« Nous voulons que cette affaire soit exemplaire . »
Jean-Marie le Guen, député PS (F3, 11.07.2004, 19h)
Jeudi 8 juillet 2004 : Prélude
Après une période essentiellement consacrée à la politique internationale, Jacques Chirac prononce un discours qui marque son « retour sur la scène intérieure française », nous explique le Monde [1].
A Chambon-sur-Lignon, village des Cévennes où près de 5 000 juifs furent sauvés pendant la seconde guerre mondiale, il déclare :
« Face au risque de l’indifférence et de la passivité du quotidien, déclame le président, j’appelle solennellement chaque Française et chaque Français à la vigilance. Je les appelle au sursaut. Devant la montée des intolérances, du racisme, de l’antisémitisme, du refus des différences, je leur demande de se souvenir d’un passé encore proche [...] ces actes de haine odieux et méprisables salissent notre pays et sont indignes de la France »... Et il ajoute « naturellement, je ferai tout pour que cela cesse » [2]..
Vendredi 9 et Samedi 10 juillet : Six hommes, une femme : une seule possibilité
Le vendredi 9 juillet, Marie L., une jeune femme de 23 ans se présente pour porter plainte, au commissariat d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Elle affirme avoir été victime dans la matinée d’une agression à caractère antisémite, dans la ligne D du RER, entre Louvres et Sarcelles, alors qu’elle voyageait avec son bébé. La jeune femme ne présente que des blessures légères, mais semble « sous le choc ». Elle a en outre en sa possession un certificat médical établi dans une clinique privée, lui délivrant 12 jours d’interruption de travail temporaire (ITT).
Après un passage dans une unité médico-judiciaire, qui lui délivre cette fois une ITT de 10 jours, la plainte de la jeune femme est enregistrée par la police d’Aubervilliers. « Trois pages bourrées de détails » et « aussitôt transmises au procureur de Pontoise, Xavier Salvat », raconte Frédéric Ploquin dans l’hebdomadaire Marianne (17.07.2004). « En fonction d’un système d’alerte mis en place pour combattre, justement, l’antisémitisme », poursuit le journaliste, celui-ci « a perçu la nécessité d’informer la chancellerie ». Puis il transfère le dossier dans la soirée à la police judiciaire de Versailles, laquelle entend la jeune femme le lendemain après midi.
Elle leur aurait raconté être entrée dans l’un des wagons à deux étages du RER D en gare de Louvres, vendredi vers 9h30.
« Dès que je suis montée dans ce train, aurait affirmé Marie L. le vendredi dans son premier procès verbal [3], j’ai aperçu six jeunes âgés d’environ 15-20 ans s’approcher de moi. Ces derniers se trouvaient au deuxième étage... un de ces jeunes en descendant les marches et en s’approchant de moi a dit : "la poussette serait bien pour ma petite sœur". »
Elle aurait précisé aux enquêteurs que ses agresseurs étaient « d’origine maghrébine » ou « maghrébine et africaine ». Selon une version plus précise proposée par certains journalistes, elle aurait déclaré qu’ils étaient « quatre d’origine maghrébine et deux d’origine africaine »... ou encore « trois d’origine maghrébine et trois d’origine Africaine » (Libération, 12.07.2004).
La suite est consignée dans une note, qui selon le quotidien Libération (14.07.2004), aurait été envoyée le samedi à 19h par la PJ à la direction centrale (DCPJ), pour lui résumer l’affaire : « six garçons, dont trois armés de poignards, [...] l’ont bousculée, ont volé son sac à dos, ont pris sa carte d’identité et voyant qu’elle habitait dans le XVIe, ont indiqué qu’il y n’avait que "des riches et des juifs", ont lacéré ses vêtements, coupé ses cheveux, dessiné au feutre noir trois croix gammées sur son ventre et renversé la poussette avec son bébé, avant de partir en courant en gare de Sarcelles »...
Cette note est reproduite par Libération, qui précise que « selon le télex, la victime ne peut “pas donner de signalement des auteurs”, ni les reconnaître car ses agresseurs lui ont “maintenu la tête baissée”. »
L’agression ayant, aux dires de la jeune femme commencé en gare de Louvres, et les agresseurs étant supposés être descendus à Sarcelles, le train se serait arrêté entre-temps dans 3 autres stations, et l’agression aurait donc duré 10 à 15 minutes (Le Parisien Dimanche, 11.07.2004).
De plus, ce jour-là d’après l’Agence France-Presse, « La jeune femme n’a pas pu préciser si à l’heure où elle a été agressée d’autres voyageurs étaient dans le wagon et s’il y avait des passagers à l’étage » (AFP, 11.07.2004, 17h58)
Pour l’heure, l’AFP, « alertée par hasard par une source judiciaire indirecte » à 15h, si l’on en croît le quotidien Libération (14.07.2004), cherche à vérifier l’information.
La chronologie établie par le nouvelobs.com (13.07.2004) précise que les journaliste de l’AFP auraient ainsi « interrogé la direction de la police nationale du Val-d’Oise, puis la police judiciaire (PJ) de Versailles et la direction nationale de la PJ », avant de diffuser, à 19h42, une première dépêche, titrée « Ils agressent une femme et lui dessinent des croix gammées sur le ventre ». Elle reprend les informations citées, en précisant que les agresseurs ont « pris la fuite [...] en emportant le sac de la victime qui contenait, outre ses papiers d’identité, sa carte bancaire et une somme de 200 euros ».
« Un récit sec, sans guillemets ni conditionnel, authentifié par des "sources policières" », résume l’hebdomadaire Marianne (17.07.2004).
Entre temps, la note de la PJ évoquée par Libération est remontée jusqu’au cabinet du ministre de l’intérieur, Dominique de Villepin, et l’un des articles parus dans la Croix (15.07.2004) précise qu’« un rapport de police a été remis au ministre ».
Si l’on en croît les journalistes de France 3 (« 19/20 », 13.07.2004), les premiers procès verbaux comportaient déjà « des incohérences ». Et l’hebdomadaire Marianne rapporte que « les RG [Renseignements Généraux], dès le samedi, émettent des doutes sur l’authenticité des faits. » (17.07.2004)
Mais - selon le Canard enchaîné (21.07.2004) cette fois -, entre 19h et 21h54, « le cabinet n’a mobilisé aucun moyen pour tenter de confirmer ou infirmer le seul témoignage de la jeune femme », et personne dans l’entourage du ministre, qui ne comporterait aucun « bon professionnel », poursuit le Canard enchaîné, n’aurait « eu le réflexe de prendre la température auprès des poulets de base ». Pour « l’entourage du ministre de l’intérieur » complète la Croix (15.07.2004), à partir du moment où « les blessures de la jeune femme étant corroborées par des certificats médicaux, [...] les faits étaient [pour eux] avérés ».
Et c’est ainsi qu’à 21h54, l’AFP précise qu’un communiqué dudit ministre, condamnait « avec la plus grande fermeté » cette agression « ignoble » et qu’il avait « donné instructions aux services de police pour retrouver les auteurs dans les plus brefs délais »..
22h11. C’est au tour de Jacques Chirac, « faisant crédit à l’information que lui a transmise le ministère de l’intérieur » (à nouveau selon le Canard enchaîné), de faire part de son « effroi » devant « cet acte odieux ». Il exprime également dans son communiqué, repris par l’AFP, sa compassion pour la victime : « Je lui exprime, ainsi qu’à tous les siens, ma vive émotion et ma profonde sympathie. Je demande que tout soit mis en oeuvre pour retrouver les auteurs de cet acte honteux afin qu’ils soient jugés et condamnés avec toute la sévérité qui s’impose ».
0h45. Un communiqué du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme condamne « avec force [cette] agression ignoble et lâche » (AFP, 11.07.2004, 0h45).
Dimanche 11 juillet : « Nous sommes tous des usagers du RER D »
La machine médiatique est lancée. Elle va fonctionner à plein régime.
Pendant que les enquêteurs commence à visionner les bandes vidéos des caméras de surveillance des gares de Louvres et Sarcelles (Le Parisien Dimanche, 11.07.2004), les radios, les journaux paraissant le dimanche et les chaînes de télévision matraquent l’information dès le petit matin.
Tous la relaient comme un fait avéré.
Puis, selon le Canard Enchaîné (21.07.2004), « dès le dimanche après-midi, devant l’absence totale de témoins de l’agression et de bandes vidéo probantes, des interrogations taraudent les hommes de la police judiciaire des Yvelines. Ils préviennent le cabinet de Villepin et le parquet de Versailles, chargé de l’enquête.. »
Si cette information est exacte, ces interrogations n’ont pas du être ébruitées. Car tout au long de la journée, les réactions de nombreuses personnalités politiques et de responsables associatifs se succèdent, sans qu’il ne soit jamais fait état du moindre doute sur la réalité de l’agression. L’indignation et la condamnation sont unanimes. Des manifestations sont annoncées. Cette indignation s’étend des « barbares » qui ont commis l’agression aux témoins qui sont restés sans réaction. Certains n’hésitent pas à évoquer les « heures noires » de la seconde guerre mondiale et la résurgence d’une idéologie de type néo-nazi. Se succèdent également une surenchère de demandes de plus de fermeté, plus de sévérité, plus de « moyens », plus « d’action ».
De la condamnation de l’antisémitisme à la stigmatisation des « jeunes maghrébins » des banlieues, il n’y a qu’un pas, vite franchi ; de la critique du « communautarisme » à l’appel à la répression généralisée, un pas supplémentaire, qui sera franchi lui aussi. Pour un certains nombre de responsables politiques, le combat contre la résurgence de l’antisémitisme est l’occasion de réactiver tous les fantasmes réactionnaires et sécuritaires.
<html