Deuxième échantillon : Des récits solidement documentés !
Laissons Jean-Louis Ezine nous l’expliquer. « Le titre le plus cinglant, le plus violent, le plus douloureux finalement, et à la fois le plus banal, celui qui veut traduire une certaine - et affligeante, écoeurante - banalité, la scandaleuse et insoutenable banalité du crime ordinaire, est à mettre au compte de Libération ce matin. Libération qui titre ”antisémitisme, une histoire française”. » (France Culture, 9h05)
Le titre de Libé est accompagné d’un commentaire explicite, « l’indignation est unanime après l’agression par une bande, vendredi, dans le RER près de Paris d’une jeune femme et de son bébé de 13 mois, devant des témoins passifs ». Le tout est illustré de la photo d’une cage d’escalier “ornée” d’un graffiti antisémite représentant une croix gammée et un poignard.
En pages intérieures, l’article prend certes quelques précautions, pour nous informer sur « l’agression antisémite dont une jeune femme affirme avoir été victime », en précisant par exemple que « les enquêteurs de la police judiciaire de Versailles (Yvelines) assuraient, hier, ne disposer que de son unique témoignage ». Mais c’est pour ajouter aussitôt, réfutant par avance toute mise en question, que selon « une source proche de l’enquête [...] “des appels [sont] parvenus à la sécurité publique sans qu’il ait encore été possible de remonter jusqu’à leurs auteurs”. ».
En outre, ces précautions donnent l’impression de pure formalités au regard du titre de l’article, « Violentée devant des passagers passifs », et du chapô qui décrète qu’« une jeune femme de 23 ans, accompagnée de son bébé de 13 mois, a été agressée vendredi dans le RER au nord de Paris, par six banlieusards qui la croyaient juive ».
Les journalistes commencent ensuite une longue description de l’agression, « selon le récit de la jeune femme aux policiers », ponctué de nombreuses citations entre guillemets et en italique. Des citations pour le moins ambiguës, dans la mesure où leur auteur n’est pas clairement identifié, et où elles présentent parfois des points de vues singuliers qui ne recoupent aucune des versions proposées par les autres journalistes. C’est par exemple le seul média, à ma connaissance, qui nous apprend que les agresseurs ont le « look “racaille de banlieue” », tandis qu’ailleurs on précise simplement que la jeune femme aurait parlé de “casquettes” et de “joggings”. On le sait : à ce moment, les journalistes n’ont eu encore aucun contact avec la jeune femme [1]. Alors, à qui attribuer cette expression ? Aux procès-verbaux d’audition ? A un enquêteur imaginatif ?
Quoi qu’il en soit, le récit comporte comme toujours ses petites touches personnelles. Cette fois, c’est un « jeune banlieusard », qui « gueule » : « Dans le XVIe, y a que des gosses de riches, y a que des feujs ». Puis la description se fait très précise, presque clinique. « Ils tagguent, sur son ventre, sous les seins et jusqu’au pubis, trois croix gammées. » Là encore, on se demande qui prononce ces mots, placés entre guillemets.... Nicole Guedj, qui vient d’être citée ? Les enquêteurs ?
Les journalistes continuent, avec une pointe de lyrisme : « Ils attrapent ses longs cheveux noirs et taillent dedans avec les couteaux ». Puis ils s’interrogent avec subtilité : « Ont-ils voulu “garder un souvenir d’elle”, comme l’aurait hurlé un des garçons, ou bien la tondre comme les femmes collabos à la Libération et les juifs déportés dans les camps ? Les enquêteurs s’interrogent sur cet acte chargé de symboles ».
Enfin vient la conclusion du récit. « Au bout d’un quart d’heure de mauvais traitements [...] Les six Noirs et Beurs infligent un coup de pied à la jeune Blanche et la laissent à terre. » Outre ce coup de pied, dont il n’avait jamais été question auparavant, la mise en valeur d’une opposition « raciale » surprend quelque peu. Elle est suivit d’une citation toujours aussi ambiguë, et pour le moins fantaisiste : « Ils balancent la poussette sur le quai et le bébé roule sur trois mètres ».
En outre, comme tous leurs confrères, ils rapportent les propos d’un « responsable de la SNCF » (petite nuance, ici, il s’agit d’un « haut responsable »), qui « s’étonne » qu’« aucun autre témoin ne [se soit] signalé », de même que les enquêteurs, qui eux aussi « s’étonnent que les passagers du RER D installés à l’étage de ce wagon ne se manifestent pas ».
Et, comme tous leurs confrères, également, cette « curiosité » n’interpelle pas outre mesure les journalistes de Libération (si ce n’est comme preuve de la « lâcheté » des français, comme le titre l’éditorial du jour). Ils choisissent même d’affirmer en début d’article qu’« atroce mais plausible » faisaient partie « hier [des] qualificatifs qui revenaient après l’agression antisémite ».
Deux autres papiers complètent le tableau, en nous rappelant les précédents d’agression antisémite, et les réactions d’indignation.
On retrouve la croix gammée en thème du dessin de première page de L’Humanité qui appelle à une « riposte à l’ignoble », notant également sans aucun conditionnel : « une jeune femme accompagnée de son bébé agressée et souillée de croix gammées ». La « une » est également ornée d’une citation de Günter Grass fustigeant entre autre « le racisme » et « le manque de tolérance caché sous l’arrogance ».
L’article principal poursuit dans la même veine. Pour Laurent Mouloud, cette « ignoble agression antisémite », dont le discours de Jacques Chirac, la veille, au Chambon-sur-Lignon, est un « triste présage », « porte en elle une violence écoeurante. Comme si l’on assassinait toute dignité humaine. »
Bien que « l’identité [de la victime soit] tenue secrète », on jurerait que le journaliste lui a parlé tant son récit est ponctué d’une foule de détails pittoresques, dont certains n’apparaissent ni dans les dépêches AFP, ni dans la panoplie habituelle de la plupart des autres médias.
Ainsi, Laurent Mouloud nous explique que dès qu’il découvre son « ancienne adresse », « tout s’accélère ». La jeune femme se fait « copieusement insulter » avant de se retrouver « rapidement plaquée au sol, face contre terre ». « À coups de couteaux, poursuit Laurent Mouloud, ses agresseurs commencent par lui couper les cheveux " pour garder un souvenir ". Puis ils lacèrent son tee-shirt et son pantalon, avant de sortir des feutres noirs [2] et de tracer trois croix gammées sur le ventre de leur victime terrorisée. »
Enfin, conclut le journaliste, « la petite bande a pris la fuite (...) », et pour ajouter encore une touche dramatique, précise : « (...) non sans avoir menacé une dernière fois la jeune femme de représailles si elle s’avisait de porter plainte. »
Dans le même esprit, le journaliste ne semble absolument pas gêné de s’indigner que cet « acte d’une rare cruauté », ait été perpétré « dans l’indifférence générale des autres voyageurs », pour nous affirmer ensuite dans le même article que « dans le wagon, [la] jeune mère de vingt-trois ans est seule »... avant de s’étonner à nouveau de l’« apathie ahurissante » des autres voyageurs. « Apparemment aucun des autres voyageurs n’aurait levé le petit doigt. Pas un pour s’interposer, pas un pour donner un coup de téléphone à la police depuis un portable, pas un, non plus, pour tirer le signal d’alarme ou alerter le chauffeur, ni même pour aller témoigner en compagnie de la victime ! »
Avec ou sans témoins, choisis ton camp, camarade !
Le journaliste a lui aussi « son » responsable de la SNCF, qui lui explique que « c’est d’autant plus incompréhensible qu’à cette heure et sur cette ligne, il y a forcément du monde dans les trains. Et les faits se sont étalés entre dix et quinze minutes, puisque le train s’est arrêté dans quatre gares. » [c’est nous qui soulignons]
Un lecteur naïf aurait pu s’attendre à trouver un sens critique plus aiguisé dans un journal comme L’Humanité. Mais le fait que l’apathie des voyageurs soit « incompréhensible » n’inspirera aucune réflexion à Laurent Mouloud, son imaginaire étant vraisemblablement, comme celui de ses confrères, largement colonisée par les fantasmes de criminalité en explosion, d’impunité des criminels, de nature humaine individualiste et de perte des valeurs « républicaines ». Des fantasmes qui habituellement n’ont pas trop leur place dans ce journal. Mais qui peuvent toujours resurgir, on le constate, lorsqu’un évènement prétendument exceptionnel leur ouvre une porte.
C’est sans doute pourquoi, au lieu de s’interroger, il embraye aussi sec sur l’appel « de nombreuses personnalités politiques et autres [...] à une mobilisation civique et citoyenne ». Puis il conclut, dans un même élan, par des propos de Michel Tubiana, président de la Ligue des droits de l’homme, qui constituent eux aussi, dans ce contexte, un soutien objectif au discours ultra-répressif des politiques réactionnaires : « Il ne suffit plus que les condamnations succèdent aux condamnations [...] mais il faut que se manifeste un refus unanime [...] Nous ne pouvons pas, et nous ne devons pas, laisser faire. C’est la société tout entière qui doit se rebeller contre ceux qui sèment la haine. »
Un second article nous expose « Le malaise dans la région alsacienne » qui serait « l’une des région les plus touchées par les actes antisémites et racistes », tels que les « profanations de cimetière » et les « tags néonazis ». Puis le quotidien interroge Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de recherche au CNRS et chercheuse au CEVIPOF avec toute la prudence qui s’impose : « Comment réagissez-vous à cet acte d’agression envers cette jeune femme et son enfant, survenu vendredi dans le RER ? ».
Enfin Le Monde parut
En milieu d’après midi, paraît le Monde daté du mardi 13 juillet, que la plupart des provinciaux ne liront que le lundi soir ou le lendemain. C’est fâcheux pour Le Monde (et ses liens avec les lecteurs), mais inévitable. Mais cela reste éclairant sur la façon dont les journalistes du Monde réagissent à l’événement.
L’agression occupe le « ventre de une ». Le titre - « Indignation après l’agression antisémite dans le RER » - est sobre mais affirmatif. La première colonne commence sans aucune ambiguïté par nous informer qu’« une jeune femme et son enfant de 13 mois ont été violemment agressés », pour nous préciser un peu plus loin que cette « agression qui paraissait avoir comme motif initial le vol s’est très vite transformée en une sauvage attaque antisémite ».
L’annonce en « Une » des deux autres titres - « Un vol qui tourne au sévices contre une femme juive », et « Des transports en commun à risque en Ile-de-France » achèvent de planter le décor.
En pages intérieures, un premier article - « Stupeur après l’agression antisémite d’une femme dans le RER » - résume l’affaire. « Jacques Chirac a fait part de son "effroi" après l’agression, vendredi 9 juillet, de Marie L. et de son bébé dans un RER du Val-d’Oise. Six jeunes, selon elle maghrébins et africains, ont lacéré ses vêtements et lui ont tracé trois croix gammées sur le ventre. Aucun passager n’a réagi. »
Ce chapô est un modèle. Sec, rédigé à l’indicatif et péremptoire sur la passivité des passagers. La seule précision attribuée à la jeune femme porte sur l’identification des agresseurs, dans des termes dont on ne sait d’ailleurs pas s’ils lui appartiennent ou si l’auteur de l’article les endosse. Un problème sur lequel nous reviendrons.
L’article comporte bien ensuite une autre précaution quant aux dires de la jeune femme (« Selon le récit de la jeune femme, ils l’ont brutalisée et humiliée, parce qu’ils la croyaient juive. ») mais, encore une fois, cette mise à distance ne porte pas sur la réalité de l’agression elle-même, ni sur l’ensemble de son témoignage, mais uniquement sur les motifs de cette agression.
De même, nous avons droit à une nouvelle variation sur le thème de la carte d’identité : « Un autre membre du groupe a commencé à fouiller dans son sac à dos. Il a sorti une carte d’identité, sur laquelle était mentionnée l’ancienne adresse de Marie L., dans le 16e arrondissement de Paris. "Tiens, c’est une gosse de riche, elle habite dans le 16e !", se serait-il exclamé, avant de conclure : "Y a que des juifs dans le 16e !" » [3]
Reconnaissons cependant que le corps de l’article, signé par Piotr Smolar, bien qu’il soit rédigé à l’indicatif, est nettement plus sobre que ceux de ses confrères de Libération ou l’Humanité. [4] Ce n’est pas le cas des commentaires qui l’accompagnent... [5]
« La France à Honte » ? Pas France Soir...
France Soir titre en “Une” : « Ignoble et idiot ». Le sous titre n’y va pas par quatre chemins : « l’agression antisémite » a carrément « bouleversé la communauté nationale » !
Le surtitre de la double page intérieure consacrée à l’agression apprend au lecteur que celle-ci est « unanimement » condamnée par « citoyens et politiques ». Et le gros titre qui s’étale sur les deux pages précise : « En attendant le “sursaut républicain”, la France a honte ».
L’article qui suit évoque, « partout en France », un « haut le cœur général » face au « calvaire » de cette jeune femme « violemment agressée ». Il note, non sans une certaine satisfaction, la « fermeté affichée par l’ensemble des politiques » qui « tous attendent des mesures concrètes », même si, précise-t-il, « la répression ne suffit pas ».
Le récit que nous offre ensuite le quotidien dirigé par André Bercoff, - titré « Des croix gammée dessinées sur le ventre » - est un modèle de littérature journalistique.
Il commence à l’indicatif et au présent, comme si le lecteur se trouvait dans le train avec la jeune femme : « Comme chaque matin, le RER D d’Orry-la-ville (Val-d’Oise), en direction de la gare du Nord à Paris est bondé. Des banlieusards encore ensommeillés. Le regard las de ceux qui ne veulent pas aller bosser. Indifférence et apathie générale (...) »
La vision du RER D - et de la banlieue - selon France Soir vaut à elle seule son pesant d’or. On connaît la haine du patron de ce quotidien pour les 35 heures, qui l’empêchent de trouver des sandwichs sur l’autoroute [6]. De là à laisser affirmer d’un bloc que tous les banlieusards « ne veulent pas aller bosser », il n’y a qu’un pas, qu’il laisse l’une de ses employées franchir dans son propre journal, apparemment sans état d’âme.
Le récit en vient ensuite à la “victime” : « (...) une jeune femme quête un sourire de son bébé de 13 mois qu’elle a installé dans sa poussette. Aux alentours de 9h30, six jeunes montent bruyamment dans un wagon du RER de la gare de Louvres (...) »
Sans plus de scrupules, elle précise alors que « certains seraient d’origine maghrébine selon les premiers témoignages ». Témoignages que la police, elle, attend toujours....
Les agresseurs sont dans un premier temps très posés. Ils « consultent » les papiers d’identité et s’aperçoivent que la jeune femme a une adresse dans le « très chic » 16e arrondissement. « A lui seul, le chiffre de ce arrondissement suffit à déclencher la colère et l’amertume des six jeunes », nous conte la narratrice. Se sont donc six jeunes colériques et amers qui lui lacèrent « violemment » son tee-shirt, et utilisent un feutre (encore une fois) « noir » pour dessiner sur son ventre des croix gammées.
Après les agresseurs, les spectateurs. Nous venons de le voir, d’après la journaliste, ils ont déjà livré leurs « premiers témoignages ». Leur existence ne fait à ses yeux aucun doute. C’est donc tout naturellement qu’elle s’étonne que « pendant tout ce temps, pas un seul de la vingtaine de témoins de la scène [ne soit] intervenu ». Et en conclut, non sans une pointe de lyrisme : « Personne n’a bronché. Laissant la jeune maman terrifiée aux mains des agresseurs ».
Le paragraphe final est un morceau de choix : « Traumatisée et légèrement blessée, la jeune femme a fait pourtant preuve du courage qui a manqué aux autres passagers du RER. Elle a eu la force de porter plainte dans un commissariat de Seine-Saint-Denis. Faisant fi des menaces de représailles lancées par ses six agresseurs avant qu’ils ne quittent le RER. »
Outre l’absence de conditionnel (à quelques rares exceptions près aussitôt démenties par un retour à l’indicatif) et d’indication des propos de la victime présumée comme unique source d’information, la forme particulière de cette narration accentue encore l’effet de réel. Il ne s’agit pas d’une version que l’on rapporte. Il ne s’agit même plus de faits qui ont été constatés. Il s’agit d’une réalité que l’on donne directement à voir. Un compte rendu des faits constatés - à l’instar d’un rapport de police ponctué de l’indication « vu et constaté » - rappelle en permanence au lecteur qu’il prend connaissance de ce que d’autres ont observé. Cette distance qui favorise chez le lecteur un certain recul critique est abolie par une narration strictement littéraire, qui l’embarque dans le récit et le place en position de témoin.
Parmi les techniques habituelles du récit littéraire : ponctuer le récit de touches plus ordinaires qui lui permettent de trouver un écho dans notre expérience quotidienne. Qui n’a jamais vu, dans le RER, « une jeune femme [quêter] un sourire de son bébé de 13 mois qu’elle a installé dans sa poussette » ? C’est une scène que l’on connaît, que l’on a déjà observé. Le lecteur est donc porté à considérer la scène décrite la journaliste comme vraisemblable, parce qu’elle contient des détails qui correspondent à des observations qu’il a lui-même déjà faites. Cette expertise que lui confère la narratrice lui donne l’impression d’être en mesure de confirmer par lui-même une partie des faits rapportés.
Même si le lecteur n’est pas nécessairement dupe ces effets de style renforcent néanmoins, plus ou moins inconsciemment, l’impression d’authenticité dégagée par les faits rapportés dans leur ensemble.
Après ce premier article, nous n’en avons pas fini avec France soir. Un deuxième journaliste s’est en effet chargé d’aller recueillir des réactions d’usagers à ce drame - du moins tel que les médias l’ont présenté la veille. L’angle des questions posées par le journaliste est clairement annoncé par le titre : « Gare de Louvres, ligne D du RER, qu’auriez-vous fait ? »
Comme le micro-trottoir, dont elle est l’équivalent en presse écrite, la sélection arbitraire de réaction d’usagers nous en apprend souvent plus sur la perception du rédacteur sur celle des passants qu’il a interrogés. Le journaliste précise, par exemple qu’« à la descente du RER, les voyageurs ne sont guère surpris que personne ne se soit levé lors de l’agression ». Et il rajoute « nombre d’entre eux philosophent : “notre société est plus individualiste que jamais” »
Ainsi, les propos sélectionnés par le journaliste privilégient une vision qui accorde du crédit à l’affaire, en justifiant ou en occultant sa part la « plus incompréhensible », selon les propres mots de responsables de la SNCF (Le Parisien Dimanche, 11.07.2004 et L’Humanité, 12.07.2004).
Il n’oublie pas non plus de se faire l’écho des préoccupations sécuritaire, supposées représentatives de ce que pensent “les” usagers. « “mais la police ferroviaire n’est jamais dans les trains, regrette une jeune mère de famille, victime, il y a peu, d’un vol de sac à main [...] et il n’y a pas de caméras dans les wagons, seulement dans certaines gares” [...] Certains, en effet n’hésitent pas à décrire la ligne D comme “un vrai coupe-gorge” [...] “les agressions physiques et les vols sont légions, lâches une jeune couple qui ne veut pas dire son nom. Et c’est sans compter les crachats, les insultes et les incivilités en tout genre”. »
Puis il rajoute « aussi, l’agression de cette jeune femme [...] n’étonne personne », sous-entendant à nouveau que “les gens”, dans leur ensemble, jugent cette histoire vraisemblable, sans que l’on sachent ce que savaient vraiment de cette histoire ceux qu’il a interrogé.Ne pas céder à la démagogie, c’est aussi reconnaître que le problème qui se posent aux différentes opinions véhiculées par les médias est le même pour toutes : quel est le degré d’expertise - au sens large, c’est-à-dire de connaissance, que ce soit par information ou par expérience - de celui qui parle, et concernant le sujet sur lequel il s’exprime ?
Pour couronner, le tout, parmi toutes les déclarations recueillies, le journaliste choisit de terminer son compte rendu par celle-ci : « Fataliste, un agent de la RATP conclut : “ici c’est la banlieue”. » [7]
Mais qui a écrit : « Il nous appartient, à nous autres transmetteurs et hauts parleurs, d’être particulièrement minutieux et de ne pas nous jeter sur l’os de la première dépêche venue comme un pitbull aveugle » ?
André Bercoff rédacteur en chef de... France soir !
On marque une pause...
« Des pittbulls ? » Pas si simple, disions nous [8].
Que retenir de ces fragments (incomplets certes, mais relativement étendus...) d’analyse de la presse écrite ?
D’abord, qu’une autre information, plus soucieuse d’exactitude et de vérification était possible. Ce ne sont pas des « donneurs de leçons » qui le disent, mais les exceptions dans la presse elle-même qui le démontrent.
Ensuite que la narration, aussi indispensable qu’elle puisse être, est un piège...
Elle est certes nécessaire dans de nombreux cas. Elle est même incontournable pour traiter les faits divers. Mais le goût immodéré de certains journalistes pour la narration les pousse du même coup à privilégier systématiquement les faits divers au détriment du reste de l’actualité, contribuant ainsi à accentuer une tendance qui constitue déjà l’un des principaux travers de la presse réputée populaire. Cette tendance aboutit même à ce qu’une certaine presse (et les principaux médias audiovisuels) transforme en collections de faits divers l’ensemble des problèmes sociaux et politiques, nationaux et même, internationaux [9]
Et si la narration est un piège, force est de constater que, en l’occurrence, nombre de journalistes ont choisi, consciemment ou pas (pour certains, exceptionnellement ?), d’y tomber et d’ajouter à la fabulation de Marie L. leurs propres imaginaires. Mieux vaut quand les informations sont rares et incertaines, inventer ce que l’on ne sait pas, dramatiser ce que l’on suppute, amplifier ce que l’on dénonce ? La frontière est alors franchie entre le journalisme et la fiction...
Préférer la fabulation à la vérité est l’une des plaies du journalisme. La fausse agression du RER D a cruellement mis en évidence que cette plaie est ouverte et suppure.
Enfin, dernière remarque provisoire, on mesure, dans le cas présent, à quel point le journalisme est dépendant de ses sources. C’est-à-dire, tout simplement, à quel point il est dépendant. C’est un fait, c’est une faiblesse : ce n’est pas un vice rédhibitoire.
A condition, toutefois, que les journalistes ne se masquent pas la réalité en se réfugiant derrière des envolées lyriques sur leur indépendance ou en multipliant les dénégation dérisoires, notamment quand leur dépendance repose sur la connivence avec leurs interlocuteurs.
A condition, également, de ne pas le masquer aux lecteurs en confondant le journalisme d’investigation, qui suppose un fort potentiel d’indépendance des journalistes-enquêteurs, avec le journalisme de révélation, qui dépend d’informations difficilement contrôlables. Celles-ci peuvent parfaitement s’avérer exactes, mais elles peuvent aussi être totalement fausses ou largement biaisées, même en l’absence de toute machination ou instrumentalisation délibérées. Autant le reconnaître, pour ne pas s’y résigner.
Arnaud Rindel
– Lire la suite : « RER D - 5. L’info en direct : de la « rigueur » des radios et télévisions »