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Dossier

Espagne, mars 2004 - Des attentats aux élections : contorsions médiatiques

Quelques jours d’informations intensives et de commentaires avisés [1].

I. Attentats

Le jour même des attentats de Madrid, la plupart des médias français ont laissé libre cours à leur talent habituel.

1. Du coté des télévisions et des radios, ce fut : mise en scène de l’émotion (légitime) et mise en débats des spéculations (outrancières).

 Sous le titre « Psychodrame », Pierre Marcelle dans Libération du 15 mars va droit à l’essentiel :

« (...) Tout à l’heure, (...), lorsque, à midi pétant et pour cent quatre-vingts secondes, notre solidarité avec le peuple madrilène ou espagnol, ou européen comme on voudra, pourvu qu’il soit du parti du bien sera invitée à se mettre en scène. Des caméras des JT la saisiront alors, qui tâcheront de faire oublier la débâcle, jeudi, des médias audiovisuels emballés : tout le jour durant, dans l’empressement de leurs experts à désigner un coupable avant même que soient recensées les victimes, les chaînes se seront ainsi livrées à un formidable exercice de télé-Pujadas. Leur propension naturelle à s’automanipuler en relayant le discours des autorités espagnoles leur fit tordre l’émotion de millions d’âmes. Jusqu’à se dresser debout sur les freins, le soir venu, quand elles consentirent enfin à examiner une autre hypothèse que celle de ses certitudes « autorisées »... ».

On ne sait quelle chaîne de télévision ou quelle station de radio mérite la palme. TF1 ou France 2 ? Europe 1 ou RTL ? France Info passant en boucle les « hypothèses » ajustées à la propagande du gouvernement Aznar, ou France Inter qui réussit le tour de force de remplir de spéculations expertes et d’experts spéculatifs deux émissions spéciales ? Car cette station nous a offert 2 fois 2heures de pathétiques émissions spéciales de 18 à 20h les 11 et 12 mars

 A moins que Rfi, qui a la réputation d’être plus ... « experte » (précisément...), ne doive, pour cette raison même, servir ici de référence : un exemple édifiant de ce que vaut une chronique quand elle épouse la version des « enquêteurs » officiels.
- Lire : Attentats de Madrid : quand le suivisme s’empare d’un chroniqueur de Rfi

 Jeudi soir...La poussière des attentats de Madrid ne s’est pas encore dissipée. France Inter propose son émission d’après journal de 19h en semaine : « le téléphone sonne » avec Alain Bédouet comme animateur. Le sujet de ce jeudi : « Carnage terroriste en Espagne : questions sur les attentats de Madrid », avec comme invités, deux « experts » : Jean Chalvidan de l’institut de criminologie de Paris, auteur de ETA, l’enquête, et Xavier Cretier, Professeur Sciences Politiques à l’université Versailles-St-Quentin, auteur de « les séparatismes violents en Europe ». 1’50 mn environ, après le début de l’émission Alain Bédouet précise, juste avant de donner la parole au premier auditeur  : « Nous essayons de vous répondre en direct avec s’il le faut des conditionnels  ». Sans doute, des conditionnels de certitude, à en juger pas la suite.

Une première question, de Yann :
«  Je trouve assez suspect le fait que tout le monde se jette comme ça sur ETA alors qu’il semble ne pas y avoir de preuves. Je ne peux pas m’empêcher aussi de noter (...) une certaine singularité dans le mode opératoire avec les attentats de Bali (...) A partir de là, est ce qu’on, peut exclure des organisations de fondamentalistes Musulmans (...) ? »

Jean Chalvidan répond à ce premier auditeur :
« [On est sûr]... parce qu’il y a des indices, plus que des indices, il y a des preuves. Première preuve : c’est le troisième attentat dans un train depuis le 24 décembre. Deuxième preuve : une voiture piégé à coté du lieu de l’un des attentats qui est une méthode déjà utiliseé par l’ETA dés 1973, dés la mort de l’amiral Carrero Blanco. ça c’est un processus habituel. Troisième preuve plus personnelle... J’ai appelé pas plus tard qu’hier soir un certain nombre de mes amis dans la presse et puis dans les services de police pour savoir quelle était l’ambiance à Madrid est tous m’ont dit c’est une ambiance assez curieuse on vient d’apprendre que 200 cents policiers ont été acheminés sur Madrid parce qu’on redoute un attentat. J’ai appris ça hier soir à 9 heures et des poussières (...) »

Expert ? Vous avez dit « expert » ?

 Sur France Culture qui a la réputation d’être « réfléchie », l’émission de Philippe Meyer « Esprit public » de 11h à midi le dimanche (après les différentes émissions religieuses...) propose, avec le concours de Max Gallo notamment, un championnat d’assertions péremptoires. L’émission est enregistrée, mais qu’importe la plus élémentaire des prudence : Philippe Meyer soutient avec aplomb que c’est forcément ETA. Il faut dire que, après de nombreux « licenciements » de chroniqueurs multicartes, mobilisés depuis 1999 (on en reparlera...), l’antenne est confortablement installée « à droite toute » , avec Slama et Adler en têtes d’affiche, et Colombani pour faire ... contrepoids (si l’on ose dire ...)

Après tant de débauche spéculative, on aurait pu croire - quelle naïveté ! - que s’ébaucherait un début de bilan critique. Rien du tout. C’est ainsi que l’on entendit, le matin un présentateur de RMC Info qui avait incriminé violemment ETA jeudi matin, se défendre d’avoir commis une erreur le jeudi matin, en arguant qu’il avait cru de bonne foi le gouvernement espagnol sans pourvoir imaginer que ledit gouvernement « se trompait ».
Croire de bonne foi est une marque indiscutable de l’indépendance et de la responsabilité du journalisme.

2. Du côté de la presse écrite, qui se prévaut de son aptitude, à prendre le recul dont ne disposeraient pas les radios et les télévisions, on eut droit à de louables tentatives ... de jeter la confusion.

 Mais saluons d’abord la délicatesse toute politicienne de ce titre de la « Une » de La Tribune du 12 mars 2004 : « Le terrorisme endeuille la sortie d’Aznar ».

Ce « Requiem pour Aznar » n’occupe pas toujours la « Une », mais on l’entend et le lit de toutes parts.

 Ainsi Les Dernières Nouvelles d’Alsace , le vendredi 12 mars, nous offre un éditorial de Dominique Jung, intitulé « La vaine stratégie de l’effroi, », où l’on découvre au détour d’un commentaire sur la sauvagerie des terroristes, cet étrange couplet : « C’est le plus triste départ qui soit pour le Premier ministre espagnol, dont le parti était donné gagnant du scrutin du 14 mars. Alors que rien ne l’obligeait à prendre pareille décision, José Maria Aznar avait choisi de quitter ses fonctions. Ce renoncement [...] reposait sur des convictions respectables. Même si, pendant ses huit ans à la tête du gouvernement, José Maria Aznar s’est montré plus séduit par les sirènes atlantistes que par la construction de l’Europe, il donne ainsi une leçon de modestie. [...] Les attentats d’hier sont un affront personnel pour cet homme au moment où il le mérite le moins. »

 Dans la série, les « dérapages » font la loi : L’Express (et quelques autres) dont la frénésie sondagière et publicitaire méritent des louanges des instituts (de sondage) et des agences (de publicité) Comme toujours, le pire est dans d’apparents détails et éclaire l’indécence ordinaire... Et L’Express a atteint de tels sommets que les autres n’ont droit qu’à des lots de consolation :
- Lire : Les attentats en Espagne mis aux enchères par L’Express et Attentats de Madrid : grand prix de l’indécence publicitaire.

 Et la presse de référence ? Dans l’urgence sans doute, en raison des « délais de bouclage », Le Monde daté du 12 mars a trouvé le temps et la place nécessaire pour consacrer une page entière ... à la responsabilité d’ETA, avant de rectifier sans le moindre repentir.
- Lire : Attentats de Madrid : Le Monde était sur la piste

 A relever, pour finir ce rapide survol, cette étrange alchimie : comment un pseudo sondage sur internet devient une information internationale.
- Lire : Attentats de Madrid : Quand Associated Press « s’informe » sur Wanadoo.Maroc

II Elections

1. La veille des élections, des manifestations se multiplient en Espagne pour qui exiger la vérité et dénoncer « le coup d’Etat médiatique ». Quelques commentaires, quelques images à la télé. En voici une :

 Les élections ayant contrarié les pronostics, il fallut commenter à la hâte. Pas de chance pour l’un de nos extra lucides - Jacques Attali - qui ayant déjà commenté à l’avance la victoire de la droite espagnole, nettoya après coup le site de L’Express...
- Lire : Espagne : Attali manie mieux la gomme que le crayon

2. Mais comment comprendre les résultats ? Comme une victoire du peuple espagnol contre le « mensonge d’Etat » ou comme une d’Al-Qaida sur la démocratie ?

 Les Dernières Nouvelles d’Alsace, sagement ( ?), nous proposent successivement les deux thèses :

- Lundi 15 mars. L’éditorial de Jean-Claude Kieffer - « Plus qu’un changement de cap » - , (sic) souligne ceci : « Insister comme l’a fait José Maria Aznar sur le terrorisme basque, en cherchant aussi longtemps que possible à nier la piste islamiste, a provoqué colère et indignation. Et rappelé que les Espagnols étaient opposés à près de 80 % à l’alignement de Madrid sur les thèses de Washington dans la crise irakienne. A l’envoi de troupes surtout. » [2]

- Mardi 16 mars. L’éditorial des DNA, signé cette fois, Dominique Jung et titré « Interférences » soutient pratiquement l’inverse : « Comme des pirates qui détournent un avion de son itinéraire, [...] les terroristes de Madrid ont annexé un vote dont ils n’auraient jamais dû s’approcher. C’est bien la première fois que la politique étrangère détermine une élection législative, scrutin qui se joue en général sur des facteurs strictement domestiques. Bien que restés majoritairement hostiles à la guerre en Irak, les Espagnols ne faisaient plus de cette répulsion le paramètre décisif de leur vote. [...] ». Suit alors cette précision (qui nous soulage...) : « Cela n’enlève rien à la légitimité du scrutin de dimanche, par lequel les Espagnols ont effectivement voulu sanctionner la droite. ».

 Pas de valse-hésitation, en revanche, du côté du Point dont le très distingué éditorialiste vient au secours de son mentor-menteur. Une grande leçon de journalisme : admettre sans sourciller le mensonge et la raison d’Etat.
- Lire : Elections en Espagne : Claude Imbert-Aznar et la « victoire du terrorisme »

 Mais c’est évidemment à Alexandre Adler, dont l’hypermnésie peut laisser croire qu’il « domine » les connaissances dont il fait étalage, que l’on devait la plus grande acuité.

Nous sommes sur France Culture, le 15 mars 2004. Alexandre-le-Magnifique dénonce -courageusement ... le « vote de la trouille » des électeurs espagnols, puis confirme son propos en disant que le parti « munichois » l’avait emporté sur celui du courage (i.e. celui d’Aznar). Au passage, il écarte l’hypothèse selon laquelle la manipulation du gouvernement Aznar serait partiellement responsable de sa défaite aux élections d’un méprisant : « A d’autres ! ».

Et notre fin lettré de poursuivre en rappelant les propos de Churchill en 1938 à destination de Chamberlain : « Vous avez le déshonneur, et vous aurez la guerre ». Et cette perle sertie dans l’airain de la suffisance autosatisfaite. En substance : on dira peut-être que ce sont des propos de « con » (dixit Adler, mais au second degré, bien sûr), mais je les assume. Car, dit notre fat, « Je ne suis pas un intelligent du spectacle ». Exquis...

 Les commentaires sont, cette fois, très différents du côté de Libération et du Monde qui tentent de retracer les étapes du « mensonge d’Etat » et y voient l’une des causes principales de la défaite d’Aznar.

Mais une question, au moins, ne sera pas posée : que se serait-il passé dans les médias en France si un tel mensonge avait été propagé par nos très vénérables gouvernants, quand on voit comment, à distance, ces médias ont souvent suivi (escortés de nos inénarrables « experts »), la thèse officielle du gouvernement espagnol ?

En tout cas, des attentats aux élections, nous avons eu droit à de magnifiques exercices de suivisme et d’opportunisme éditorial. Lire, par exemeple, une petite anlise rétrospective : Ouest-France et l’Espagne : dans le sens des vents contraires

A suivre...

Le 21 mars 2004 - Revu le 23 avril 2004.

 
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Notes

[1Cet article, revu le 23 mars, peut encore être modifié à mesure que notre « dossier » prend forme

[2Plus loin, il regrette que JM Aznar n’ait pas perçu que « l’Espagne est une plaque tournante du terrorisme islamiste. Cette faiblesse [...] a été négligée par le gouvernement Aznar, entièrement mobilisé par la lutte contre l’ETA et par le développement économique, son incontestable réussite. ». Requiem pour Aznar, suite ?

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