Daniel Leconte introduit la soirée : « [...] On croyait tout savoir. Eh bien, paraît-il qu’on avait tort. Régulièrement en effet, des petits malins viennent nous dire que la réalité est plus compliquée. Que la majorité des journalistes se trompent. Que des forces obscures agissent en coulisses et sont les véritables ordonnateurs d’une vérité qui nous échappe. [...] L’histoire est pleine de ses forces de l’ombre à qui l’on attribue un rôle décisif dans la marche du monde [...] Alors comment et pourquoi en arrive-t-on à faire douter des millions de citoyens sur les véritables commanditaires du 11 septembre ? Comment et pourquoi en arrive-t-on à persuader certains d’entre vous que Lady Di a été assassinée ? Ou bien encore que les Américains ne sont jamais allés sur la lune ? Et qui a intérêt à répandre ces fariboles, qui ont toutes en commun de jeter le doute sur le fonctionnement des sociétés démocratiques ? [...] »
I. Documentaires à charge
La soirée s’ouvre sur un premier documentaire, « Le 11 septembre n’a pas eu lieu » : portrait de Thierry Meyssan et des auteurs qui ont suivi son exemple, interviews de leurs différents éditeurs en France et en Allemagne, développement des contre-arguments, tentatives de débusquer les signes d’appartenance à la sphère de l’extrême droite parmi les personnes qui gravitent autour de Meyssan, etc.
A la fin du documentaire, Leconte reprend sa tribune libre (sans contradicteur) contre « les tenants d’une vision conspirationniste ». Après avoir expliqué que « la machine démocratique » a permis, en Espagne, de confondre en un temps record la thèse d’un attentat d’ETA, il enchaîne :
« Ce genre d’exemple devrait suffire à décourager les tenants d’une vision conspirationniste. Mais ce n’est pas le cas. Tout simplement parce que la réalité ne compte pas pour eux. Ce qui compte à leurs yeux, c’est une vision a priori du monde. Un bricolage idéologique, où se mélangent pèle-mèle une détestation de l’univers démocratique, une conception policière de l’histoire, et une culture systématique de l’excuse au bénéfice de tous les dictateurs de la planète qui ont déclaré la guerre à l’Occident. Eh bien, c’est ce phénomène étrange que nous avons tenté de suivre à la trace (...) »
Ainsi est introduit le second documentaire : « Le grand complot ». Nouveau départ à partir des thèses conspirationnistes sur les attentats du 11 septembre. Mais cette fois, le journalisme d’investigation élargit l’enquête : de Thierry Meyssan, on passe aux manifestations contre la guerre d’Irak, puis aux critiques de l’Amérique tout court... Ce n’est qu’un hors d’œuvre. A grand renfort de propos tronqués et d’affirmations péremptoires, de réduction de tout esprit critique à un gauchisme caricatural, d’amalgames avec l’extrême droite, et d’interventions à sens unique de pseudo experts, le prétendu documentaire d’investigation dévoile sa véritable nature pamphlétaire.
La construction des amalgames vaut la peine d’être détaillée
La créature gauchiste
On entend ceci : « La fête de Lutte ouvrière. Un terrain d’observation privilégié pour comprendre comment fonctionne la théorie du complot. La technique est toujours la même. On pointe du doigt un ennemi unique, capable du pire : c’est l’Amérique. Le grand Satan version française. Ici, à travers les Etats-Unis, c’est le complot du grand capital qui est visé. Le dogme, c’est que derrière les guerres de l’Oncle Sam, se dissimule un plan de domination économique du monde. Démonstration avec ce directeur d’une revue d’étude liée au Parti Communiste français. ».
Après la caricature, la « démonstration ». 36 secondes sont accordées (elles constitueront la seule parole contradictoire de cette soirée) aux propos (largement tronqués [1]) d’Emile Fabrol, directeur de la revue Prométhée :
« Pour nous, on est dans la situation d’une guerre impérialiste globale, qui se manifeste à la fois sur le terrain militaire, ça c’est un peu la nouveauté des dernières années, sur le terrain économique, avec les privatisations les délocalisations le chômage massif etc. [coupure] Ils estiment que... ils sont et ils doivent rester le leadership et les seuls bénéficiaires de la globalisation, quitte à y mettre le prix nécessaire, le prix nécessaire étant : la guerre [coupure] euh, et là ils l’on montré trois fois, Yougoslavie, Afghanistan, Irak. Chaque fois, il y a des arguments plus ou moins humanistes, enfin, tout ce qu’on veut... ».
Pas l’ombre d’une « théorie du complot » dans ces phrases, dont la dernière est manifestement coupée [2] pour laisser la place à une « analyste » de renom, « prof à Sciences-Po » et « spécialiste des USA », chargée de réfuter ce que l’on vient d’entendre : Nicole Bacharan. Cela donne :
« Je pense que dans la caricature du pays, c’est-à-dire ce pays, euh... naïf, inculte, brutal et... avide en même temps, hein, la théorie du complot tourne toujours autour d’une avidité commerciale, et d’une avidité de s’approprier les ressources naturelles, essentiellement le pétrole. Toute initiative américaine est vue à l’aune du pétrole. C’est tout à fait juste que George Bush a toujours en tête le pétrole. [...] Ce qui à mon sens [...] défait totalement la théorie du complot à cet égard, c’est que c’est très, très clair. Les intérêts pétroliers sont clairs. Ils ne sont pas cachés, il n’y a pas besoin d’aller soulever des coins d’ombre. [...] Il n’y a pas de politique étrangère, de n’importe quel pays développé, quel qu’il soit, qui ne tienne pas en compte les intérêts pétroliers » [3].
Commentaire conclusif et péremptoire : « Bref, rien de machiavélique. L’Amérique, comme la France ou l’Allemagne, tiennent compte de ces intérêts économiques dans leur politique étrangère. Mais là encore, beaucoup n’entendent pas ces évidences, et préfèrent des explications simplistes qui confortent leurs convictions ».
Ce qui précède vaut son pesant de propagande. En guise de « démonstration », les propos d’un auteur qui ne parle jamais de complot ni d’intérêt cachés, propos commentés par une « spécialiste » qui nous explique que cette théorie est inepte... précisément parce que, contrairement à ce qui nous aurait été dit, les intérêts ne sont pas cachés...
Et comme tout est, à la fois, transparent et complexe, Pascal Bruckner, « philosophe et écrivain », partisan nuancé, comme Bacharan, de toutes les interventions militaires américaines, est chargé d’enfoncer le clou :
« On ne peut pas diviser comme le font aujourd’hui les néo-gauchistes, le monde en deux parties. Il y a nous, les bons, les purs, le peuple en marche, l’amour en bandoulière, et puis de l’autre côté, les forces cruelles du capital, qui asservissent, qui oppriment, qui assèchent les terrains, et qui organisent des génocides clé en main. Au fond, la théorie du complot, c’est une clé qui nous ouvre le monde et qui nous donne l’impression d’être plus intelligents que les autres. ».
Recette de la philosophie complexe et subtile : tout d’abord caricaturer à l’extrême de façon à donner une image simpliste de l’adversaire. Puis conclure, du soi-disant « simplisme » de ces « néo-gauchistes » non identifiés à leur prétendue adoption généralisée de la théorie du complot.
Ce n’est pas fini. Comme la philosophie complexe doit être mise à la portée de tous, le commentaire en rajoute une louche :
« Refuser de voir le monde dans le détail, dans sa complexité, préférer dénoncer des puissances qui nous manipulent, c’est la solution que l’extrême gauche a choisie. » Avant d’enchaîner : « Bizarrement, à l’autre bout de l’échiquier politique, du côté de l’extrême droite, au Front National, c’est la même petite musique que l’on entend. [...] ».
Et c’est parti pour l’inévitable étape suivante.
L’identité des extrêmes
« [...] C’est la même petite musique que l’on entend. Les idées de ce parti sont à l’opposé de l’extrême gauche. Et pourtant. Pourtant, ici, comme à l’extrême gauche, une obsession du complot est à l’œuvre. Les groupes visés sont différents, mais le principe est le même » (souligné par nous).
De Lutte ouvrière à l’extrême droite, du « néo-gauchisme » à l’antisémitisme, la construction du documentaire est un chef d’œuvre, que la version sonore permet d’apprécier à sa juste valeur de propagande [4].
Reste à « démontrer » que « le principe est le même ». L’affaire est rondement menée. Une première séquence est consacrée à l’obsession du complot de l’extrême droite, puis au mythe du complot juif. Le documentaire insiste, assez justement, sur leur aspect irrationnel. Mais c’est pour mieux introduire une seconde séquence, qui revient sur l’opposition à l’invasion de l’Irak, réduite à une mobilisation contre le « complot ». Il suffit alors de confronter de vieilles caricatures représentant une pieuvre juive ou un Juif avec des mains crochues enserrant la planète et des caricatures similaires, trouvées sur le Net, sur l’impérialisme américain, et le tour et joué.
Commentaire triomphal : « La ressemblance avec les vieilles caricatures antisémites est frappante [...] quand les maîtres américains du monde d’aujourd’hui remplacent les maîtres du monde juifs d’hier, c’est le signe d’une terrible confusion des esprits. »
De Lutte ouvrière à l’extrême droite, du néo-gauchisme à l’antisémitisme, la construction du documentaire est un chef d’oeuvre !
Transition
Puis le documentaire nous explique qu’au moment de la chute du mur de Berlin, « une nouvelle ère s’ouvre, bien plus complexe que la précédente ». Et donne la parole à deux brillants analystes politiques qui se chargent de le confirmer : Pascal Bruckner et Philippe Val... dont l’entrée en scène est tonitruante : « C’est des périodes où les gens sont dans l’instabilité, dans la peur... à la recherche de nouvelles façon de fonctionner collectivement. Et une des premières façons de fonctionner collectivement qu’on trouve, c’est la désignation d’un complot, qui nous met tous ensemble comme un petit troupeau de moutons dans un coin, en disant : le méchant il est là ». Le montage permet alors à Pascal Bruckner de surenchérir : « Ça permet de réduire la complexité du monde, parce que le complot est un réducteur de complexité. Ce qui était obscur devient clair, ce qui était compliqué devient simple : il n’y a plus qu’une seule personne ».
Manifestement, la théorie du complot n’est pas le seul « réducteur de complexité » ! De qui parle-t-on ? Quel est ce « petit troupeau de moutons » ? La coalition des « néo-gauchistes » non identifiés ? L’extrême droite antisémite ? Peu importe ! Après les coalisés, les complices : la liste va s’allonger.
Médias complices ...
Le documentaire s’interroge alors sur le rôle des médias. Séquence sur une apparition télévisée d’un auteur défendant apparemment l’idée de l’existence d’un complot du gouvernement américain (Ben Peri, auteur de L’empreinte du diable). Puis, c’est à nouveau Thierry Meyssan qui est évoqué, et son passage chez Ardisson le 16 mars 2002, condamné par Thierry Thuillier, rédacteur en chef de France 2. Quant au mea culpa d’Ardisson, il est mis en doute, par l’évocation d’une émission postérieure sur la mort de Diana, évoquant à nouveau un complot.
L’heure a alors sonné du grand retour de... Philippe Val :
« [...] Ce qu’il y a de vachement grave, c’est que même des journaux qui sont sensés, qui sont nés par exemple d’un effort intellectuel, commeL’Express, comme Le Nouvel Observateur, ils n’hésitent pas à faire aujourd’hui des couvertures magazine sur des dangers complètement aberrants, et mystérieux, et inexplicables et inexpliqués. Ce qui fait que quand ils ont des courbes de ventes qui les inquiètent, ils ressortent les Francs-maçons, les pouvoirs occultes, les machins comme ça. Même eux ! »
Une telle audace dans la mise en cause des chers confrères exige une mise au point immédiate du commentateur : « Alors, faut-il tout mettre sur le même plan : les dérives de l’infotainment, et certaines Unes racoleuses d’hebdos sérieux ? A voir [...] »
Suit un petit micro-trottoir, où quelques passants parlent de manipulation des médias, puis une nouvelle intervention de Bruckner qui attribue l’impact des théories du complot au « fait de baigner jour et nuit dans un environnement médiatique », dont l’assimilation est « bien au dessus de nos forces » et provoque « un sentiment de nausée, de dégoût, de panique, de peur, qui peut conduire effectivement à favoriser ou à privilégier les théories les plus irrationnelles au nom du « ça va mal » ».
Les médias de masse générateurs d’une irrationalité populaire ? Une théorie qui a la force de l’évidence. Chacun sait, en effet, qu’au Moyen-Age, l’absence de médias de masse prémunissait le peuple contre les théories les plus irrationnelles !
Les Guignols aussi...
Le documentaire s’intéresse alors aux « Guignols de l’info » : « un pur produit de leur époque » qui « a su saisir le grand besoin de simplification » et « cherche à dire au travers des marionnettes la vérité. La vérité c’est le grand complot. Un complot qui a un nom la World Company. Et un visage unique : le commandant Sylvestre. Emission après émission, celui-ci est partout : à Wall Street, dans l’armée, et même derrière le pape. Il manipule le monde pour son seul profit. »
Après quelques propos anodins de Bruno Gaccio, l’un des auteurs des Guignols, qui se contente de constater une érosion du pouvoir politique au profit des financiers, les auteurs précisent : « Pas question d’assimiler les Guignols à certains extrémistes ou illuminés que l’on a vu dans ce film. Mais juste une question : cette idée que le pouvoir est concentré dans les mains de quelques-uns, n’y a-t-il pas là un danger pour la démocratie ? »
Péril en la démocratie
Cette idée n’ayant rien à voir avec la « théorie du complot », Renaud Marhic, « historien, journaliste » est chargé de construire le lien :
« Quelle que soit l’institution visée, on est toujours dans le même cadre. Il faut simplifier à l’extrême les choses. Et il faut donner une vision planétaire des maux qui frappent la société. Théorie particulièrement dangereuse, puisque à quoi bon la politique, à quoi bon le militantisme, puisque de toute façon tout cela nous échappe et tout ça se décide à des niveaux qui échapperaient totalement aux politiques ? ».
Le tout suivi d’une nouvelle intervention de Philippe Val :
« Quand on diabolise un phénomène, au point de dire " on n’a plus de pouvoir, ils ont tous les pouvoirs ", ça veut dire qu’on croit pas au changement démocratique. L’adhésion à la démocratie, c’est une culture. C’est une culture qui veut pas dire qu’on est tolérant avec tout et qu’on accepte tout. Si on n’adhère pas à la démocratie, on adhère à quoi ? C’est bien joli, mais, mais euh... la démocratie c’est un truc qui a... c’est l’anti-complot. C’est l’anti-théorie du complot, la démocratie. Ca veut dire qu’il faut suffisamment se faire confiance pour se parler et essayer d’obtenir quelque chose. »
Alternative d’une subtile complexité : confiance ou défiance, culture démocratique ou « théorie du complot ».
Lire la suite : Arte et la théorie du complot (suite et fin) : un « débat » à sens unique.
A lire également : « Arte et les alter nazis », CQFD n°12, mai 2004.