Libération régule
Patrick Sabatier, dans Libération daté du 16 aôut 2003 ; un éditorial sobrement intitulé « Dérégulés » explique que la fragilité d’un réseau américain a pour origine « la dérégulation du marché de l’énergie ». Point de départ : « La production d’électricité a été privatisée, mais la distribution en reste publique ». Suit l’explication des méfaits de la dérégulation :
« La réduction du rôle de l’Etat et de ses dépenses, chères aux idéologues libéraux qui entourent George W. Bush, empêche ces investissements publics lourds. La recherche des prix les plus bas, et des profits les plus élevés possibles, par la concurrence du marché vont à l’encontre de dépenses d’infrastructure à long terme, forcément colossales, et d’exigences sévères en matière de fiabilité et d’entretien du réseau. (...) Tout le monde veut avoir accès à toujours plus d’électricité, mais personne ne veut payer la facture. »
Et Patrick Sabatier de conclure :
« L’exemple américain rappelle que la privatisation d’EDF et la dérégulation du marché de l’électricité, dont le gouvernement (et l’Union européenne) fait sa religion, ne sont pas sans risques. Il convient de débattre plus sérieusement de la manière dont la puissance publique, garante de l’intérêt général, continuera d’assurer que les intérêts à court terme du marché ne mettent pas en danger un bien public vital. »
Ouf ! On a craint un instant que Libération se prononce contre la privatisation d’EDF. Il n’en est rien : Libération en appelle seulement à une débat.
Le Monde régule
Le Monde dans son édition du 17 août tire - c’est le titre de l’éditorial - « Les leçons d’une panne », dans des termes presque identiques à ceux de l’éditorial de Libération
Extrait :
« Le plus gros consommateur d’énergie du monde s’est toujours soucié de ses sources d’approvisionnement. Il a construit des centrales de production mais ne s’est guère préoccupé de l’acheminement de l’électricité, car ce n’est pas une activité rentable. »
Curieusement Le Monde attribue au « plus gros consommateur d’énergie du monde », et non à ses entreprises privées et au très libéral gouvernement des Etats-Unis, le mépris des activités non rentables.
Pourtant Le Monde conclut par une mise en garde :
« Il ne servirait à rien de pointer les défaillances du réseau électrique américain, car ce qui s’est produit en Californie et à New York s’est déjà produit en France en 1978 et risque de se répéter chez nous, ou ailleurs en Europe. Nous ne sommes pas à l’abri de pannes généralisées. En particulier si l’électricité devait passer sous la loi d’un marché totalement dérégulé et perdre sa spécificité de service public. Là comme ailleurs, il revient aux Européens de tirer la leçon de la défaillance nord américaine. »
Ouf ! On a craint un instant que Le Monde se prononce contre la privatisation d’EDF. Il n’en est rien : Le Monde s’inquiète seulement des effets de la « loi d’un marché totalement dérégulé ».
Les Dernières Nouvelles d’Alsace régulent
Sous le titre « Humilité électrique » (sic), le quotidien strasbourgeois, le 17 août 2003, propose un éditorial en rupture (probablement temporaire) avec le ton habituel adopté par les éditorialistes maison [1]. Qu’on en juge...
Olivier Picard, auteur du papier en question, entame par un paragraphe somme toute assez convenu, se demandant si « ce début de XXIème siècle devait être celui de la modestie devant les pieds de nez de l’Histoire ». Il cite les gigantesques pannes électriques qui ont récemment affecté l’Est des Etats-Unis et du Canada, ainsi que les attentats du 11 septembre 2001, pour faire entrevoir la dépendance, donc la fragilité de nos civilisations qui reposent de plus en plus sur des technologies complexes, dont le moindre dysfonctionnement est source d’ennuis décuplés.
Et de poursuivre :
« Et voilà d’ailleurs qu’elle [la France] craint des coupures d’électricité parce que ses centrales nucléaires [...] ont dû ralentir ou stopper leur production. Faut-il pour autant baisser les bras devant les incertitudes congénitales (sic) de ce nouveau siècle ? Non. »
Alors, que faire ? Faut-il entonner un hymne au libéralisme triomphant de l’adversité naturelle ?
Que nenni : « Ces épisodes inattendus rappellent en tous cas à ceux qui l’oublieraient à quel point le contrôle des grandes infrastructures collectives à tout intérêt à rester public. »
N’était l’imprécision sur ce qu’on peut entendre par « contrôle », on se prendrait à rêver. On est dons curieux de lire la suite, en espérant ne pas être déçu :
« Si le réseau américain est devenu vétuste au point de jonction, c’est parce que la dérégulation du marché de l’électricité et la privatisation de son attribution ont découragé les investissements nécessaires mais jugés insuffisamment rentables. En Grande-Bretagne, la privatisation des chemins de fer s’est traduite par de multiples dysfonctionnements, des accidents, et au bout du compte l’effondrement de la qualité du service rendu aux voyageurs. Ces deux exemples, très concrets, devraient inciter le gouvernement à y regarder à deux fois avant de se lancer à corps perdu dans la privatisation d’EDF. »
Eh bien ! Divine surprise ! Ne boudons pas notre plaisir, et saluons un tel discours comme il se doit...
Dommage seulement que, peut-être intimidé par sa propre témérité, Olivier Picard se croie obligé de tempérer son propos pour finir : « Les motivations économiques, la logique industrielle et les exigences européennes - au demeurant tout à fait recevables - du premier fournisseur d’électricité en Europe ne doivent pas occulter d’autres impératifs, moins visibles, mais tout aussi essentiels. »
Un retour à la normale s’annonce déjà à travers les « motivations économiques [...] tout à fait recevables »... Fin de l’intermède ?
Faut-il comprendre qu’il faut refuser la privatisation d’EDF ou qu’il faut seulement refuser de s’y « lancer à corps perdu » ?
C’était dans notre série « il y a de la nuance et de la prudence dans la pensée libérale unique et les médias qui la diffusent ».