Le 10 janvier 2001, Charlie Hebdo ouvre ses pages à la publicité. L’hebdo contient un encart promotionnel pour un hors-série de Libération, en échange de quoi ce quotidien fera de la pub pour l’hebdomadaire satirique. Le rédacteur en chef de Charlie, Philippe Val, annonce la nouveauté dans un bref encadré au-dessous de son édito de la page 3.
Le même jour, un site réputé dans le milieu du web indépendant, celui du Minirezo, ironise : "Charlie se fait cobrander" [2].
Au passage, l’auteur signale que la signature de Val est désormais suivie d’une adresse mail... La boîte mail de Val est alors engorgée de messages de protestation. " J’ai reçu plusieurs centaines d’e-mails, auxquels je ne peux d’ailleurs pas répondre parce que mon système (tout neuf) est déjà en rade ", confiera Val la semaine suivante, dans son édito de Charlie Hebdo (17 janvier 2001).
Mais cet édito est d’abord un réquisitoire contre Internet. Au terme d’une mise en jambe où il tente péniblement d’expliquer pourquoi Charlie n’aura pas de site web [3], Val attaque bille en tête :
" A part ceux qui ne l ’utilisent (Internet) que pour bander, gagner en bourse et échanger du courrier électronique, qui est prêt à dépenser de l’argent à fonds perdus pour avoir son petit site personnel ? Des tarés, des maniaques, des fanatiques, des mégalomanes, des paranoïaques, des nazis, des délateurs, qui trouvent là un moyen de diffuser mondialement leurs délires, leurs haines, ou leurs obsessions. Internet, c’est la Kommandantur du monde ultra-libéral. C’est là où, sans preuve, anonymement, sous pseudonyme, on diffame, on fait naître des rumeurs, on dénonce sans aucun contrôle et en toute impunité. Vivre sous l’Occupation devait être un cauchemar. On pouvait se faire arrêter à tout moment sur dénonciation d’un voisin qui avait envoyé une lettre anonyme à la Gestapo. Internet offre à tous les collabos de la planète la jouissance impunie de faire payer aux autres leur impuissance et leur médiocrité. C’est la réalité inespérée d’un rêve pour toutes les dictatures de l’avenir. "
Le lecteur ne sera pas surpris : ce mémorable édito est intitulé " Internet, la Kommandantur libérale ".
Et Val de se prévaloir de ses " entretiens " avec Jean-Marie Messier [4], un fervent supporter d’Internet, à l’image... des " militants les plus radicalement à gauche utilisateurs du réseau ". Amalgame, quand tu nous tiens...
Ceux qui auront eu le courage de s’infliger jusqu’au bout le texte de Val verront confirmé le motif de son aigreur : le seul site Internet cité dans cet édito anti-Internet est... celui du Minirezo :
" Un des sites militants s’appelle " Minirézo ", exemple parfait d’une novlangue consubstantielle au monde qu’il prétend dénoncer. "
Citons un dernier passage, qui montre à quel point Val répugne à un " modèle des feuilles d’extrême droite des années trente " [5] :
" La plupart des forums sont les chiottes de la pensée où s’exprime une sorte de gastroentérite intellectuelle. Il y a plein de matière débondée, on y va tout le temps, ça répond sans doute à un besoin des viscères cérébrales, et on clique comme on tire la chasse. "
Dès le lendemain (18 janvier 2001), le Minirezo réplique, dans un article fouillé, signé de quelques-uns de ses principaux animateurs "Val tragique à Charlie : un mort". Libération (20-21 janvier 2001), qui retrace la polémique, cite le passage suivant : "Val, non content de confondre la réalité du réseau avec les messages publicitaires des marchands (qu’il est donc bien le seul à croire), dénonce uniformément l’usage de la liberté d’expression des citoyens sur le réseau comme personne n’avait encore osé le faire. A ce jour, cela fait 1,5 million de sites français tenus par des tarés et des nazis (...). Il dénonce l’idée même d’un système basé sur le partage et l’échange (n’est-ce pas, faut être taré, nazi ou paranoïaque pour faire un truc gratuit)."