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De la noblesse médiatique : la formation des journalistes selon Sciences Po

par Henri Maler,
  • La « Direction de la Communication » (sic) de Sciences Po nous l’apprend par un communiqué daté du mardi 14 octobre 2003 : « Sciences Po va créer une école de journalisme à la rentrée 2004. ». La noblesse médiatique, proche parente de la noblesse d’État, méritait bien une ENA du journalisme.

Sciences Po, c’est d’abord un style : « Sciences Po entend mettre à profit ce qui constitue l’originalité et la valeur ajoutée de sa formation pour créer une nouvelle école de journalisme avec des parti pris forts et innovants. ». Si la « valeur ajoutée » est mise au service de parti pris « innovants », cela promet.

 Un projet vraiment « innovant » : « En matière de formation intellectuelle fondamentale et pluridisciplinaire, Sciences Po dispose d’un réel savoir-faire. (...) L’école de journalisme de Sciences Po ne se limitera donc pas à l’accumulation de savoir-faire techniques. Car les étudiants de cette école seront des étudiants de Sciences Po à part entière, suivant en partie les mêmes cours et obtenant le Master de Sciences Po en journalisme. ».

Si le « savoir-faire » intellectuel n’est pas limité aux « savoir-faire techniques », le formatage de l’élite sera donc harmonieux.

 Une préparation vraiment complète : « Une préparation aux techniques, mais aussi au management », annonce fièrement la « Direction de la Communication ». Qui précise : « La formation proposée dispensera tous les enseignements techniques nécessaires aux journalistes de la presse écrite, internet et audio-visuelle. Les diplômés seront donc complètement opérationnels lors de leur arrivée sur le marché du travail. Mais la formation de Sciences Po se donnera également comme objectif de former des journalistes amenés à prendre des responsabilités managériales dans le monde des médias. »

Former des journalistes « opérationnels » préparés au « management », tel sera donc l’objectif de cette Ecole Nationale d’Administration (ENA) du journalisme. Voilà, en effet, qui est « innovant »...

 Une formation vraiment « irriguée » : cette Ecole dispensera, nous dit-on, « Des enseignements irrigués par la recherche », puisque « Sciences Po c’est une formation, mais ce sont également 7 centres de recherche, 200 chercheurs et une Ecole doctorale ». De là cette promesse : « Ce potentiel scientifique tout à fait considérable viendra irriguer l’ensemble de la formation et permettra notamment de développer une vraie réflexion sur le métier de journaliste, son identité et ses pratiques. »

Une « vraie » réflexion : à la différence sans doute de celle qui a cours actuellement... Cette réflexion est d’ailleurs amorcée, en des termes dont la précision subversive n’échappera à personne, par le directeur de Science Po qui déclare au Monde, selon un article sur lequel nous reviendrons plus loin :

« L’idée n’est pas que Sciences Po crée une énième école de journalisme, mais plutôt d’apporter une réflexion sur ce qu’est le métier de journaliste et sur son évolution dans les dix ans qui viennent (...) Nous sommes partis d’un certain nombre de constats, que se soit sur l’évolution du rôle du journaliste en tant que vecteur de régulation de notre société, sur la place grandissante de la télévision, mais aussi sur la transformation industrielle des groupes de médias à l’échelon national et international, et sur la question de la déontologie liée à la puissance d’impact des journalistes. »

« L’évolution du rôle du journaliste en tant que vecteur de régulation de notre société  ». Le journaliste, vecteur de régulation : on ne saurait rêver définition plus « Science Po » des nouvelles missions dévolues aux journalistes d’élite. Quant au journalisme comme « contre pouvoir », la réalité rejoindra enfin la fiction : ce sera un contre-pouvoir régulateur.

 Un recrutement vraiment diversifié : « Les 6 000 étudiants de Sciences Po ont des profils très différents : français, étrangers, parisiens, provinciaux, zones d’éducation prioritaire, universitaires, ingénieurs, diplômés d’écoles de commerce... Cette diversité sociale, académique et géographique sera un point fort de la nouvelle école de journalisme. Plusieurs modes de suivi de la scolarité seront d’ailleurs proposés : formation initiale, apprentissage et formation continue diplômante.  »

Le répertoire des différents profils qui met bout à bout des origines géographiques et académiques (avec une mention spéciale pour les « zones d’éducation prioritaires »...), et qui nomme cela « diversité sociale » est sans doute un des acquis les plus précieux de 7 centres de recherche, des 200 chercheurs et de Ecole doctorale : un modèle de sociologie selon Sciences Po.

Pourtant si l’on ne connaît pas assez précisément (quoique...) l’origine sociale des journalistes, on connaît fort bien l’origine sociale des étudiants de Sciences Po et tout aussi bien l’origine scolaire de l’élite du journalisme et en particulier des journalistes et éditorialistes politiques : une nombre croissant d’entre eux vient de ... Sciences Po.

Conclusion : Il était temps que la noblesse médiatique ne s’égare pas en chemin et trouve à Sciences Po l’école du journalisme qui lui sied.

 Un pilotage vraiment représentatif : forte de son recrutement diversifié, Sciences Po « afin de fonder ce projet sur une véritable réflexion intellectuelle consacrée aux nouveaux enjeux du journalisme » a confié la « mission de penser le contenu des études, l’organisation de la scolarité, les méthodes pédagogiques et les conditions de recrutement des élèves » à un groupe de travail lui-même très divers. Qu’on en juge :

« Ce groupe de travail, animé par Michèle Cotta, (...) comprendra notamment Étienne Mougeotte vice-président de TF1), Jacques Rigaud (membre du conseil d’administration de la FNSP), Jean-Noël Jeanneney (Président de la Bibliothèque nationale de France), Nicolas Beytout, (Directeur de la rédaction des Echos), Robert Graham (Rédacteur en chef du Financial Times), Gérald de Roquemaurel (PGD Hachette Filipacchi Médias), Roland Cayrol (Directeur de recherche au CEVIPOF), Jean-Louis Missika (enseignant à Sciences Po), Roger de Wecke (ancien rédacteur en chef de Die Zeit)...  »

Le Directeur de Sciences Po, Richard Descoings, que Libération, le 7 octobre 2003, désigne comme « l’agitateur de la rue Saint-Guillaume » (sic), a chargé Francis Demoz, journaliste à Europe 1 de 1997 à 2002, de la « conduite de ce projet ». Cela fait donc deux redoutables agitateurs...

 Un nouveau venu sur le marché du journalisme de marché. Sous un titre accrocheur, - « Sciences-Po bouscule le paysage de la formation des journalistes » - Le Monde du 22 octobre 2002, souligne que la décision prise par l ’Institut d’études politiques (IEP) de Paris (véritable nom de Sciences Po) est « une décision lourde de sens alors que les écoles de journalisme n’échappent pas au débat actuel sur le rôle et le pouvoir des médias, et souffrent pour certaines de situations financières délicates. ». Du « débat actuel sur le rôle et le pouvoir des médias », il ne sera pas question dans la suite de l’article. En revanche, l’article de Laurence Girard met clairement en évidence qu’il s’agit pour Sciences Po et son Directeur-agitateur de tirer parti de la crise du Centre de formation des journalistes (CFJ) :

« [...] le dépôt de bilan du CFJ en mai a précipité les choses. "Si le CFJ avait été repris par un groupe de presse, j’aurai regardé s’il fallait travailler avec la nouvelle équipe, mais cela n’a pas été le cas", concède M. Descoings. Le CFJ a finalement été repris en juillet par une société de formation, Edition formation entreprise (EFE). Michèle Cotta, présidente d’AB Sat, contactée en juillet par M. Descoings pour animer un groupe de travail chargé d’élaborer le projet pédagogique admet le lien entre les deux événements : "La réflexion sur la création d’une nouvelle école de journalisme a pris corps au moment où le CFJ perdait des atouts. Il y avait une place à prendre et Sciences Po peut remplir ce rôle mieux que personne." ».

La concurrence fait rage chez les marchands de formation...

Car il s’agit bien de marchands. C’est ce que, en termes élégants, Laurence Girard mentionne comme une évidence :

« La question des ressources financières de ces établissements est au cœur des débats. Sciences-Po se dit prêt à développer trois filières de formation - initiale, continue et en apprentissage - et souhaite donc évidemment [sic] financer son projet par la collecte de taxes d’apprentissage et par du mécénat, et non sur les deniers publics. Au vu des participants au groupe de travail, les ressources venant de grands groupes de médias devraient être au rendez-vous. L’enjeu est donc de taille pour les écoles existantes, dont la situation financière a toujours été un point critique, comme l’a prouvé le dépôt de bilan du CFJ. ».

Les médias privés et financiarisés, mus par la recherche du profit, investissent dans la formation de journalistes taillés sur mesure : quoi de plus « normal » ?

 
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