Le sermon commence par une interrogation pathétique, suivie par une déclaration de tendresse destinée à Jacques Chirac :
« Comment ramener à la simple raison des groupes, généralement minoritaires, qui usent de tous les moyens violents pour légitimer, si l’on ose dire, leur action ? Les pouvoirs publics n’ont toujours pas trouvé la réponse à cette question qui constitue une vraie torture pour la République. Jacques Chirac s’obstine à déclarer que, pour un pays normalement civilisé et plutôt bien éduqué, tous les conflits doivent toujours être résolus par le dialogue, la concertation c’est-à-dire la sagesse. Malheureusement, en dépit d’une bonne volonté qu’il ne cesse de manifester, ceux-là mêmes auxquels il s’adresse ne veulent rien entendre et usent de la violence de plus belle. »
« La violence » (indifférenciée, quels qu’en soient les formes et les degrés) d’une part, « le dialogue » (d’autant plus interactif qu’il est imaginaire [1]), d’autre part : le décor est dressé, mais pour parler de quoi ?
C’est ce que nous apprend la suite :
« Partis en guerre, avec l’éclat que l’on sait il y a trois mois pour défendre un système d’indemnisation-chômage unique au monde par sa générosité, les intermittents du spectacle ont encore frappé. Débarquant à presque cent, armés de bâtons, chaussés de tennis, ils ont envahi le studio où se déroulait " Star Academy " une émission populaire de TF1. Bilan : beaucoup de désordres, de dégâts, de saccages et quelques blessés parmi le personnel et les vigiles de la société de production. »
De « la violence », Alexandre passe (mais pour filer une métaphore…) à la « guerre ». Au passage, le même Alexandre discrédite d’une phrase les revendications des intermittents, pour présenter une version des faits au moins aussi caricaturale que celle que propose le reportage « exclusif », d’Ici Paris, dont on peut lire une brève analyse ici même [2].
Olivier Mazeroles, le directeur de l’information de France 2 avait inventé une barre de fer lors de l’interruption de la conférence télévisée de Luc Ferry et Jack Lang à La Sorbonne. Philippe Alexandre décrit un commando imaginaire avec des bâtons, tout aussi fantasmés, et, notez le détail, des tennis (faudrait demander à l’AFP si ce n’était pas plutôt des baskets ?).
Quant au bilan alexandresque, il ne concerne que le personnel de TF1 et les vigiles, alors que - il faut le rappeler - 6 intermittents ont été blessés par des vigiles qui se sont acharnés à seule fin de récupérer les appareils de prise de vue et d’effacer ainsi les traces de leur violence.
Selon un avocat, qui connaît bien cette société de vigiles, dirigée par le garde du corps de l’animateur Arthur, le premier réflexe, en cas de baston, consiste à porter plainte le premier, ce qui constitue un avantage au début de la procédure. Mais la coordination des intermittents, lors d’une conférence de presse tenue le 22 octobre, a présenté des preuves du comportement excessivement violent des vigiles. Lire par exemple la dépêche de Reuters en date du 22 octobre 2003 : « Les intermittents démentent toute violence à Star Academy » (lien périmé).
Mais qu’importe à Alexandre dont l’instruction à charge est celle d’un journaliste vraisemblablement assermenté, dont la verve sécuritaire n’est pas encore tarie. Qu’on en juge :
« Quatre de ces casseurs ont été interpellés. Sans doute la police va-t-elle les relâcher ce matin si ce n’est déjà fait, plutôt que de confier cet élargissement à un magistrat de service. »
Cet appel à la répression repose sur une pseudo-prophétie, totalement démentie par les faits :
les intermittents ont fait 48 H de garde-à-vue avant d’être entendus par le procureur de la République, qui les a mis en liberté sous contrôle judiciaire et contre paiement d’une caution. Rassuré, Alexandre va sûrement publier un rectificatif…
Le Bien Public couvre toute la Bourgogne, son siège se trouve à Dijon, la ville du chanoine Kir. On se demande à quoi carbure Philippe Alexandre, car son éditorial devient alors halluciné et hallucinant :
« Les irréductibles de Corse, nationalistes ou présumés tels, poursuivent leur guérilla terroriste depuis trente ans. Et depuis ces trois décennies, aucun gouvernement n’a réussi à les amener à une table de négociation pour qu’ils exposent leurs revendications. Peut-être ne veulent-ils pas dialoguer avec la République parce qu’ils ne sont sûrs ni du bien-fondé de leur action ni même de leur représentativité. Le même samedi, ils ont fait sauter la résidence secondaire d’un Français du continent dont le seul crime est d’appartenir au plus grand groupe hôtelier français. Ils ont également tenté de détruire un bâtiment administratif, et revendiqué deux attentats larvés sur la Côte d’Azur. »
Le rapprochement entre l’action des intermittents et les attentats perpétrés par certains nationalistes corses n’est qu’implicite. Mais, allez savoir pourquoi, nous vient à l’esprit ce que disait Audiard : « Les cons, ça ose tout, c’est à ça qu’on les reconnaît ».
Le rapprochement alexandresque tient en une question … qui restera sans réponse, pour que nul ose dire qu’il a positivement affirmé ce qu’il suggère :
« Intermittents et nationalistes corses, même combat ? ». Va savoir…
« En tout cas, un combat qui risque fort d’avoir pour eux des effets négatifs. L’État, le contribuable subventionne des intermittents du spectacle dont le nombre s’est bizarrement multiplié par deux en quelques années. À la longue, on pourrait revoir le montant de cette manne céleste. Quant aux nationalistes, toute leur action par la terreur ne peut que dissuader les investisseurs de venir participer au développement de la Corse et donner du travail à ses fils. »
C’est pas la même chose, mais c’est pareil. « (…) le contribuable subventionne »… Qui ? les entreprises ? TF1 ? Que nenni : les intermittents ! Dont le nombre a doublé non pas en deux ans, mais sur plus d’une décennie. Qu’importe ! Il a « bizarrement » doublé. De cette bizarrerie, dont il suggère ainsi que ce sont les intermittents eux-mêmes qui sont responsables, Alexandre ne nous dira pas plus. Il aurait fallu parler des abus dans l’audiovisuel … et se demander si ce n’est pas parce qu’Endemol, la société dirigée par Arthur, productrice de « Star Academy » fait partie de ces sociétés qui usent et abusent de l’intermittence qu’elle a été prise pour cible.
Philippe Alexandre n’en a cure. Manifestement satisfait de ses insinuations, il préfère conclure sur son parallèle scandaleux et inepte. Et comme l’insinuation fait partie de la rhétorique réactionnaire, c’est par une affirmation qu’il convient de conclure ici : Philippe Alexandre est décidément un grand journaliste.