder le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Or, c’est la communauté de ces choses qui fait la famille et la cité " [2].
Ce passage met en évidence la place centrale de la parole et donc du pouvoir des instances de légitimation de la parole dans le politique. Un des aspects du pouvoir est bien, en dernière instance, de discriminer qui a voix au chapitre et qui est condamné à voir sa parole considérée comme du bruit et donc à ne pas compter [3].
Gens qui parlent et gens qui grognent
Or, en qualifiant de " grogne " l’action et la parole de centaines de milliers de personnes en mouvement, les journalistes professionnels corroborent l’attitude du gouvernement qui fait celui qui n’entend pas. Qui fait celui qui n’entend que du bruit là où il y a une parole politique. Ainsi François Fillon, tout auréolé de son image " sociale " - qu’il s’est construite et qui a été construite par de bienveillants journalistes professionnels - peut-il prétendre n’entendre aucune alternative à ses propositions en matière de retraite. Les manifestants font du bruit, ils ne parlent pas. La " rue " " grogne " mais est incapable de produire une pensée, une parole, une action politique.
Ils confirment également le déni de politique de cette action et de cette parole lorsqu’ils reprennent telles quelles les expressions du gouvernement qui feint de ne voir - pour ce qui concerne les personnels de l’Éducation nationale - que l’expression d’un " malaise ", d’un " désarroi ". On retrouve là les propos d’Aristote qui reconnaît à la voix animale l’incapacité à exprimer autre chose que douleur ou plaisir.
On retrouve là aussi un des ressorts de disqualification de la dimension politique les plus à l’œuvre de nos jours : l’individualisation et la psychologisation des rapports sociaux. Si les enseignants grognent, c’est par douleur et non parce qu’ils ont quelque chose à dire.
Il est fâcheux que les grands quotidiens, stations de radio et chaînes de télévision aient comprimé leurs effectifs journalistiques au point de ne plus disposer de véritables spécialistes capables de suivre dans la durée les secteurs de la société actuellement mobilisés. Il est fâcheux que la formation des futurs journalistes professionnels soit à ce point tournée vers la production de chargés de communication interchangeables [4] .
Car en ces temps d’exacerbation des conflits sociaux, les porcs en ont assez des moutons qui hurlent avec les loups.
Arno Gauthey
(27 mai 2003)