Quelques dirigeants et une classe-objet
Mais d’où viennent ces « gens de l’économie » ? Trois d’entre ceux qui nous occupent (Marc Dalloy de BFM, Nicolas Beytout de RTL, Jacques Barraux de Radio-Classique) sont diplômés de l’Institut d’études politiques de Paris et ont fait des études de droit [1]. Jean-Marc Sylvestre (France-Inter) est docteur en sciences économiques. Et les chroniqueurs radiophoniques sont souvent des hommes - Dominique Esway, de France-Info, représentant l’exception marquante - que leur parcours a conduits dans une publication du groupe Expansion (Jacques Barraux, Marc Dalloy, Dominique Esway, Jean-Marc Sylvestre). Le syndicalisme semble une école moins prisée.
Au-delà de nos seuls chroniqueurs, le recrutement des journalistes économiques a changé. Et, hormis la féminisation du métier, la mutation opère dans le sens d’un surcroît d’homogénéisation sociale et idéologique. La proportion des diplômés de l’Institut d’études politiques de Paris (section économique et financière) et des diplômés de gestion augmente, celle des cadres issus du monde de l’entreprise, où ils ont souvent occupé des fonctions de direction commerciale ou financière, aussi ; la part des juristes, des littéraires et des spécialistes en sciences sociales recule. Et, chez les 706 journalistes économiques pour qui l’information a pu être collectée, 4,96 % sont, comme Nicolas Beytout, nés à Neuilly. C’est plus de quarante fois la moyenne nationale [2].
Le conformisme des analyses économiques servies aux auditeurs est également conforté par les « synergies » et cumuls qui garantissent une influence démultipliée à quelques médias et à une poignée de commentateurs. Ainsi deux stations aux publics aussi différenciés que RTL et Radio-Classique font l’une et l’autre appel à des rédacteurs influents des Echos pour analyser l’actualité économique : Nicolas Beytout (RTL) est directeur de la rédaction de ce quotidien ; Jacques Barraux (Radio- Classique) en est le rédacteur en chef délégué. BFM est aussi coutumier des alliances rédactionnelles qui lui assurent des « reprises » dans la presse [3].
De son côté, Jean-Marc Sylvestre ne réserve pas sa vénération de « L’économie aujourd’hui » à France-Inter : il présente deux émissions sur LCI et une sur TF 1, chaîne dont il dirige par ailleurs un des principaux services de l’information. Plus boulimique encore (mais tout aussi séduit par les miracles du marché), Jean-Pierre Gaillard suit les cours de la Bourse pour France- Inter, France-Info et LCI. Il intervient sur les antennes nationales près de trente fois par jour.
Les économistes critiques et les salariés sont moins présents sur les ondes. Les chroniques radiophoniques ne sont pas confiées aux premiers et elles ne sont guère destinées aux seconds. Certains problèmes restent donc peu évoqués. Mais, pour ne pas avoir de pauvres sur la conscience, John Kenneth Galbraith a déjà livré la recette : « Le premier des moyens est de souligner que l’essentiel de ce qu’on pourrait faire pour eux le serait par l’Etat, et d’expliquer que l’Etat est presque toujours incompétent. Il ne devrait donc jamais essayer de les secourir. Il ne ferait qu’aggraver leur sort [4]. »
Cependant, le discours économique a évolué. Au lendemain de la guerre, comme le rappelle Albert Hirschman, « le sentiment dominant était que démocratie, gestion keynésienne assurant la croissance économique dans la stabilité, enfin Etat-providence étaient non seulement compatibles, mais se renforçaient comme providentiellement. Ce tableau changea du tout au tout à la fin des années 60 (...). On s’appliqua à démontrer que l’Etat-providence menaçait les succès économiques les plus notables de la période [5] . »
La « démonstration » est faite sur France-Inter : « Jusqu’à une époque assez récente, un pays qui devait affronter une difficulté conjoncturelle pouvait toujours mettre du carburant dans la machine. Cela s’appelait du déficit budgétaire : on laissait filer les dépenses publiques sous forme de salaires des fonctionnaires, de création d’emplois publics, d’investissements. C’est un économiste anglais de l’entre-deux-guerres qui s’appelait Keynes, un grand amateur d’opéras, qui a théorisé tout cela. Mais ce qui était valable dans des économies peu ouvertes sur l’extérieur s’est rapidement révélé inadapté. Les pays ont creusé les déficits et l’endettement. Les critères de Maastricht ont remis les pays européens sur les rails d’une saine gestion [6] . »
La « démonstration » est faite sur BFM : « Il faut se souvenir qu’au début des années 80, en matière d’échanges commerciaux, la France collectionnait les déficits, par dizaines et centaines de milliards de francs. En 1982, la gauche a choisi la rigueur, la désindexation et la compétitivité. Le commerce extérieur a mis dix ans à se redresser. Depuis il collectionne les excédents. Il n’y a pas de mal à se faire du bien. Cocorico ! [7] »
La « démonstration » est faite sur Radio-Classique : « La mondialisation a pris un rythme que nous ne pouvons empêcher. Ce n’est pas une idéologie ou un principe mais un fait incontournable (...). Le monde a changé, l’URSS a disparu, les Etats-Unis pulvérisent les records de croissance de création d’emplois. Tony Blair a carrément coupé les ponts avec la tradition socialiste. Ainsi, face au manque d’idées de la droite, c’est la gauche qui propose une nouvelle ligne modérée sur l’avènement d’un capitalisme modéré [8] . »
L’entrelacs de corrélations et de commentaires qui précède recèle tant d’inexactitudes et d’imprécisions qu’on est presque tenté de rendre aussitôt les armes. Mais accepter cette réécriture de l’histoire économique serait consentir à conforter le présent social. Keynes était donc assez léger pour aimer l’opéra ? Image pour image, on aurait pu rappeler qu’en décembre 1974 c’est sur une nappe de restaurant de Washington qu’Arthur Laffer (ré)inventa la politique de l’offre qui allait d’abord « offrir » aux Etats-Unis dix ans d’écrasants déficits budgétaires.
La France « collectionnait au début des années 80 » les déficits commerciaux ? Ce ne fut jamais par « centaines de milliards », à moins que le pluriel radiophonique ne commence au-dessous du chiffre 1 [9]. Et puis, modèle économique s’il en est, les Etats-Unis continuent à empiler ces déficits dans l’allégresse apparemment communicative de la « nouvelle économie ». Il est également faux de prétendre qu’ils pulvérisent les records de croissance de création d’emplois : la performance actuelle reste inférieure à celle de la fin des années 70. Enfin, avant d’entonner en France le chant du coq, mieux vaudrait attendre de s’être vraiment « fait du bien », par exemple en réduisant la proportion des ménages touchés par le chômage (15 %), laquelle a augmenté de moitié depuis 1982 et l’« avènement d’un capitalisme modéré » [10] .
On l’a compris : la « saine gestion » ne se soucie pas d’abord d’emploi. Et la présentation euphorique du virage des années 80 (qui coïncida avec une ère de défaites ouvrières) ne fait qu’accuser le parti pris social du commentaire économique en constituant un « groupe objet » (ouvriers et employés) devenu simple variable d’ajustement, à la fois « dépossédé progressivement de ses instruments de lutte, et inspirant tantôt le mépris, tantôt la compassion [11] ». Remarquablement uniforme sur ce point, le discours dominant lui discute la faculté de déterminer l’évolution de la société. Sa place dans le passé est déniée, l’avenir ne lui appartient plus. L’histoire, désormais écrite, nous assurerait que la domination des dominés est irréversible. Les décideurs décident. Et ils n’ont plus peur. En 1932, Paul Nizan observait déjà : « Quand les idées bourgeoises furent regardées comme les productions d’une raison éternelle, quand elles eurent perdu le caractère chancelant d’une production historique, elles eurent alors la plus grande chance de survivre et de résister aux assauts. Tout le monde perdit de vue les causes matérielles qui leur avaient donné naissance et les rendaient en même temps mortelles [12] . »
Le social dissous par le marché
La transformation du journalisme économique conforta cette approche. Evoquant le parcours du Monde, Erik Izraelewicz, rédacteur en chef de ce quotidien, relate une série de glissements : « Le supplément économique a été créé dès la fin des années 60. Mais la rubrique sociale a longtemps primé sur l’activité économique. Depuis les années 70, la couverture de l’actualité économique a occupé une place grandissante, avec la création d’une section couvrant indifféremment l’économique et le social. Depuis les années 80, la couverture a une orientation plus micro-économique, avec des articles traitant plus régulièrement de la vie des entreprises [13]. » Résumons : le social primait ; il fut fondu avec l’économique, dont la place grandit ; enfin les entreprises dominèrent la rubrique économique, la micro l’emporta sur la macro. L’évolution toucha l’ensemble de la presse. Qui prétendrait qu’elle fût dépourvue de sens ?
C’est ce sens, cette petite musique qui rendent compréhensibles les chroniques économiques. Car, a priori, l’auditeur qui ne consacrerait pas toute son attention au propos risquerait de s’y perdre. « Quand on l’écoute, on comprend tout », proclamait il y a quelques années une station plutôt fière de son chroniqueur. Non, on ne comprend pas tout. Mais on se souvient de la petite musique.
Concluant un éditorial fort confus sur la politique agricole commune, l’éditorialiste de France-Inter ramasse ainsi son analyse : « Ça risque de tanguer. » C’est tout ce qui restera de sa chronique. Sur France-Info aussi, l’information peut ne découvrir son sens qu’avec la chute. Exemple : « Air France a des accords avec deux américains, Delta et Continental. Elle va choisir son partenaire d’ici à la fin de l’année. Si elle choisit Delta, elle intégrera alors l’alliance Atlantic où l’on retrouve Austrian Airlines, Sabena et Swissair, qui est maintenant l’actionnaire d’AOM, la deuxième compagnie française. L’alternative c’est d’accepter la proposition d’Alitalia qui prépare une alliance baptisée Wings. Ces alliances sont indispensables pour mieux remplir les avions, réduire les coûts et donc améliorer la rentabilité. » Alliance-indispensable-rentabilité : là encore, on ne retient que la petite musique.
Souvent la métaphore, ni toujours heureuse ni très pertinente, voudrait installer l’autorité d’un propos. Europe 1 entend chanter les restructurations ? Cela donne : « Pour faire des économies d’échelle, il faut grimper les barreaux... » Dès le lendemain, la même radio souhaite néanmoins alerter contre le gigantisme ? Cela devient : « Il y a autant de fusions qui échouent que de baleines qui s’échouent. » Si les baleines grimpaient aux barreaux, nos réveils ne seraient pas si simples...
Quand un discours socialement régressif s’appuie sur une métaphore sociétale réactionnaire, l’effet de révélation peut dissoudre la torpeur d’une nuit. « Analysant » les rapports franco- allemands, France-Inter explique : « C’est exactement comme dans un couple quand le mari reproche à sa femme d’utiliser l’argent du ménage pour aller chez le coiffeur. Si ça se passe bien dans le couple, le mari va trouver sa femme plutôt jolie. Si ça se passe mal, il va trouver que ça lui coûte un peu cher. La France et l’Allemagne vont sans doute casser un peu de vaisselle, beaucoup de vaisselle. Ça fera pas trop de mal. Après avoir cassé la vaisselle, en général on ne se quitte pas [14]. » Plus tard, le même commentateur dévoilera un univers social dont on peut discuter la représentativité : « Apparemment l’Allemagne c’est un peu le grand malade de l’Europe. Tous ceux qui sont allés aux sports d’hiver cette année ont pu constater d’ailleurs que les Allemands étaient moins nombreux sur les pistes de ski françaises que les années précédentes [15] »...
Alors, à qui s’adressent- ils ? Aux 40 millions de Français qui écoutent la radio au moins une fois par jour ? Aux investisseurs ? Aux consommateurs ? Aux clients ? Aux épargnants ? Aux salariés ? A leurs yeux, leurs auditeurs sont-ils d’abord déterminés par ce qu’ils font ou par ce qu’ils possèdent ? Autant de réponses induites qui fixent des perspectives variées sur la réalité économique et sociale. Mais, à la radio (et ailleurs), les questions relatives aux entreprises sont presque toujours réduites aux stratégies et aux expériences de leurs dirigeants tandis que, simultanément, se répand une information « pratique » moins destinée au citoyen qu’à l’agent financier. L’ubiquité des indices boursiers aboutit par exemple à attribuer un rôle central dans nos vies à la cotation des quelques valeurs (quarante à Paris, trente à New York) censées informer notre compréhension de l’économie [16] . Et cela, alors qu’en France les actionnaires ne représentent que 13,4 % des adultes, ce qui est promptement présenté comme la marque d’un nouveau « retard » à rattraper.
Il y a des cas où l’on devine vite l’identité de l’auditeur qui compte : le propriétaire de la radio. A Europe 1, la chose est caricaturale. Ou plutôt le serait si cette station ne connaissait déjà un ancien directeur d’antenne recasé comme responsable de la communication de Matra-Hachette-Lagardère, un intervieweur vedette simultanément conseiller spécial de M. Jean-Luc Lagardère [17], et une publication du groupe, Paris Match, dont le directeur de la rédaction se qualifie lui- même de « journaliste chez Hachette ». Alors, quand en février dernier, la sortie d’Aerospatiale du secteur public fut décidée, il ne fallait pas imaginer qu’Europe 1 allait se montrer sévère pour une privatisation dont M. Lagardère serait le premier bénéficiaire.
L’inimaginable n’eut pas lieu : « Le gouvernement est ENFIN en train de porter sur les fonts baptismaux un géant de l’aéronautique capable de jouer dans le ciel des grands (...) . L’équipe Jospin sort des entreprises du giron de l’Etat à un rythme deux fois supérieur à celui de la droite. Somme toute, la France qui avance est celle de l’alternance : la droite répare les erreurs de la gauche qui rattrape le temps perdu par la droite. C’est comme ça que ça marche. Pour ce qui est d’Aerospatiale, il était temps (...). Maintenant, le numéro deux européen, cinquième mondial, est ici, pas ailleurs [18]. » Ici, pas ailleurs : pouvait-on mieux dire dans une station qui, quelques mois plus tôt, baptisait « Lagardère » son studio le plus moderne ?
Nuances d’analyse
Toutefois, même sur la question des restructurations et des privatisations, les nuances d’analyse entre les diverses stations ne sont pas uniquement imputables à l’identité du propriétaire. Dans la période étudiée, marquée à la fois par la privatisation d’Aerospatiale, l’ouverture du marché français de l’électricité à la concurrence et le déclenchement de la guerre des banques, c’est presque toujours France- Inter, Europe 1 et BFM qui défendirent les points de vue les plus libéraux, France-Info et RTL qui marquèrent un peu de sens critique.
Le cas de France-Info est particulier tant la chronique économique y est écrasée par la profusion de rubriques « pratiques » (Bourse, « Patrimoine ») fort peu contestataires. Cependant, quand l’oreille parvient à se frayer un canal entre les interventions de Jean-Pierre Gaillard, elle peut apprendre que les banques n’ont pas tenu les promesses faites à la Commission européenne, que l’objet principal de certaines restructurations est de « créer de la valeur pour l’actionnaire », que la fermeture des chantiers navals du Havre représente une « catastrophe sociale ». Moins allègre que les autres, cette musique-là nous change un peu.
RTL incarne un libéralisme tempéré. On y félicite le gouvernement « très pragmatique » quand il privatise et - ce qui revient au même - on y déplore le « refus de l’Etat de choisir un destin clair et net pour les banques qu’il détient ». Quand M. Michel Pébereau lance son raid contre Paribas et la Société générale, RTL salue une « immense opération qui, en cas de succès, placerait la nouvelle BNP au premier rang européen ». Et puis les restructurations « peuvent avoir des conséquences heureuses lorsqu’elles bousculent un management et l’obligent à se remettre en cause ». Mais on est disposé à admettre que « le mouvement général de concentration des entreprises débouchera de plus en plus souvent sur la domination de quelques sociétés sur un marché ». La conclusion reste prévisible : « Ce qui est sûr, c’est que, si l’on reste en dehors de ce mouvement, alors les conséquences économiques et sociales à terme seraient lourdes. Ce qui est sûr aussi, c’est que, pendant qu’un secteur détruit de l’emploi, un autre en crée, mais évidemment on en parle moins. » A RTL, dans Les Echos, sur LCI, Nicolas Beytout en parle pourtant. Et, « ce qui est sûr », c’est qu’il n’est pas le seul.
« Vitesse de l’escargot », « retard » : pour BFM et Europe 1, les privatisations ne vont jamais assez loin. « Il faut grossir. Ceux qui n’ont pas la taille requise risquent de perdre pied plus vite que les autres. » Presque immanquablement, l’impératif de devoir « choisir » (entre le déclin-le repli-Vichy et la modernité-l’Amérique-Internet) débouche sur l’absence totale de choix. Quant à France-Inter, elle n’hésitera pas, pendant une OPA, à évoquer une « campagne électorale auprès des actionnaires (...), un type de campagne politique qui a un maximum d’avantages : elle revient à protéger les actionnaires, mais aussi les salariés, les cadres ». Serait-ce plaider pour une démocratie censitaire ? L’objection n’est guère retenue. A vrai dire, elle n’est pas évoquée : « La France s’est offert des débats idéologiques dont elle a le secret sur les acquis sociaux, l’intérêt national, que sais-je encore ! Des débats dont on s’apercevra très vite qu’ils étaient très archaïques. »
Reste les sujets oubliés : le Sud est absent d’un monde qui semble n’avoir d’autres acteurs que les investisseurs des pays riches ; le calcul des coûts sociaux, sanitaires et écologiques de la croissance (les « externalités ») est occulté, qui conduirait à relativiser la richesse créée par les entreprises.
Et puis certains indices ne reçoivent pas la publicité qu’ils méritent. Le 19 février 1999, le département du commerce américain annonça que le déficit commercial des Etats-Unis serait de 168 milliards de dollars en 1998, en hausse de 53 % par rapport à 1997. L’information, dont on imagine la place qu’elle eût occupée si les Etats-Unis avaient conduit une politique de progrès social, passa presque inaperçue. Le 22 février 1999, France-Inter parla même, tranquillement, d’une « économie américaine en pleine santé ».
Jean- François Revel admet être partisan de nouvelles « réformes » capitalistes en France. Il lui arrive d’être déçu. Mais il avoue un sujet de satisfaction : « Les journalistes font de la pédagogie dans une très large mesure. Nombre d’entre eux, et notamment les éditorialistes économiques dans leur ensemble, tant à la radio qu’à la télévision, défendent l’économie libérale. C’est tout à fait remarquable [19]. »
Serge Halimi