« Au Portugal, le scandale pédophile de la Casa Pia s’enlise », est titré un article du Monde (daté 11-12 jan. 04). Une institution accueillant des enfants défavorisés « aurait servi pendant trente ans de "vivier" à un réseau de pédophiles ». Élément nouveau, la décision du procureur « de mettre formellement en accusation dix accusés » (sic). « Tous très connus » : politique, acteur, star de la télé... Mais « ces noms, assortis de bien d’autres, étaient connus depuis des mois et avaient commencé à circuler avant même que la justice ne s’en saisisse officiellement. » Au point que, après la « révélation par la presse » d’une lettre anonyme mettant en cause un commissaire européen, le président portugais lui-même, à la télévision, a dénoncé l’« irresponsabilité » de certains journaux. Et Le Monde décrit une « opinion publique » « choquée et exaspérée par un déballage d’informations invérifiables dans les journaux et télévisions - où certains enfants sont même apparus masqués pour faire des "révélations" ». Quant au Parlement, il débat sur les « limites de la liberté de la presse ».
On est au Portugal. En France, Le Monde ne s’est pas interrogé sur sa couverture de l’« affaire Alègre » devenue quelques mois durant l’« affaire Baudis ».
Par exemple, Le Monde a publié le 17 juin 2003 un article de deux correspondants à Toulouse, Jean-Paul Besset et Nicolas Fichot :
« Affaire Alègre : les enquêteurs reconstituent l’histoire de "la maison du lac de Noé"[ »[Parmi les " précisions " publiées par Le Monde le 5 juin 2003, celle-ci :
" CHÂTEAU D’ARBAS. Les soirées sadomasochistes évoquées dans nos articles consacrées à l’ "affaire Alègre" (Le Monde du 20 mai et suivants) se seraient déroulées dans le château de Gourgue, propriété du comité des œuvres sociales des agents de la ville de Toulouse, situé sur la commune d’Arbas (Haute-Garonne), et non au château d’Arbas, qui appartient à la famille Michel depuis 1986, nous demande de préciser celle-ci. "]].
Le 28 septembre 2003, Robert Solé, le médiateur du Monde, consacre sa chronique à cet article.
« Les gendarmes, y affirmait-on, avaient pu reconstituer l’histoire de "soirées sadomasochistes accompagnées d’actes de torture, organisées par Patrice Alègre, dans lesquelles des personnalités seraient impliquées" », rappelle Solé. « Divers détails étaient donnés dans l’article, qui signalait notamment des anneaux fixés au mur, "à une cinquantaine de centimètres du sol, à hauteur d’enfant ou d’une personne devant se tenir accroupie ou à quatre pattes." »
De « prétendues constatations » immédiatement démenties par le procureur de Toulouse [1], tandis que, rapporte Solé, " des lecteurs se sont déclarés consternés que Le Monde ait publié "un tissu de mensonges et de rumeurs sans fondement". "
Et le médiateur fait part de la réponse de Jean-Paul Besset :
« C’était une enquête sur un lieu soupçonné d’avoir abrité des soirées sadomasochistes et sur lequel une information judiciaire est toujours ouverte. Aucune personne n’était nommément mise en cause dans l’article. Nous n’avons pas vu l’intérieur de cette maison, qui est occupée par de nouveaux propriétaires, mais nous avons recueilli et croisé un certain nombre de témoignages. Certaines de ces informations sont-elles fausses ? Avons-nous été manipulés par des enquêteurs ? Il n’y aurait pas eu de doute si, dès le début, le procureur de la République, qui est chargé d’informer l’opinion de l’avancée de l’enquête, avait eu des rencontres régulières avec la presse. »
En résumé, Besset reconnaît que l’article n’est fondé que sur des « on dit », mais suggère que le mutisme des autorités judiciaires justifie la publication de rumeurs...
Le 22 septembre (soit quelques jours avant le médiateur du Monde...), « Arrêts sur images », l’émission animée sur France 5 par Daniel Schneidermann, était revenue sur le traitement médiatique de « l’affaire Alègre », et notamment sur cet article (lien périmé).
Schneidermann. « Il peut arriver que des vedettes de la télévision ou des envoyés spéciaux dérapent. Ça peut arriver aussi à des journalistes de terrain. L’exemple de Nicolas Fichot, ex-correspondant du Monde dans le Sud-Ouest, très bon - trop bon peut-être - spécialiste du terrain, qui a livré dans un article des détails épouvantables, et, très vraisemblablement imaginaires. »
(On remarquera l’ " oubli " du coauteur, Jean-Paul Besset.)
Suit un " sujet " vidéo : l’interview de Nicolas Fichot,« ex-correspondant du Monde ». Extrait.
– Le journaliste d’ " Arrêts sur images ". " Vous êtes allés voir celui ou ceux qui sont rentrés dans la maison ?
– Fichot. Oui. J’ai vu, oui, j’ai vu, un gendarme qui est rentré dans la maison. O-ffi-cieu-se-ment. Il n’a pas le droit de dire, officiellement, qu’il est entré dans la maison. Je joue sur les mots, peut-être. Je ne vais pas le foutre, euh, aussi dans l’embarras.
- Quand vous écrivez, euh, quand vous parlez de sang dans votre article et que vous l’écrivez, vous êtes allés un peu loin ou pas ?
- Non, je crois pas. Non, je crois pas. Elle, elle dit à certaines personnes - parce que j’ai pas l’article en mains, puis bon ? - Mais je crois que dans l’article je ne dis pas que c’est du sang, je dis que, elle, elle dit - il y a une subtilité dans l’article - elle, elle dit que, à son avis, ça pourrait être du sang. Vous pourrez vérifier, je m’en souviens pas. Je ne dis pas que c’est du sang.
- Ouais.
- Ouais ?
- Ouais, mais j’l’ai là, en fait.
- Ouais ?
- J’peux vous dire ce qu’elle dit euh, euh... Voilà... Exactement. Hum. Attendez . Ah voilà :
" Ces moquettes de ton gris, étaient couvertes de taches brûnâtres que la propriétaire a identifiées comme tu sang séché. " [2]
- Ouais. " Aurait iden... ". Euh. J’aurais dû écrire - " on ", aurait dû écrire, pardon - " aurait identifié ". Elle, elle y a pensé !
- Quand vous écrivez :
" Des employés de l’hôtel de l’Arche [...] ont indiqué au Monde qu’à plusieurs reprises, des draps ensanglantés avaient été apportés pour y être lavés dans la machine de l’établissement. "
- Oui ?
- Donc, c’est des employés de l’hôtel de l’Arche, euh... qui vous donnent ces informations ?
- Euh... oui.
- C’est ça ?
- Oui ! Oui ! Ça, enfin... Parce que il n’y en avait pas quarante...Eh... Ce sont des amis des employés. Savez, quand une employée dit à un dîner : " Tiens, c’est marrant ", euh... Avec des amis, euh... " j’ai encore lavé des draps pleins de sang qu’a amenés la femme ", euh.... " ’Fin, pas de sang, de taches bizarres, de sang, ça partait pas sur ’p’tite machine alors on l’a em’mené à l’hôtel pour qu’ça parte ". Si elle le dit à deux aut’z’amies, ça va circuler dans l’oreille. Donc, une fois-deux fois-trois fois-quatre fois. Si c’est raisonnablement sans engeance et sans envie de nuire, on peut se dire qu’y a ptet du vrai !
- Qui vous parle par exemple des... euh... des " anneaux meulés dans le mur " ?
- Des gens de Noé, et des enquêteurs. Quand un... enquêteur vous dit " vous avez vu des anneaux ", et quand un autre enquêteur vous dit " des anneaux vous les avez vus ", c’est qu’il y a probablement des anneaux. Quand des gens du village vous disent " il y en avait ", c’est que on peut dire, ’fin, on peut penser qu’y en avait, quoi. Je n’ai pas dit " il y avait des anneaux ", ou, je me suis mal exprimé dans mon article, j’ai dit que, on dit qu’y en avait.
- Quand vous dites, euh : " Les gendarmes ont découvert dans les murs plusieurs fixations d’anneaux qui avaient été meulés. Ces anneaux étaient situés bas, à une cinquantaine de centimètres du sol, à hauteur d’enfant ou d’une personne devant se tenir accroupie ou à quatre pattes. "
- Oui.
- Pourquoi vous écrivez ça ? !
- Parce que je crois que c’est vrai.
- Vous n’êtes pas dans l’interprétation, quand vous dîtes " à hauteur d’enfant ou d’une personne devant se tenir accroupie ou à quatre pattes " ?
- Vous avez raison. Mais quand, euh... Non, non ! C’est de l’interprétation. Chuis d’accord avec vous... D’abord j’n’ai pas dit que... j’n’écrivais pas que des bêtises. Ensuite vous avez raison, c’est de l’interprétation ! De toute façon c’t’article, que j’ai fait dans Le Monde, - qu’ " on " a fait dans Le Monde...
- Avec Jean-Paul Besset...
- Avec Jean-Paul, oui. C’est un article qui n’est pas méchant, ce sont des faits qui semblent être vrais. Ça semble être tellement vrai que... le procureur a fait un dementi.
Ce s’rait à refaire, d’ailleurs, j’le r’f’rais pas, moi. Tout ça c’est l’bureau des embrouilles, ce s’rait à refaire, j’le r’f’rais pas. "
Fin septembre, on apprenait que Daniel Schneidermann, collaborateur du Monde, était licencié pour avoir critiqué la direction du journal dans quelques pages de son nouveau livre Le Cauchemar médiatique (Denoël) (lire Les suites visibles de "la face cachée").
Plus tard, Schneidermann expliquera qu’il a ajouté dans son livre la partie concernant Le Monde " en constatant que les allégations du Monde dans l’affaire Alègre - " un festival de rumeurs " selon lui -, n’étaient suivies d’aucun débat interne ni mea culpa." (Stratégies, 18/12/03, lire " Tu ne cracheras plus dans la soupe ").
Mais la réponse la plus convaincante du Monde n’est-elle pas la nomination de Jean-Paul Besset, peu de temps après son dérapage mémorable, au poste de directeur adjoint de la rédaction du Monde ?