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Edwy Plenel : " Penser contre soi-même "

En janvier 2002, Le Monde commercialise un ouvrage intitulé Le style du Monde (8 euros), et, proposant une " nouvelle formule ", proclame qu’il change. Huit pages de " dossier spécial ", modestement intitulées " Le Monde 2002 " (édition du 13-14/01/02, rubrique " Horizons " [sic]) ne sont pas de trop pour tenter de le démontrer. Plutôt creux, ce cahier publicitaire a au moins le mérite d’éclairer le lecteur sur la vocation de la publication conjointe, Le style du Monde, présentée comme le " "Livre de style", code de la route et code de l’honneur de la rédaction ".
En ce qui concerne les " changements rédactionnels ", Edwy Plenel, directeur de la rédaction, expose les grands traits du " contrat de lecture " - on traduirait volontiers " ligne éditoriale ", mais l’expression n’est pas écrite.
" Ces règles (...) nous sont donc désormais opposables ", écrivait le directeur de la rédaction. Deux ans après, alors que la direction du Monde a, depuis, été abondamment interpellée, la " profession de foi " plénelienne prend toute sa saveur [1]. En voici de larges extraits [2].

Le Style du " Monde ", un contrat de lecture

" LEÇON (S) : à proscrire. Le Monde n’a pas de leçons à donner. " Glissée à la rubrique " Règles et usages " du Style du Monde, cette mise en garde vaut d’abord pour cet objet même, brochure de 220 pages en vente dans les kiosques au prix de 8 euros.
(...)
Réalisé au sein de la direction de la rédaction par une équipe animée par Laurent Greilsamer, Le Style du Monde rappelle nos principes déontologiques et nos règles professionnelles, accompagnés de l’ensemble de nos documents familiers, chartes et usuels de référence. Cette première édition sera suivie d’autres qui, si le succès de diffusion est au rendez-vous, pourront être annuelles.
(...)
Le Style du Monde vient compléter et parachever l’ensemble du dispositif progressivement mis en place depuis 1994 par lequel nous nous efforçons de faire en sorte que notre journal soit aussi un espace public où le contradictoire a sa place et où le travail collectif, qui lui donne vie, ne se prétend pas au-dessus de la critique. (...)
L’objet du Style du Monde est donc de présenter le contrat de lecture par lequel Le Monde se propose d’être à la hauteur de son ambition : celle d’un quotidien international d’information générale qui a pour vocation la recherche dynamique, responsable et loyale de la vérité des faits dans tous les domaines de la vie publique. Le Monde se refuse à mettre cette mission au service d’un quelconque intérêt particulier, qu’il soit celui de personnes privées ou d’autorités publiques. Il s’efforce d’être un journal indépendant de tous les pouvoirs, économiques, politiques ou idéologiques.
(...)
Tout pouvoir suppose un contre-pouvoir. Libre d’écrire ce qu’il pense et indépendant, un journaliste du Monde doit s’imposer des contre-pouvoirs dans sa pratique professionnelle quotidienne. Ces contre-pouvoirs, ce sont ces règles collectives qui font d’une communauté de travail une communauté d’esprit, partageant une communauté de destin. Un journaliste qui, dans son métier quotidien, ne s’autoriserait que de lui-même, s’émancipant de toute règle collectivement assumée, abuserait de son pouvoir personnel vis-à-vis des lecteurs. Notre liberté suppose notre responsabilité. Nous ne pouvons prétendre bien défendre la première qu’en assumant les exigences de la seconde.
Un journaliste du Monde travaille dans une double contrainte, librement assumée : il est au service du lecteur et au service de l’information. Le premier service que Le Monde doit rendre, c’est informer le plus honnêtement, le plus rigoureusement et le plus complètement possible ses lecteurs. C’est seulement dans l’accomplissement collectif de cette mission que peuvent s’épanouir les talents, sensibilités et originalités individuels.
Etre au service du lecteur signifie que l’on ne saurait faire comme si la lecture du Monde s’imposait naturellement : il nous faut aller à la recherche du lecteur, lui donner envie de nous lire, faire un effort de pédagogie et de lisibilité, tenter de rendre le plus intelligible possible l’actualité dans un monde obscur et incertain. Etre au service de l’information signifie que l’on ne saurait hiérarchiser l’actualité en fonction de nos propres préjugés : il nous faut accepter de traiter ce qui nous dérange, nous bouscule ou nous choque, ne pas déformer ou omettre des faits selon nos intimes convictions, éviter de mêler des phrases de commentaires à la relation des faits. Le métier d’informer suppose d’apprendre à penser contre soi- même, ce qui signifie : se méfier de ses préjugés, faire droit au contradictoire, accepter les critiques, varier les approches, multiplier les curiosités, s’intéresser à ce qui a priori nous serait le plus étrange ou le plus étranger. Humilité, ouverture et pluralité sont les mots-clés de cette discipline collective.
Humilité, c’est-à-dire refus de l’arrogance, de la prétention et du mépris. Un journaliste du Monde doit toujours se demander ce qui s’est factuellement passé (quoi, qui, où, quand, comment ?) avant de se préoccuper de savoir ce qu’il faut intellectuellement en penser. Il doit s’efforcer de raconter avant de juger, d’expliquer avant de commenter, de démontrer avant de condamner. Accepter, quotidiennement, l’épreuve des faits, c’est admettre que ceux-ci ne sont pas d’emblée réductibles à une seule et unique grille d’explication dont les journalistes en général et ceux du Monde en particulier seraient les dépositaires attitrés.
Ouverture, c’est-à-dire refus de l’indifférence, de la routine et du cynisme. Un journaliste du Monde doit toujours se rendre disponible aux surprises de l’actualité, y compris quand elles le dérangent dans ses certitudes les plus établies. Il cultive sa curiosité pour l’événement en ce qu’il mêle l’inattendu et l’énigmatique, l’imprévu et le mystérieux. Sans cesse soucieux de penser ailleurs et de regarder dehors, il combat toute tendance à l’autarcie où Le Monde se suffirait à lui-même, sans ouvrir les fenêtres sur l’extérieur et sans se mesurer sans cesse à la concurrence de la presse internationale de qualité.
Pluralité, c’est-à-dire refus de l’uniformité, du sectarisme et du suivisme. Un journaliste du Monde doit toujours rechercher les points de vue contraires et opposés, fussent-ils minoritaires. Il veille à un équilibre honnête dans la couverture des opinions politiques et intellectuelles, de façon que le lecteur puisse les confronter, comparer et choisir afin de se forger librement ses propres convictions. Enfin, il s’efforce de donner la parole aux sans-voix, aux délaissés et aux oubliés, en allant à la recherche de réalités occultées par les courants dominants de l’actualité.
Tels sont donc les grands principes auxquels Le Monde se veut fidèle. Rendues publiques, ces règles qui font le " style " du Monde nous sont donc désormais opposables. Ce n’est que justice, tant leur respect est au cœur de la relation de confiance qu’un journal peut nouer avec ses lecteurs.

Edwy Plenel
(Le Monde, 13-14/01/02)

 
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Notes

[1D’autant plus quand on la relit à la lumière des articles parus dans la présente rubrique Le Monde, un "quotidien de référence".

[2Titre et chapô : Acrimed.

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