« Va-t-il partir ? » (Sud Ouest, 31.01.04) c’est le titre de « une » de Sud Ouest au lendemain de la condamnation d’Alain Juppé à 10 ans d’inéligibilité. Un article nous apprend la condamnation, les motifs passent à la trappe : Alain Juppé « a les traits un peu tirés, le visage amaigri », les trois juges ont une « attitude empreinte de gravité », puis dans l’édito : « la main des juges n’a pas tremblé. Faisant fi de l’immense responsabilité politique à laquelle ils se trouvaient involontairement confrontés, ils ont appliqué la loi dans toute sa rigueur et prononcé des attendus d’une rare sévérité ». Sur ces trois premières pages, le mot « sévérité » est écrit trois fois de la plume des journalistes, le mot « coupable » deux fois reportés des mots de la présidente. Sud Ouest choisit son camp... et ses mots ! « émotion », « terrible destin », « séisme », « catastrophe », d’un côté, « froideur », « éliminer », « pugnace », « cuisiner » de l’autre. Dans "l’analyse” du journal sur “Les raisons d’une décision”, la journaliste sous titre “La sévérité du jugement rendu contre Alain Juppé résulte aussi (sic) de son système de défense”. La journaliste souligne “l’indépendance de la justice” , nous dit que les magistrats sont “restés sourds aux appels de ceux qui demandaient que soit ménagé l’avenir politique d’Alain Juppé”, “ils ont aussi estimé qu’il n’y avait aucune raison de le soustraire à la législation ordinaire”. Sud Ouest regretterait-il cela ? En tout cas, pour le journal : “les attendus du jugement sont sans indulgence aucune à l’endroit de l’ancien premier ministre”. Quand un obscur est condamné en trois minutes à de la prison ferme pour vol de mobylette, on ne lit jamais : “Les attendus du tribunal sont sans indulgence aucune à l’endroit d’un chômeur »
Occulter les raisons d’une décision de justice en pointant son « indépendance », occulter en jouant sur l’émotion, voilà le devoir d’information de Sud Ouest. Le fait du jour, pour Sud Ouest, ce n’est pas qu’Alain Juppé ait été reconnu coupable de prise illégale d’intérêt pour avoir cautionné 7 emplois fictifs au RPR, le fait du jour, c’est la « consternation générale à l’UMP » et le titre du premier article signé Bruno Dive en page 2 et 3. Il nous informe sur l’émotion des proches et des militants UMP, nous les décrit « anéantis » par la décision du Tribunal ; « des gens pleurent », c’est la « consternation et l’indignation », deux pages plus loin, le journal s’use en émotion dans un article intitulé « Stupéfaction à Bordeaux » signé Marie-Claude Aristégui. « A la mairie et dans la rue. Les employés se taisent, choqués. Les habitants sont avant tout étonnés », « les mines sont tristes », pourtant, nous informe la journaliste sans rire, « sous le couvert de l’anonymat, un patron de bar avoue franchement que « c’est dommage pour Bordeaux » », on le voit, Bordeaux est sous le choc.
Un peu plus loin en page locale, un autre article sur le même thème contredit le premier ; il est intitulé : « Alain Juppé condamné : de l’émoi à l’indifférence » et on y apprend qu’en cet « après-midi de janvier gris et froid (...) un noyau de boulistes pointent et tirent au mépris du crachin. Le jugement concernant leur maire étonne, fait causer mais ne saurait perturber le cours de la partie », ceux là ont « un avis définitif qu’on entendra tout l’après-midi dans les commentaires : « la justice, c’est la justice ! » » Un article d’ambiance en plein cœur du peuple écrit par Julien Rousset ! Le journaliste propose 5 « ambiances » dans 5 quartiers de Bordeaux. Sur les 5 papiers, 4 se terminent par un avis favorable au maire ou à son maintien à la mairie, et l’un d’entre eux par le commentaire d’un coiffeur de centre ville qui dit « les yeux parfois rougis » : « Bordeaux a besoin de lui, la France a besoin de lui ». Le seul « papier d’ambiance » qui ne lui rapporte pas un avis favorable se termine ainsi : « Mais tous s’accordent à être « surpris » par sa condamnation » ; les Bordelais sont « surpris » selon le quotidien ; c’est l’ambiance à Bordeaux au lendemain de la condamnation d’Alain Juppé.
Sud Ouest a posé les termes du débat sur le départ ou le non-départ du maire et dicte déjà la tendance : « c’est d’ailleurs la tendance, même ceux qui ne sont pas des fans d’Alain Juppé n’ont pas pour autant envie de le voir quitter le Palais-Rohan. ». Surprenant débat quand on sait que Alain Juppé avait déclaré que s’il était condamné, il abandonnerait ses mandats (voir note de bas de page) et que ce dernier est sorti du tribunal sans faire de déclarations. Il semble que ce soit surtout le Quotidien qui n’ait pas envie de voir Juppé partir. Dominique Richard, pour qui au lendemain du jugement, « une telle sévérité semblait inimaginable au moment où s’ouvrait le procès », nous disait effectivement deux jours plus tôt au sujet des magistrats : « Rien ne dit qu’ils veuillent pour autant l’exclure du jeu politique, sa probité n’ayant jamais été mise en cause » (SO, 29.07.04) . C’est évidemment de la « probité » d’Alain Juppé dont nous parlons ici.
La suite est un point d’interrogation. “Que se passera-t-il ensuite ? On annonce de bonne source son retour à Bordeaux, dès lundi. Si cela se confirmait, Alain Juppé devrait rapidement annoncer la suite qu’il a choisi de donner au cours de sa vie.”
Les jours suivant, Sud Ouest remplira ses pages sur ce non évènement, « l’attente », (SO, 2.02.04) « un absent très présent », « le week-end ou il n’est pas venu », « Très attendu à Bordeaux hier soir », ou sur des papiers de grande intensité informative : « l’émotion de Juppé », « Juppé encouragé à ce battre » ou encore « un œil vers New York » (SO, 1.02.04) ; on apprend dans ce dernier article que Juppé a « confié vouloir s’établir » à New York, et qu’il « se serait même mis en quête d’un appartement », puis l’auteur de l’article, Bruno Dive, se laisse aller à sa plume : « Quelques jours avant Noël, il reçoit à dîner avec Isabelle, dans la salle à manger de l’UMP. Entre procès et jugement, il envisage tous les cas de figure. Que fera t-il en cas de condamnation ? « Ca n’intéresse que moi » répond-il. On lui suggère que cela peut aussi intéresser les bordelais ; il réplique, avec un sourire triste : « il faut aussi penser à soi de temps en temps » [1]
On veut nous faire peur... et de quoi ? Du départ de Juppé de la mairie. On veut nous faire peur mais tout le monde s’en fout. Alors, Sud Ouest, par la plume que l’on sait acerbe de Bruno Dive, prend position de manière cette fois plus radicale (Aïe)
Le Tribunal, Sud Ouest nous l’a décrit « froid et sans âme » (SO, 1.02.04) en ajoutant : “les trois juges ont exercé une sévérité qu’ils voulaient exemplaire”. L’émotion, elle, est humaine, surtout pour les grands hommes ; c’est sous le titre « Face à l’esprit des lois » (SO, Editorial, 3.02.04) que Bruno Dive ose les questions : « Alain Juppé est sans doute un esprit brillant, un maire respecté est un homme estimable. Ces qualités intellectuelles, politiques et humaines en font-elles pour autant un justiciable à part ? Faut-il mettre le biographe de Montesquieu au dessus de l’esprit des lois ? ».
Avant de commenter une décision de justice d’une « rare sévérité », répété encore et encore, notre éditorialiste poursuit : « Mais chacun constatera le prix qu’en haut lieu on est prêt à payer pour qu’Alain Juppé poursuive le combat judiciaire d’un autre [de Chirac] : Nouveau bras de fer avec la justice, nouvelles épreuves à venir pour un homme qui en a tant subi depuis sa mise en examen il y a cinq ans et demi, incompréhension de cette « France d’en bas » que l’on tente d’apitoyer, mais qui s’en tient à la chose jugée et non à des considérations sur tel ou tel profil d’homme d’Etat »
Que nous dit Bruno Dive ? Que la “France d’en bas” est dénuée d’émotion ? Qu’elle fait fi du « profil d’homme d’Etat » ? Qu’elle ne s’en tient qu’à la justice d’Etat ? Et ce malgré tout les efforts de ON pour l’ “apitoyer” ? Mais qui est « on » après que Bruno Dive ait parlé des « qualités intellectuelles, politiques et humaines » d’Alain Juppé ? Après qu’il a « salué » le « sang froid dont Alain Juppé a fait preuve au cours de ses journées difficiles pour lui » ? (SO, 31.01.04) Qui tente « d’apitoyer la « France d’en bas » » ? Est ce seulement les « amis » politiques d’Alain Juppé ? Ou Bruno Dive ferait-il partie de ceux là ? En attendant que la “France d’en bas” brise ses chaînes et prenne conscience du mépris que les politiques, les patrons et les médias dominants lui opposent, des journalistes serviles courent toujours.
Le 3 février, jour où Juppé doit annoncer s’il démissionne ou pas, Sud Ouest titre « Une soirée particulière » et notre maire bien aimé commence, royal devant PPDA : « La décision du tribunal de Nanterre m’a bouleversé. Alors, je ne dis pas ça pour apitoyer qui que ce soit sur mon sort et j’ai parfaitement conscience qu’il y a en France ce soir bien des personnes qui sont plus malheureuses que moi » (20h, TF1, 3.02.04) Juppé a parlé, Bruno Dive est charmé : « humble », « visiblement ému » : « Ne cherchant pas à se plaindre ni à se faire plaindre, il s’est exprimé à coups de phrases courtes, sincères. L’homme politique avait laissé place à l’homme tout court. » (SO, 4.02.04)
Alors qu’un sondage IFOP publié dans ce même numéro de Sud Ouest nous dit que ‘58% des français ne souhaitent pas qu’Alain Juppé poursuive sa carrière politique’, alors qu’il avait déclaré qu’en cas de condamnation, il quitterait la vie politique, Alain Juppé décide de ne pas quitter la vie politique. Patrick Venries, éditorialiste du jour, commente ce revirement :
« Quatre jours d’une stupéfiante dramaturgie, qui virent se succéder la scène de l’exilé en quête de vérité métaphysique et celle du retour du fils prodigue surpris par les acclamations de ses fidèles, se sont soldés hier par une conclusion prévisible : Celle de la raison politique pure. Hier soir, Alain Juppé est apparu plus nettement que jamais en homme politique mûr, sachant faire le tri serein de ses émotions et de ses ambitions, le compte raisonné de ses devoirs et de ses engagements. Il n’est pas de ceux qui, comme Lionel Jospin, « partent la clé sous la porte », ni celui qui spécule comme un politicien cynique sur la clémence future de la justice. » [2]
Jean-Michel Maraval