Dans la chronique qu’il tient à Charlie Hebdo, Corcuff, dans le numéro en date du 14 avril 2004, sous le titre, très journalistique et faussement provocateur, « Les journalistes sont-ils tous des vendus ? » [1], écrit :
« "Propagande", " connivence ", "manipulations", " mensonges ", "vendus au capital "... : la critique gauchiste des médias nous a appris le sens de la complexité. Le nouveau Petit manuel de l’observateur critique des médias (diffusion Co-Errances, 45, rue d’Aubervilliers 75018 Paris), rédigé par Henri Maler (pour l’association Acrimed : Action-Critique-Médias) et Pierre Rimbert (pour le journal qui pue : PLPL), s’inscrit dans un tel firmament de subtilité. « Surveiller la presse » est son mot d’ordre ! Mais pourquoi le mouvement altermondialiste, si critique à l’égard de la malbouffe, apparaît-il friand d’une nourriture intellectuelle pauvrement standardisée ? Pourtant, une autre critique des médias est possible. Tournons-nous vers les investigations philosophiquement passionnantes du livre de Géraldine Muhlmann, Du journalisme en démocratie. »
L’objectif de cette publicité comparative est patent : se débarrasser de la critique des médias en faisant passer ceux qui la mènent pour des imbéciles. Et, dans ce but, il suffit de faire dire au Petit manuel de l’observateur critique des médias, co-produit par Acrimed et PLPL, ce qu’il ne dit pas et même l’inverse de ce qu’il dit. Ce que tout lecteur, pour 2 euros seulement (le modeste prix de la brochure), pourra lui-même constater.
Corcuff... encore
Ce donneur de leçons est donc un faussaire [2]. Mais c’est aussi un opportuniste. Depuis trois ans, Philippe Corcuff, totalement silencieux sur les médias qui lui accordent l’hospitalité et sur ceux dont il espère sans doute qu’ils ne vont pas tarder à le faire, s’est lancé dans une croisade héroïque (et un tantinet narcissique) contre la critique des médias [3]. C’est ainsi que, tour à tour ou simultanément, Noam Chomsky et PLPL, Philippe Cohen et Pierre Péan, Pierre Bourdieu et Serge Halimi et, désormais, Acrimed, ont bénéficié de son affectueuse attention et de sa « politique de la caresse ».
Si, jusqu’alors, nous nous sommes tus, non sans une certaine impatience, c’était pour pouvoir suivre de plus près l’ascension d’un simple aspirant au statut (curieusement envié de la part de ce prétendu admirateur de Pierre Bourdieu) d’« intellectuel médiatique ». Désormais, l’espace médiatique lui étant largement ouvert, on peut le voir poursuivre son activité de protecteur de ses tenanciers, déverser sa prose dans Charlie Hebdo, multiplier un peu partout les entretiens où il n’omet presque jamais de dénoncer la critique prétendument « gauchiste » des médias et d’en profiter, au passage, pour faire son autopromotion ainsi que celle de ses amis du moment.
Parasite de l’œuvre de Pierre Bourdieu, Philippe Corcuff tente de se faire passer, auprès des médias, à la fois pour le principal interprète et pour le meilleur critique de la pensée du sociologue. Il peut ainsi encaisser deux fois les dividendes médiatiques : en tant que bourdieusien « free lance » (par rapport aux « bourdieusiens institutionnels ») et comme « critique » qui peut croire, et faire croire, qu’il dépasse le maître. Une telle prétention peut prêter à sourire, mais lorsque, s’agissant de l’analyse de médias, Corcuff déforme ou redresse ce que Bourdieu et d’autres ont pourtant, sans ambiguïté, écrit ou fait, voilà qui mérite pour le moins, comme on dit dans la presse, un « rectificatif ».
Corcuff... toujours
Quelques exemples ? En voici...
Pierre Bourdieu a-t-il publié, dans sa collection militante, Les Nouveaux Chiens de Garde de Serge Halimi ? Notre chroniqueur tous médias décrète qu’il s’agit d’une alliance provisoire entre le sociologue et un prétendu théoricien du complot médiatique !
Serge Halimi, dans Les Nouveaux Chiens de Garde, propose-t-il une description lucide et « tonique » (pour reprendre l’adjectif que lui attribue... Géraldine Mulhlmann, la philosophe que pourtant notre chroniqueur encense à l’excès) des connivences et des révérences ordinaires qui règnent au sommet du journalisme ? Pour n’avoir pas à se prononcer sur ces faits, établis et indiscutables, Corcuff dénonce alors une interprétation « conspirationniste » sans jamais pouvoir citer la moindre phrase sur laquelle fonder une telle « critique » [4].
Pierre Bourdieu, dans Sur la télévision, analyse-t-il l’emprise de la télévision assujettie à l’audience commerciale sur l’ensemble du journalisme et l’emprise du journalisme sur la vie culturelle ? Philippe Corcuff préfère n’y voir que l’expression d’un mouvement d’humeur contre les intellectuels médiatiques... au moment où, il est vrai, lui-même tente de devenir l’un d’entre eux !
Pierre Bourdieu a-t-il soutenu, sans y participer, la constitution de notre association et appelé de ses vœux depuis longtemps un observatoire des médias ? Philippe Corcuff préfère n’en rien savoir pour ne pas avoir à associer le nom de Pierre Bourdieu à une critique qui ne peut être que simpliste !
Notre chroniqueur (qui aime à se parer du titre de conseiller scientifique d’Attac n’importe où et à n’importe quel propos) prétend ainsi dicter sa loi à une action collective qu’il mesure à l’exercice solitaire de la pensée : il ne tolère donc pas qu’une association regroupant des chercheurs et des universitaires, des journalistes et des professionnels des médias, des militants et des acteurs du mouvement social puisse faire, au niveau qui est le sien, un travail critique et précis sur la production de l’information.
Ignorant tout de l’activité d’Acrimed, Philippe Corcuff espère sans doute pouvoir compter sur l’ignorance des auditeurs ou des lecteurs des médias dans lesquels il se répand. Qui, en effet, a jamais dit, ou même suggéré, à Acrimed, que « tous les journalistes [seraient] des vendus » ? Acrimed s’est précisément constitué contre ce type de simplification journalistique et aussi militante qui interdit par avance tout débat et donc tout progrès. Les centaines de recensions et d’articles qui se trouvent aujourd’hui sur le site ainsi que l’adhésion de nombre de journalistes qui nous ont rejoints ou qui nous lisent, témoignent du travail accompli par Acrimed, qui n’a rien de commun avec cette affirmation dont on ne sait si elle est seulement malveillante ou plus banalement stupide. A moins qu’elle ne soit à la fois stupide et malveillante. Mais depuis qu’il a colonne ouverte dans les médias, Philippe Corcuff a pris pour mot d’ordre « Touche pas à mes journalistes ! ». C’est qu’il espère bien être entré au sein de « l’élite » de la corporation qui a pour devise : « On ne crache pas dans la soupe ! ».
Ces attaques récurrentes contre la critique des médias veulent en fait rendre impossible toute critique. Mais ces mêmes attaques ne peuvent que renforcer notre conviction : le pouvoir d’imposition des médias, et surtout leur puissance de diffusion, sont tels qu’il nous semble légitime, pour ne pas dire indispensable, qu’un regard critique puisse être porté sur la production journalistique quotidienne. Nous pensons que le travail critique que nous avons engagé depuis plusieurs années ne déroge en rien aux exigences de la rigueur et de la précision parce qu’il recourt à l’humour et au trait satirique. Plutôt que de s’abriter derrière les « hautes réflexions philosophiques » sur la contribution (générale) que le journalisme (en général) peut apporter à la démocratie (en général), notre travail critique veut se soumettre à l’épreuve de la réalité quotidienne du métier de journaliste d’aujourd’hui. Et plutôt que de se gargariser de l’invocation de la « complexité » pour ne rien dire, en fait, des vérités les plus triviales et les plus simples quand elles dérangent, nous essayons de mettre au service d’une critique collective les savoirs de la sociologie du journalisme et de l’économie des médias, mais aussi les savoirs professionnels des salariés et des syndicalistes des médias ainsi que les savoirs militants de toutes celles et de tous ceux qui, dans leurs actions, sont confrontés aux médias dominants.
On sait désormais qu’il faut aussi prendre en compte les effets de pollution qu’exercent sur ce débat aujourd’hui essentiel ceux que Bourdieu appelait les « intellectuels négatifs ».
Patrick Champagne