« Il y a des centaines de journalismes [...] il y a du flic chez l’enquêteur, du flagorneur chez l’interviewer, du pseudo-universitaire chez le confectionneur de dossiers. Mais surtout, une grande proportion d’intellectuels non aboutis » (Guillaume Durand).
Aux malheureux qui n’auraient pas eu la chance de se trouver devant leur téléviseur durant la soirée du 12 octobre 2003, j’aimerais faire partager mon émerveillement devant les sommets qu’a atteint, ce soir là, la réflexion intellectuelle sur le plateau de "Campus", l’émission "littéraire" de France 2. Car malheureusement, c’est, une fois encore, le « service public » (sic) qui s’est chargé de conforter le téléspectateur dans l’idée que les médias comportent incontestablement « une grande proportion d’intellectuels non aboutis ».
En effet, Guillaume Durand, qui se définit lui-même comme un « neuneu content de lui, fier de sa carrière », « bourgeois », et « donneur de leçons » [1], recevait, entre autres, Daniel Schneidermann, illusion critique dominicale sur France 5, le patron de presse Serge July, ainsi que le « philosophe » Alain Finkielkraut. Sept invités en tout, réunis pour l’occasion autour du thème « les médias et l’histoire », que Guillaume élargit rapidement, « parce qu’au fond, c’est toute la question du vingtième siècle qui est en cause, la question du mal [...] et du rapport qu’elle entretient avec l’histoire ». Rien que ça.
Philippe Lançon ironisera d’ailleurs peu après, dans Charlie Hebdo, sur ces prétentions métaphysiques. « Le mal et les médias donc. Les sept invités ne seront pas de trop pour y répondre. Malheureusement, et contrairement aux apparences, ils ne sont pas là pour ça. D’abord ils sont trop nombreux. Ensuite ils ont des livres à vendre » [2].
Et oui. Sept invités, sept essayistes s’échinant avant tout à transformer leurs « essais » en succès de librairie. Ce qui ne les empêche pas, toutefois, d’avoir des messages importants à faire entendre aux Français. Et parmi tous ces VRP des plateaux télévisés, il en est un en particulier qui a su, ce jour là, combler toutes les attentes des amateurs de brèves de comptoir et « d’intellectuels non aboutis ». Un homme qui n’hésite jamais à faire généreusement profiter tout le monde de ses opinions, surtout - allez savoir pourquoi - quand personne ne les lui demande (et pas de bol il semble en avoir pratiquement sur tout), celui que Lançon qualifie « d’ogre médiatique » et que Pour Lire Pas Lu classe parmi les « intellectuels à gages » [3], je veux bien entendu parler de l’inénarrable Alain Finkielkraut.
Lorsqu’il n’étale pas ses pensées fulgurantes dans les journaux, et qu’il n’organise pas des causeries matinales sur France Culture, sur le thème récurrent de « tout fout l’camp ma brave dame » [4], Alain aime à faire le tour des télé-achats du service public pour y vanter la qualité de ses productions littéraires.
Ce jour là, il se trouvait ainsi sur France 2 pour vendre son dernier livre, sur la montée d’une nouvelle forme d’antisémitisme. Dès le début de l’émission, il monte au créneau : « L’injure "sale juif" a fait sa réapparition dans les cours d’école. Elle est très fréquente. C’est une réalité ». Sur le fond, rien à dire, son indignation face à l’antisémitisme est bien évidemment justifiée.
Durand, égal à lui-même [5], orchestre, de sa main lourde et empesée, le ballet des lieux communs. Il trône en bout de table dans son beau costume, passe les plats de son air faussement blasé, interrompt un invité, met ses lunettes, lit une phrase, enlève ses lunettes, pose une question, coupe la parole, remet ses lunettes... Et l’émission se poursuit ainsi tranquillement avec les autres invités, autour du rapport des médias avec la réalité.
Un thème qui recoupe, vous avouerez que les hasards médiatiques font bien les choses qu’on veut bien qu’ils fassent, qui recoupe disais-je, l’une des préoccupations majeures d’Alain. En effet, dans la présentation qui est faite des invités sur le site internet de "Campus", on pouvait lire qu’Alain est un « philosophe dont la pensée est très marquée par l’anticommunisme des années 1980 », et que « pour lui, on doit chercher la vérité dans ce qui apparaît et non derrière les apparences ».
Peu de temps auparavant, il avait déjà fait part au Figaro, toujours friand de réflexions politiques de qualité (autrement dit pas trop à gauche), de son inquiétude face au succès rencontré par certains intellectuels de la gauche radicale. « Après une brève parenthèse, les grands simplificateurs sont de retour. On assiste, depuis la fin du communisme, à la restalinisation stupéfiante d’une partie de l’intelligentsia et du mouvement social [...] la pensée du complot s’empare à nouveau des esprits faibles [...] Ce n’est pas la gauche institutionnelle qui est en cause mais la soi-disant « gauche de gauche » et son emprise grandissante sur l’esprit du temps. Autour de 68 les gauchistes lisaient Marx, Trotski ou Lénine. De nos jours tout le monde est invité à lire Noam Chomsky. Je croyais cet intellectuel déshonoré par sa préface à Faurisson et par son ardente négation du génocide cambodgien. Je me trompais. » [6]
Or, justement, ce jour là, Daniel Schneidermann est venu lui aussi vendre à la criée son dernier ouvrage, intitulé Le cauchemar médiatique. L’occasion pour Alain de nous faire profiter à nouveau de ses pénétrantes idées sur la nécessité de « chercher la vérité dans ce qui apparaît ». Après un échauffement en douceur et un petit temps de récupération silencieuse, le philosophe déploie enfin tout son talent. Dans le silence religieux que seuls les grands esprits savent naturellement imposer à l’assistance, la machine à penser Finkielkraut se met en marche...
« Qu’on parle d’emballement médiatique, ou de cauchemar médiatique, ça me paraît tout à fait légitime [...] mais je crois qu’il y a un autre cauchemar à côté de celui là, qui n’est pas simplement le cauchemar historique, qui est... euh, le... si vous voulez, il y a le danger de la crédulité, et il peut y avoir une espèce de « cauchemar du soupçon » qui peut déboucher sur la négation, et sur la pensée du complot. Je constate que nous vivons au siècle des images, et jamais la pensée du complot ne s’est aussi bien portée. Que dit le complot ?... enfin, que dit la pensée du complot ? Elle dit : ne vous fiez pas aux apparences. Ne vous fiez pas aux apparences, tout ce qui se passe, se passe derrière les apparences. Les apparences mentent. Et là on a des exemples constants. Et ça c’est des cauchemars. On a le cauchemar Thierry Meyssan, qui vous explique en effet qu’il ne s’est rien passé au Pentagone. J’ai lu un article très intéressant dans Le Monde il y a quelques jours de Georges Marion, nous expliquant que 19 % des Allemands (.../...)
[Là, Guillaume commence à se demander si ça ne fait pas trop d’intelligence d’un coup pour les téléspectateurs. Devant le danger de surdose, il tente, avec toute la subtilité qu’on lui connaît, de signaler à Alain qu’il serait peut-être temps d’interrompre le flot de génie philosophique déversé sur l’auditoire. Mais le sujet est trop grave pour que celui-ci s’arrête en plein vol. Il tente néanmoins d’être conciliant.]
(.../...) et j’aurais un troisième exemple... (.../...)
[Rassure-toi Guillaume ce sera le dernier.]
(.../...) 19% des Allemands pensent que les attentats du 11 septembre ont été fomentés par les Américains et le Mossad, 19 % des Allemands ! Et dernier point et ça je voudrais insister dessus, parce que Hatzfeld a parlé de la question du génocide... Quel est aujourd’hui l’intellectuel planétaire le plus populaire, celui en tout cas dont les livres se publient, prolifèrent partout, c’est à ma... à ma grande surprise Noam Chomsky. On ne voit que Noam Chomsky. Or qu’a dit Noam Chomsky au moment du génocide Cambodgien ? Là il n’y avait pas d’image, mais il a dit il ne s’est rien passé au Cambodge, parce que pour Noam Chomsky, rien ne peut avoir lieu... si vous voulez, aucun, aucun... aucune oppression n’est possible, sinon l’oppression américano-sioniste. Donc tous les autres événements n’existent pas, et ça c’est très très grave. »
L’obsession d’Alain Finkielkraut à calomnier l’intellectuel américain ne date d’ailleurs pas d’hier, puisqu’en 1982, il médisait déjà sur Chomsky dans une de ses « productions » [7].
Et il est loin d’être le seul. Depuis plus de 20 ans, on ne parle jamais dans les médias français de l’œuvre de Noam Chomsky [8], qui occupe pourtant (ou peut-être précisément parce qu’elle occupe) une place fondamentale dans la pensée critique moderne. Et les rares fois où son nom est évoqué, c’est pour ressasser encore et toujours ces attaques effarantes de bêtise et de malhonnêteté [9].
On rêverait que les squatteurs de l’espace public de parole, qui colportent régulièrement, sans la moindre preuve, sans la moindre justification, ragots et mensonges, soient systématiquement contraints de se justifier de leurs propos, comme c’est le cas lorsqu’un journaliste dissident émet une critique un peu trop appuyée à l’encontre de l’un des tenants du pouvoir médiatique. On aimerait au moins, à défaut, qu’une voix s’élève parmi les invités présents pour protester.
En l’occurrence, on ne peut que noter avec tristesse, et colère, que personne ne semble se formaliser. Même Guillaume Durand, qui cite Chomsky dans La Peur bleue (page 165), laissant supposer qu’il connaît, au moins un peu, son œuvre et ses idées, ne réagit pas.
Sa qualité de présentateur le pose pourtant en garant de l’intégrité du débat. Son absence de réaction ne peut donc que donner au spectateur qui ne connaîtrait pas Chomsky l’impression que le sérieux du discours n’est pas à mettre en doute.
Que ce soit par incompétence, ou par complaisance (et probablement un peu des deux), il s’avère comme d’habitude incapable de faire correctement son métier. Au lieu de rétablir immédiatement la réalité des faits, il se contente de remettre ses lunettes, prend son air blasé pour lire trois lignes, enlève ses lunettes et passe à autre chose, en l’occurrence au licenciement de Schneidermann, à l’époque futur ex-chroniqueur au Monde [10].
Pour Jean Hatzfeld, autre invité qui souhaite manifestement contribuer à maintenir la qualité intellectuelle de l’échange, c’est « un problème d’entreprise. Dans n’importe quelle entreprise quant on dit du mal du patron, on se fait taper sur les doigts [...] y a un moment donné, les patrons ne supportent pas qu’un de ses journalistes, un de ses salariés dise du mal de la direction ». Il n’y a donc pas lieu d’en faire tout un plat, c’est logique, normal, naturel. Pour un peu, il nous vendrait ça comme un principe démocratique.
Mais le temps passe et Alain n’a pas parlé depuis cinq bonnes minutes. Il se dit que le téléspectateur doit trouver le temps long, et il décide que le moment est venu de redonner de la hauteur à la réflexion intellectuelle : « On est tous concernés par les dérives éventuelles du Monde, est-ce qu’elles existent ou non, est-ce que c’est ou non un journal qui mène des campagnes, des campagnes continuelles. Même l’élection d’Alexandre Dumas, si je puis dire, au Panthéon, a été l’objet d’une campagne, puisqu’on a eu ce titre tout à fait extraordinaire et peut-être extravagant : "Avec Alexandre Dumas, le métissage au Panthéon". »
Ah ça, s’il y a eu un titre douteux, c’est bien la preuve qu’il y a eu une « campagne ». Je dirais même que c’est « une réalité ». Peut-être en parle-t-on aussi fréquemment dans les cours d’écoles...
Pour être honnête, on sent bien qu’Alain est moins inspiré, mais la puissance de sa précédente réflexion l’a sans doute un peu épuisé, il est en phase de récupération. De toute façon, ça tombe bien, c’est au tour de Serge July, qui est venu vendre un hors série sur les 30 ans de Libération, de faire sa pub. Il s’extasie sur la qualité de son journal, ventant le choix d’une ligne éditoriale axée sur la partie « société » et la culture, bref sur « la société qui bouge ».
Mais voilà que l’on s’achemine doucement vers la fin de l’émission, Guillaume remet ses lunettes et Alain, en intellectuel responsable, est conscient qu’il ne peut décemment laisser le débat se clore sans une autre envolée philosophique. Dans un ultime sursaut, il déploie les ailes de sa réflexion dans l’espace audiovisuel et s’élance majestueusement vers les cimes de la pensée philosophique. Attention ça décoiffe :
« J’ai l’impression que “la société bouge”, et c’est ce qui fait le succès de Libération, est devenu un slogan universel. La société bouge, tout le monde le dit. Et la question que je me pose moi, (.../...)
[parce que hein, c’est quand même ça l’important]
(.../...) c’est : on critique les institutions au nom de la société, on critique les hommes politiques au nom de la société, qui bouge etc., mais y a-t-il place dans quelque journal que ce soit pour un regard critique sur la société quand elle bouge ? (.../...) »
Il marque un temps d’arrêt, affichant la satisfaction bien naturelle de l’explorateur qui a sous les yeux un paysage que personne n’avait pu contempler avant lui :
« (.../...) Parce qu’après tout elle peut bouger bêtement ! Elle peut bouger idiotement ! Elle peut bouger n’importe comment ! Et puis quelquefois l’immobilité c’est pas mal ! [il s’emballe] Des villes un peu calmes etc. c’est pas mal ! Vous savez... pourquoi... Moi j’ai un peu le sentiment que effectivement la société bouge, tout le monde veut que la société bouge, les hommes politiques bougent pas assez, les institutions sont forcément immobiles [il affiche une moue faussement dédaigneuse], l’école, alors n’en parlons pas, mais bon, et alors ? Moi je trouve qu’il faudrait une rubrique antisocial, voilà ! Je suis pour la création d’une rubrique antisocial dans les journaux ! »
Guillaume n’en croit pas ses lunettes. On reste sans voix. Manifestement Alain était dans un grand jour.
Curieusement, Serge July, un brin crispé, semble apprécier moyennement la qualité du discours. « C’est amusant... ». Néanmoins, en bon commercial soucieux de montrer qu’il respecte tous les points de vue, il enchaîne en assurant Alain qu’il est malgré tout le bienvenu pour en parler dans les pages de Libération :
« Nous nous connaissons tous d’une manière ou d’une autre, et Alain a beaucoup collaboré aux pages débat de Libération. Donc quand il a quelque chose à dire sur ces questions là, il le dit notamment dans les pages de Libération. Pas uniquement dans Libération, mais notamment dans Libération. Et on l’accueille très volontiers. » [11].
Effectivement, il semblerait que Serge July ait involontairement mis le doigt sur l’essentiel. Les squatteurs de l’espace public de parole se « [connaissent] tous d’une manière ou d’une autre ». Et alors que des intellectuels sérieux ne trouvent jamais aucune place pour exprimer de véritables réflexions, dès que Finkielkraut a quelque chose à dire, tout le monde l’accueille « volontiers » pour qu’il puisse se répandre à loisir sur la question...
Arnaud Rindel
(24.10.2003)