Lancinante petite musique des chroniques économiques
Dès le réveil, le discours économique diffusé à la radio conforte le désenchantement à l’égard de l’action politique. En nous demandant de saluer les « décideurs » de la modernité, espère-t-on nous décourager d’agir par nous-mêmes ? « Dans un monde de plus en plus éclaté, froid, dur, la radio transmet un message de chaleur, apporte à la foule solitaire un surcroît de compagnonnage. » Philippe Labro, vice-président de RTL
Nos réveils manquent de poésie : ils réfutent les rêves de nos nuits. Au lieu d’être bleue comme une orange, la Terre tinte telle la tirelire d’un enfant riche. Car, avec les chroniques économiques, ce n’est pas n’importe quel bruit qui à la radio nous accueille. La chronique économique est une musique.
Matinale et regroupée : RTL ouvre la marche à 7 h 20, suivie par France-Inter et France-Info à 7 h 25, BFM à 7 h 40, Radio-Classique à 7 h 52, Europe 1 à 7 h 55. Une telle fenêtre de tir est providentielle puisque, entre 7 heures et 8 heures, la radio obtient ses meilleurs indices d’audience [1].
Le chef de l’Etat ayant évoqué l’existence d’une « fracture sociale », il est entendu qu’il y a deux France. La radio n’en disconvient pas. Mais il lui arrive de ne pas situer la faille là où on l’imagine. Ainsi, un matin, on entendit : « Le problème pour la France, c’est qu’aujourd’hui il y a deux catégories de passagers dans l’avion économie. Il y a les ménages, les consommateurs qui manifestent une confiance formidable dans l’avenir parce qu’ils ont de l’argent à dépenser. Et puis il y a les chefs d’entreprise qui, eux, sont loin d’avoir un moral d’enfer. [...] Bref, la France économique est coupée en deux » « Bref », François Pinault (un chef d’entreprise) n’avait pas le moral pendant que ses salariés (des consommateurs) manifestaient une « confiance formidable ». Enfin une information heureuse !
On objectera qu’il s’agissait d’une chronique particulière, celle de BFM (ex- Business FM). La station a pour actionnaires Rothschild, Dassault et le groupe Bloomberg ; elle « cible » les groupes sociaux publicitairement lucratifs, c’est-à-dire les « cadres les plus influents [2] ». BFM devait aussi se prononcer en faveur d’une baisse des taux d’intérêt des caisses d’épargne, jugeant « économiquement insensée » une rémunération supérieure à l’inflation. Ici et ailleurs, l’augmentation des profits boursiers est rarement jugée « insensée ». Mais l’auditeur type de BFM n’oriente pas l’intégralité de son épargne vers le Livret A.
Une explication de ce type resterait insatisfaisante. Car postuler une corrélation systématique entre structure du média (public ou privé), audience (populaire ou privilégiée) et contenu ne permet pas, par exemple, de comprendre que ce soit la grande radio de service public qui ait livré son commentaire économique aux journalistes les plus acquis à l’extension illimitée du domaine privé.
Son fanatisme néolibéral ayant souvent été mis en cause par ses auditeurs de France-Inter, Jean-Marc Sylvestre a plaidé : « J’ai une conception très humble de mon métier de journaliste : essayer de repérer des faits, les expliquer, les présenter de façon que les gens les comprennent. Ce n’est pas de dire ce qui est bien ou ce qui est mal. C’est un métier d’instituteur. Mon problème est d’expliquer ce qui se passe dans l’économie d’aujourd’hui. Or je constate aujourd’hui que l’économie est de plus en plus mondialisée avec ces frontières de plus en plus ouvertes, avec des capitaux qui circulent, avec des offres qui circulent et des produits qui circulent. Moi, je suis un instituteur. Pas plus [3] . »
Instruire, expliquer, constater, et le tout avec humilité. Tel le physicien, le journaliste ou l’essayiste économique nous dit : voici la terre aujourd’hui, voici le fruit ; aujourd’hui, le fruit tombe sur la terre. Cela peut donner : « La mondialisation est à l’économie ce que l’air est à l’individu ou la pomme à la gravitation universelle [4] . » Jean-Marc Sylvestre ne va pas aussi loin : « En économie, ce n’est pas la réalité qui compte. C’est la façon dont on imagine la réalité. » Cela au moins est parfaitement exact.
Pédagogie de la souveraineté limitée
La réalité, comment nos instituteurs l’imaginent- ils ? Et comment leur imagination a-t-elle enfanté une autre réalité, plus marquée encore par l’emprise du marché ? En disséquant l’idéologie conservatrice, Albert Hirschman distingua trois figures de rhétorique principales parfois distinctes : « La première pose que toute action qui vise directement à améliorer un aspect quelconque de l’ordre politique, social ou économique ne sert qu’à aggraver la situation que l’on cherche à corriger ; la deuxième que toute tentative de transformer l’ordre social est vaine ; la troisième que le coût de la réforme envisagée est trop élevé [5]. » Ces idées-là sont la petite musique économique de la radio.
Dans le système de représentation dominant, l’héroïsation des grands patrons (désormais seuls « décideurs ») et l’oubli de leurs salariés (destinés à être rééduqués ou réduits) paraissent consommés. Le commentaire radiophonique a installé l’idée que l’économie constituerait un monde à part, gouverné par des chefs d’Etat privés, que les Etats n’auraient plus le droit de contrôler. L’objectif théorique de la science économique - la satisfaction des besoins de l’humanité (bons revenus, temps libre, égalisation des conditions, éducation qui serait plus qu’une « formation ») - est alors présenté comme un obstacle à la réalisation des « bons fondamentaux » : croissance, profits, monnaie. Un tel renversement a conduit à « ravaler l’humanité vivante à être la chose de choses inertes [6] ».
Au siècle dernier, l’économiste Vilfredo Pareto avait déjà « démontré » la vanité d’attendre du suffrage universel un changement de l’ordre social ou politique. Il en arriva, dit-on, à « affirmer que, tout comme il est vain de braver la loi sacrée de l’offre et de la demande, il est vain de tenter de modifier de quelque façon que ce soit - expropriation, fiscalité, assistance - un élément de la vie économique aussi fondamental et aussi invariant que l’est la répartition des revenus. L’unique moyen d’améliorer la condition économique des couches les moins favorisées est de faire croître la richesse globale [7] ».
Quand, au début de cette année, M. Oskar Lafontaine essaya (à peine) de modifier le cours de la politique économique européenne - et quand il échoua - les commentateurs radiophoniques lui opposèrent donc sans tarder les « principes de réalité ». « Il a cru pouvoir appliquer une politique économique à l’Allemagne comme si l’Europe et ses contraintes ne s’imposaient pas à lui comme elle s’impose aux autres », sermonna France-Inter. « L’Allemagne semble plaisanter avec des choses sérieuses », s’offusqua Europe 1. « Sur le plan technique, tout ça n’est pas très argumenté », jugea RTL. Un an plus tôt, Alain Minc avait tranché : « Il se trouve que les marchés détestent le keynésianisme. Dès qu’un Etat y a recours, ils le sanctionnent. Les marchés n’aiment pas Keynes, je n’y peux rien [8]. »
Le 17 février dernier, l’auditeur d’Europe 1 se vit confier une information importante : Le trône avait changé de titulaire. Rien de grave en vérité : il ne s’agissait que de notre trône, celui qui nous donnait le pouvoir de déléguer à la représentation nationale de notre choix le droit d’exprimer la volonté générale. On soupçonnait déjà un peu que cette prérogative nous avait échappé. Là, ce fut dit : « Face aux bonnes intentions de la loi, il y a les réalités économiques marquées par l’aiguisement de la concurrence. C’est elle qui est la règle. La loi n’est pas souveraine. » Le chroniqueur évoquait la loi des 35 heures : la souveraineté limitée opère d’abord dans le domaine social, et plus encore quand il s’agit de progrès social.
Il y a deux ans, interrogé sur la décision de Renault de fermer le site de Vilvorde, le chef de l’Etat français (principal actionnaire de l’entreprise) avait déjà proclamé son impuissance : « La fermeture des usines, c’est aussi, hélas, la vie. Les arbres naissent, vivent et meurent. Les plantes, les animaux, les hommes et les entreprises aussi. Moi, j’ai connu, quand j’étais petit, des maréchaux-ferrants. J’ai même travaillé chez un maréchal-ferrant. Il n’y en a plus. Ils ont disparu. Ce n’est pas pour autant que la civilisation a régressé. C’est la vie. » La vie, la pomme, la terre : le destin. Le gouvernement ne doit pas réguler l’économie, expliquerait plus tard M. Lionel Jospin.
Tout cela, la radio le dit depuis longtemps. Dialoguant avec la titulaire de la rubrique sociale de France-Inter, rubrique qui ressemble à un vade-mecum de la patience, de la débrouillardise et de la soumission, un auditeur interrogeait : « Pourquoi Ernest-Antoine Seillière ne rend-il pas l’argent que l’Etat lui a versé, près de 200 milliards, s’il est à ce point favorable aux règles d’une économie libérale ? » L’institutrice lui expliqua : « Simplement, la réponse qu’il donne et que donnent tous les gens de l’économie, c’est que, hélas, on n’est pas dans le même monde. A l’époque, Bruxelles n’existait pas et on était libre d’aider les secteurs en difficulté. » Nous-ne- vivons-plus-dans-le-même-monde ; donc nous devons tirer un trait sur le volontarisme politique et sur le progrès social. CQFD.
Suite et fin de la « Lancinante petite musique des chroniques économiques »