Lettre d’Alain Rollat à Henri Maler, d’Acrimed
Cher Monsieur,
Etre journaliste - les membres de votre Association le savent aussi bien que moi - c’est faire de l’exigence de vérité sa vertu cardinale. La vérité étant plurielle, cette voie est aléatoire. S’y aventurer, c’est prendre le risque d’y côtoyer l’ignorance, l’erreur et le mensonge. Il y faut de l’expérience et de l’humilité. Il y a des faits qui mentent parce qu’ils sont isolés de leur contexte ou n’apportent qu’une connaissance fragmentaire de la réalité. Il y a des jugements qui déforment parce qu’ils sont fondés sur un intérêt. Il y a une bonne foi qui abuse parce qu’elle reste embourbée dans l’erreur. Les manuels de journalisme sont bourrés d’exemples de ces vérités que l’on ne sait pas voir, que l’on ne veut pas voir, que l’on voit mais que l’on ne peut pas ou ne veut pas dire, de ces vérités que l’on montre à des gens qui ne veulent pas les voir ou que l’on dit à des gens qui ne veulent pas les entendre. Il y a aussi, plus banalement, les vérités que l’on dissimule parce qu’elles démentent celles qu’on affiche…
J’ai honte que Le Monde, que j’ai religieusement servi pendant vingt-cinq ans, soit devenu « fournisseur » en la matière. Mais je boirai mon calice jusqu’à la lie.
Je vous autorise donc, si cela vous paraît utile à une meilleure compréhension du fonctionnement du système médiatique, à rendre publics, en tout ou partie, les courriers que j’ai adressés ces temps derniers à la présidence de la Société des Rédacteurs (dont je reste membre), et au Directeur de la Rédaction du Monde, à propos de pratiques que je n’avais jamais connues jusque là.
Je le fais - ces courriers étant restés sans réponse - parce que ces pratiques sont en rupture avec les valeurs fondatrices du Monde, ne respectent pas le droit des lecteurs à une information véridique et portent préjudice à celles et ceux des journalistes du Monde dont la courageuse résistance intellectuelle me fait encore espérer qu’un autre Monde reste possible bien que son indépendance ne tienne plus qu’à un fil illusoire.
Cette autorisation vaut aussi pour le texte du droit de réponse dont la publication m’a été refusée.
Bien à vous.
Alain Rollat
Sète, le 6 février 2004.
Lettre à la Présidente de la Société des Rédacteurs du Monde (16 novembre 2003)
Chère Marie-Béatrice Baudet,
Chère Présidente,
…La façon dont la Société des Rédacteurs, dans sa majorité, semble s’être accommodée du bannissement de Daniel Schneidermann entretient mes doutes sur sa volonté de survie.
Pourquoi votre conseil n’a-t-il pas soulevé l’objection de conscience ?
Il s’agissait d’une question d’éthique, pas d’un banal conflit du travail. En tant que représentant de l’actionnaire principal, statutairement tenu de veiller « à la permanence des principes déontologiques constitutifs de l’identité du journal » - comme cela était opportunément rappelé, en mai dernier, dans l’exposé des motifs du rapport de votre conseil sur la réforme des statuts de la SRM - votre conseil était fondé à opposer un veto moral à la réaction caporaliste de Mon ex-Prince. Quand on a le privilège de pouvoir élire son directeur on a non seulement le droit mais le devoir, parfois, de lui demander des comptes. Et quand on dispose d’un tel privilège dans un journal dont les lecteurs sont, eux aussi, actionnaires, il est logique d’en user sous leur regard en toute transparence et en toute liberté d’expression. Ce n’est pas Daniel Schneidermann qui s’est affranchi de nos principes fondateurs, ce sont ceux qui ont décidé de le licencier pour crime d’irrévérence. Quand je pense que j’ai milité pendant vingt-cinq ans pour que Le Monde ne devienne jamais un journal comme les autres !…
A propos d’éthique, j’aimerais savoir, au passage, si ce que j’ai lu le mardi 4 novembre, en page 18, dans les « Brèves » de Midi Libre, est exact. Sous le titre « Diffamation » il était écrit, en bas de colonne : « Le directeur du journal Le Monde, Jean-Marie Colombani, qui réclamait 150.000 euros de dommages et intérêts à l’homme d’affaires Pierre Botton pour diffamation, a été débouté par le tribunal de grande instance de Paris. » Je n’ai rien lu, à ce sujet, dans Le Monde. Ai-je fait un ratage ? Je voudrais en avoir le cœur net pour savoir enfin jusqu’à quel point je me suis trompé chaque fois que j’ai fièrement expliqué aux lecteurs du Monde que notre journal, en matière déontologique, se faisait un honneur d’être au-dessus de tout soupçon.
Bien à vous.
Alain Rollat
Un droit de réponse d’Alain Rollat à la rédaction du Monde (10 décembre 2003)
– Le contexte (par Acrimed)
Dans l’article d’Edwy Plenel paru le 5 décembre 2003 sous le titre « Quand "Le Monde" a changé "Le Monde" », on pouvait lire notamment ceci :
« Dans un assaut de critiques qui n’excluaient pas l’hommage à sa réussite éditoriale, notre quotidien fut soudain placé au cœur du débat sur le journalisme, ses pratiques et ses dérives. Outre deux témoignages d’anciens collaborateurs (Bien entendu... c’est off, Daniel Carton, éd. Albin Michel ; Ma part du Monde, Alain Rollat, Les Editions de Paris-Max Chaleil), cette mise en cause a été portée par les livres de Pierre Péan et Philippe Cohen (La Face cachée du Monde, Fayard) et de Bernard Poulet (Le Pouvoir du Monde, La Découverte). Vue de l’intérieur, cette polémique a paru excessive et injuste, voire diffamatoire, au point de nous obliger à en demander réparation devant la justice. »
Alain Rollat, adresse alors un « droit de réponse » dont la publication a été refusée par Le Monde au motif que la « jurisprudence » ne la permettait pas… Notre « jurisprudence » nous permet, avec l’autorisation de l’auteur, de le publier ici.
– Le droit de réponse d’Alain Rollat
Je suis très sensible au fait que « Le Monde » ait attendu d’avoir bouclé son « Tour du monde en 80 journaux » pour porter à la connaissance de ses lecteurs, dans ses éditions datées du 5 décembre, sous la signature d’Edwy Plenel, l’existence de ma contribution aux interrogations sur son avenir parue fin mai, aux Editions de Paris - Max Chaleil, sous un titre qui, jusque là, n’avait pas attiré son attention parce que, sans doute, trop nombriliste : « Ma Part du Monde ».
Mais le contexte dans lequel est mentionné mon témoignage pourrait donner à penser aux lecteurs du Monde - qui ont été aussi un peu les miens pendant 25 ans - que cette contribution s’inscrit dans « un assaut de critiques » menées contre mon journal (j’en reste lecteur et actionnaire) à propos « du débat sur le journalisme, ses pratiques et ses dérives ».
Un tel amalgame dénaturerait ma démarche.
Je tiens donc à préciser que je garde toute mon estime à la Rédaction du Monde, dont beaucoup de membres subissent aujourd’hui des orientations qu’ils n’ont pas choisies.
Si, depuis 1994, « Le Monde a changé Le Monde » et en tire « fierté » comme l’affirment le titre et le sous-titre de cet article d’Edwy Plenel magnifiant les réformes conduites sous l’autorité d’Edwy Plenel, ce n’est pas seulement dans son contenu rédactionnel. Si Le Monde est devenu un journal ordinaire, c’est surtout parce que sa direction ne s’est pas bornée à « bousculer » ses « héritages » quand elle s’est affranchie de ses principes fondateurs : elle les a dilapidés ! Elle les a même dilapidés en pure perte puisque l’indépendance du Monde n’a jamais été aussi fragilisée alors que la nouvelle direction s’était engagée à la consolider. La preuve en est que les journalistes du Monde ont perdu, depuis 2001, le droit de choisir et d’élire librement le directeur de leur journal. J’ai ma part de responsabilité dans ce triste bilan mais je n’y vois aucun motif de « fierté ».
Alain Rollat
Lettre à Edwy Plenel, directeur de la rédaction du Monde (26 janvier 2004)
Mon Cher Edwy,
Tu te flattais, le 5 décembre, d’avoir « changé Le Monde ». Je te félicite donc d’en avoir fait un objet de divertissement. Quelle bonne idée d’avoir inventé l’info cryptée ! Les rébus à usage interne de ces derniers jours mériteraient d’être primés au prochain festival de la cachotterie.
J’ai bien noté, par exemple, que la Société des lecteurs aura désormais un nouveau président en la personne de l’estimable Marcel Desvergne, appelé à remplacer le dévoué Alain Minc (Le Monde du 31 décembre). Mais je n’ai toujours pas trouvé par quel biais représentatif celui-ci conservera la présidence du conseil de surveillance de notre groupe dévolue es-qualités, en principe, à celui-là. Mes compliments au concepteur de ce tour de passe-passe !
Je n’ai pas flairé non plus quel sort est promis à cette chère Dominique Alduy, remplacée dans ses fonctions de Directeur général du quotidien (Le Monde daté 18-19 janvier) par le bizuth Fabrice Nora. Bravo pour le suspense ! Même l’ours du Monde ne semble pas au parfum ! A moins, bien sûr, qu’il ne fasse l’âne pour les besoins d’un autre jeu de piste…Car il ne m’a pas échappé que le brave Jean-Paul Besset n’y figure plus depuis le 17 janvier. En a-t-il été éjecté à son insu, comme je le fus naguère ? S’en est-il retiré sur la pointe des pieds ? Sa case de directeur adjoint de la rédaction aurait-elle été supprimée pour des raisons inavouables ? Bravo pour le mystère ! J’espère pour lui qu’il ressortira vite de ton chapeau.
J’ai aimé sans réserve, en revanche, l’élégance expéditive du coup bas que notre pétulante maîtresse du « Monde des livres » a porté au dernier ouvrage de Pierre Jourde, son meilleur ennemi, sans dévoiler à ses lecteurs la vraie raison de sa cruauté. Je n’avais encore jamais vu l’une des grandes plumes du Monde profiter ainsi de sa position privilégiée pour régler des comptes personnels. Quand informeras-tu les lecteurs du Monde, de façon plus franche, sur les causes du psychodrame qui oppose depuis un certain temps les deux protagonistes de cette dispute littéraire jusque sur le terrain judiciaire ? Bravo, en attendant, pour cette mascarade ! [1]
Mais je te félicite surtout pour la maestria cachottière avec laquelle notre estimé journal s’est autocensuré pour occulter le jugement du procès en diffamation qu’il a perdu, en première instance, contre le sieur Pierre Botton. Après tout ce que tu avais écrit, à ce sujet, au printemps dernier je m’attendais à un brillant numéro de ta part d’éthique et je n’ai pas été déçu [2]. C’est la première fois, à ma connaissance, qu’une issue judiciaire de nature à contrarier le maître du Monde est portée à la connaissance des lecteurs du Monde…dans les colonnes d’une publication annexe, en l’occurrence Midi Libre, son satellite languedocien ! J’ai cherché un moment avant de dénicher cette nouvelle dans une brève de bas page publiée le 4 novembre par le quotidien de Montpellier : « Le directeur du journal Le Monde, qui réclamait 150.000 euros de dommages et intérêts à l’homme d’affaires Pierre Botton pour diffamation, a été débouté par le tribunal de grande instance de Paris ». Quand informeras-tu de la teneur de ce jugement ceux des lecteurs du Monde qui ne lisent pas Midi Libre ? Bravo, en tout cas, pour cet escamotage hors du commun déontologique !
Je n’insisterai pas, dans ce contexte, pour que tu publies le banal droit de réponse que je t’avais adressé à la suite de ton article du 5 décembre signalant l’existence de « Ma part du Monde », sept mois après sa parution, dans un contexte qui dénaturait mon regard sur les changements dont tu te vantes. Si tu n’avais pas refusé sa publication j’aurais eu peur d’en rater la lecture dans le journal de Perpignan ou dans celui de Rodez… Ne sachant comment t’en remercier permets-moi d’apporter ma contribution à tes innovations journalistiques.
Puisqu’il convient d’encenser la manière dont tu as « changé Le Monde », après avoir « bousculé nos héritages », je te soumets ma propre info devinette. Qui a dit du Monde : « Sa première ambition est d’assurer au lecteur des informations claires, vraies, et dans toute la mesure du possible, rapides, complètes. » ? Tu trouveras la réponse, dans nos archives antiques, en remontant la piste du vieil original qui nous priait de « dire la vérité, même si ça coûte… surtout si ça coûte ! »
Tout cela pour te souhaiter, de loin, une année joyeuse.
Bien à toi.
Fraternellement,
Alain Rollat
* Copie pour information, au Conseil de gérance de la Société des Rédacteurs.