Les otages et le journaliste
En ce jour de grève à l’Université, le 28 mai dernier, Le Courrier picard publiait un micro-trottoir modèle. Où ne manquait aucun cliché :
Didier (prénom modifié par crainte de « représailles »), entamait avec un fort usé : « C’est vraiment dégueulasse. Je suis pris en otage… »
Comme on tardait à le fusiller, Jean-Michel en rajoutait une louche : « L’on m’interdit violemment de passer mes examens. Mais où est la liberté ? »
Comme on tardait à le jeter au cachot, Marie montait d’un cran : « Où est donc la démocratie ? Où est donc le respect des autres ? C’est une attitude irresponsable… Je ne suis pas en colère, je suis écœurée, atterrée par ces réactions totalement indignes… »
Comme on tardait à la bâillonner, elle poursuivit : « Regardez, cette jeune fille, à côté de moi, elle est effondrée. »
Un paquet de kleenex dans la poche droite, un autre dans la gauche, le rédacteur s’avance - et c’est plus pathétique qu’une inondation à Abbeville : « Juste à côté de cette étudiante, Anne pleure : ’On fout en l’air mes années d’études.’ »
Deux exams de psychologie annulés, et aussitôt c’est la République qui tremble !
Les oublis
L’article est long : une page entière.
Il trône en page 2, autant dire la « vitrine » du journal.
Et pourtant, ça reste du Courrier picard : on n’y apprend rien.
Jamais ne seront énoncés les buts du mouvement : retraites ? décentralisation ? réforme de l’Université ?
Pas plus que, bien sûr, ne sera décrite l’Assemblée Générale de cette journée : « L’amphi 600 était bourré à craquer, raconte Jean-Michel Eloy, enseignant de linguistique. A titre personnel, j’étais plutôt opposé au blocage des examens. Mais une très large majorité s’est dégagée, environ les quatre cinquième. »
Et nulle part, dans ces quatre colonnes, un étudiant gréviste n’est interrogé. Pas davantage un enseignant. Pas même la direction de l’Université. Autant d’interlocuteurs qui n’ont remarqué aucun journaliste du Courrier : « Il a fait ça par téléphone, suppose une administrative. Sa femme se trouvait dans l’amphi. »
La parole est donc laissée aux seuls « otages », privés d’UV par un « commando (sic) d’étudiants, environ une vingtaine » - eux-mêmes téléguidés par « quelques professionnels de la politique, comme ceux de la Ligue communiste révolutionnaire » qui tiennent des « petits piquets de grève ».
« C’est faux ! s’indigne une membre de l’UNEF. Ce matin-là, Alain Maillard (ndlr : chef de file de la LCR) n’était même pas présent. »
Circonstances atténuantes
Contacté par téléphone, Jacques Goffinon explique ce choix éditorial : par un non-choix.
– J.G. : « Il n’était pas prévu que je fasse ce papier. Je revenais d’un reportage à l’hôpital, sur la cigarette et le cancer. En rentrant, j’ai aperçu une jeune fille assise sur le trottoir. Tous ses membres tremblaient, et j’ai d’abord cru à une agression. Je l’ai interrogée, avec ses amis - et quand j’ai raconté ça à mon rédacteur en chef, il a trouvé que ça serait pas mal. »
– Fakir : « Mais ce qui gêne, c’est l’absence d’équilibre. Y a pas le point de vue des grévistes, y a pas les causes, y a pas l’AG… »
– J.G. : « En tant que délégué syndical, c’est quelque chose à quoi je suis sensible. D’ailleurs, dans le journal du jeudi, Benoît (Delespierre) a fait un travail plus soutenu. Mais vous connaissez ça, avec les 35 h, les congés, bien qu’on soit huit en théorie, au service reportage, concrètement, on se retrouve à deux. Alors, suivre une AG, oui, mais il faudrait rester à la fac, passer du temps… »
– Fakir : « Dans ces conditions, vous êtes poussés au micro-trottoir… »
– J.G. : « Là, je suis entièrement d’accord. Quand vous êtes deux, qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? J’avais deux pages rédactionnelles à assurer, moi, ce jour-là. »
– Fakir : « Donc ça produit une perte de qualité… »
– J.G. : « Je suis entièrement d’accord. Et si jamais Fakir recrute dix rédacteurs… »
Autant d’arguments pertinents, et bien reçus. Néanmoins, notre quotidien régional tranche sans hésiter (« quelques professionnels de la politique »), généralise dès le titre (Les étudiants : « C’est vraiment dégueulasse… On est pris en otage ! »), offre une image du mouvement en Picardie… Et d’où vient, toute cette autorité ? D’un quart d’heure passé aux abords des facs ! Pareil bâclage réclamerait, au moins, un ton moins empreint de certitude…
Et au mieux, rêvons, que le Courrier nourrisse une autre ambition éditoriale que de remplir ses pages. Vite et mal.
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