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« On peut se demander pourquoi les filtres de l’information [...] ont si mal fonctionnés. C’est une question qui est posée à l’ensemble de nos concitoyens et pas seulement aux journalistes. »
Ivan Levaï (France Inter, 15.07.2004, 19h20)
Les autocritiques superficielles [2], presque unanimes, ont eu en commun de présenter « l’affaire » comme un incident exceptionnel, explicable par un fâcheux concours de circonstances. Or les « dérapages » médiatiques se succèdent, et devant leur multiplication, après tant d’appels à la fermeté contre une agression imaginaire, on serait presque tenté d’en appeler à la répression contre les diffuseurs et commentateurs de fausses nouvelles pressés de tirer des conclusions avant même que les faits ne soient établis. Voici quelques raisons de s’en dispenser.
I. Des aveux de dépendance
Si, comme le préconisent les chartes déontologiques du journalisme, « les faits sont sacrés », encore faut-il qu’ils soient sérieusement vérifiés. Et comme le rappelle le médiateur du Monde à l’occasion de cette affaire, une information, pour être publiée, doit être validée par deux sources différentes, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.
Bien que la faute professionnelle soit indiscutable, fort peu de journalistes l’ont reconnue. C’était pourtant indispensable, non pour le simple plaisir de battre sa coulpe, mais pour tenter de l’éviter à l’avenir. Encore faut-il comprendre ce qui l’a rendue possible.
1. L’urgence et la routine
La vérification par recoupement est difficile à effectuer pour deux raisons.
Première raison : la survalorisation de l’urgence. L’intensification de la concurrence entre médias crée une situation permanente d’urgence qui pousse chaque média à essayer d’être sans cesse plus rapide que les autres. Si le désir d’être « le premier » à publier une information est depuis longtemps un challenge qui fait partie de la concurrence entre médias, cet indicatif est devenu désormais un impératif.
Hubert Beuve-Méry, fondateur-directeur du quotidien Le Monde, rappelait aux journalistes de sa rédaction que la vérité d’une information pouvait bien attendre le temps nécessaire à sa vérification. Ce temps semble révolu. Le délai qui sépare l’information brute de sa diffusion doit désormais être de plus en plus court, ce qui rend difficile un contrôle systématique auprès de deux sources différentes. Quand c’est possible, on le fait, mais quand ce n’est pas possible, on passe outre si l’information paraît « plausible » comme cela a été dit à propos de cette affaire. Pourtant cet impératif de rapidité n’est pas une fatalité...
Cette survalorisation de l’urgence est confortée par la prépondérance de l’information en temps réel, c’est-à-dire en fait par le poids désormais dominant des médias audiovisuels.
La simple succession des faits ne vaut pas explication. Mais ici la chronologie éclaire la frénésie d’information en direct et l’emprise des radios et télévision sur la production de l’information.
Les faits sont censés s’être passés un vendredi matin. L’AFP, qui (selon l’enquête réalisée après coup par la presse [3]) avait été alertée « par hasard » par une source policière « informelle » le samedi à 15 heures, publie une première dépêche à 19h42, c’est-à-dire en plein week-end alors que radios et télévisions sont pratiquement les seules sources d’information actives [4]. Toute la journée de dimanche, la dépêche de l’AFP sera mise en forme, diffusée et commentée par les radios qui multiplieront les flashs, ressassant le « calvaire » de la jeune mère, spéculant sur le déroulement de l’enquête, sollicitant des prises de position des politiques et des responsables d’associations et de syndicats, appelant même les témoins à se manifester auprès de la police. Les télévisions feront de même, réalisant en outre des reportages sur les lieux supposés de l’agression. [5]. Après une journée entière de ce traitement, il était particulièrement difficile (mais pas impossible) pour la presse écrite paraissant le lundi de ne pas emboîter le pas aux médias audiovisuels bien que certains doutes aient commencé à s’exprimer.
Deuxième raison : la validation par l’expérience. Les journalistes ont des sources qui - à leurs yeux et d’expérience - se révèlent généralement fiables. Ils disposent également des dépêches de l’AFP qui sont censées avoir été vérifiées et qu’ils reprennent donc de confiance, d’autant que dans la majorité des cas, elles s’avèrent, d’un point de vue factuel, exactes ou à peu près. Pourquoi, dès lors, s’astreindre à des vérifications qui, souvent longues et fastidieuses, se révèlent en définitive inutiles ? Bref, pourquoi perdre du temps, qui est une marchandise si précieuse dans l’univers médiatique actuel ?
De surcroît, parmi les sources, réellement ou apparemment, dignes de confiance, figurent les autres médias et les autres journalistes ou, du moins, certains d’entre eux. La diffusion par les uns de l’information vaut donc validation pour les autres. L’effet d’entraînement est alors garanti : la « circulation circulaire de l’information », dont parlait Pierre Bourdieu, a pour conséquence la validation circulaire de cette même information.
Cette validation routinière et circulaire qui tient lieu de recoupement est confortée ici par l’effet de légitimation par les autorités : policières, politiques, associatives, religieuses. La plupart des récits partiellement ou totalement auto justificatifs proposés par les journalistes soulignent que c’est la confiance accordée aux sources policières et aux « plus hautes instances de l’Etat » qui les a induits en erreur. Ce faisant, ces journalistes reconnaissent implicitement qu’une « information », est notamment ce que d’autres tiennent pour tel. C’est dire que « l’information » n’est pas une donnée qui existe par elle même et que les journalistes ne feraient que diffuser ; elle est socialement construite par un ensemble d’instances et d’acteurs qui sont habilités à dire ce qui mérite d’être une information ; parmi ces acteurs, les journalistes ne sont que les producteurs les plus apparents, mais pas nécessairement les plus importants.
2. L’interdépendance des agendas
On le devine : si, quelles qu’aient été les précautions prises, une information fausse a été divulguée, c’est parce que, tout simplement, on a considéré qu’il s’agissait, au sens journalistique du terme, d’une information.
Mais qu’appelle-t-on ici « information » ? Les faits ou événements que les journalistes sélectionnent parmi les milliers de faits qui se produisent chaque jour, et qu’ils jugent dignes de retenir l’attention des journalistes dignes de ce nom, et par là celle des citoyens, au point de les faire figurer dans les colonnes de leurs journaux, dans les flashs des radios et dans les journaux télévisés. Pourquoi, en effet, avoir érigé en « information » ce qui aurait pu être perçu comme un simple fait divers local, comme une agression stupide commise par des imbéciles comme il en existe sans doute des centaines chaque jour, qui ne donnent pas lieu à dépôt de plainte ou alors à des plaintes classées sans suite ? Suffit-il d’invoquer son caractère antisémite ? Ce serait naïveté de croire que l’antisémitisme et le racisme attirent toujours et spontanément l’attention.
Mais justement, la multiplication des injures et agressions à caractère antisémite a fait l’objet d’une construction médiatique (sur laquelle nous reviendrons), qui a contribué amplement à placer le « problème de l’antisémitisme » sur l’agenda des responsables politiques, dans les termes mêmes où la plupart des médias ont présenté ce problème. Et réciproquement la communication des responsables politiques a contribué à préciser le contenu et la place accordée au problème de l’antisémitisme sur l’agenda des journalistes. Autrement dit, agenda médiatique et agenda politique sont interdépendants. C’est un fait dont les conséquences ne sont pas toujours nocives, mais qui peuvent l’être souvent.
La concordance dans la présentation et l’interprétation des faits, la légitimation réciproque des informations et des commentaires, la construction d’un consensus quasi-unanime, la médiatisation systématique qui se prévaut de l’importance de l’enjeu : tout cela concourt à produire et à construire l’information.
Et cela d’autant plus que les médias contribuent à faire advenir les événements qu’ils prétendent seulement rapporter.
Certains jeunes des cités brûlent des voitures parce que cela attire les médias (les télévisions notamment pour le spectacle). De même, on peut penser que la multiplication récente des profanations de cimetières doit quelque chose à la médiatisation de ce type d’action et à l’émotion collective qu’elles suscitent, comme l’a montré l’affaire « Phinéas ». Ce jeune homme « cherchant à se faire remarquer » (Le Figaro, 16.08.2004), agresse le 5 août un homme « maghrébin ». Mais « L’agression [...] n’ayant fait que quelques lignes dans la presse locale, Phineas a cherché une “action plus médiatique” » (Libération, 15.08.2004). C’est ainsi que le 10 Août, « il aurait choisi de s’en prendre à un cimetière juif pour obtenir plus “d’audience” », confirme Le Figaro (16.08.2004).
La production d’événements médiatiques est, du même coup, une production d’informations qui leurs sont ajustés. Une même logique gouverne les stratégie de communication les plus diverses.
Et le monde politique, aujourd’hui comme hier, cherche inévitablement à instrumentaliser les médias ; il essaye d’imposer sa conception de l’information afin que les médias traitent au moins des sujets que les responsables politiques considèrent comme importants et qu’ils en parlent « spontanément », sans que les politiques le demandent : des vacances studieuses des ministres, du déplacement de tel ministre pour présider telle cérémonie, de la loi de décentralisation, des conflits de personnes à l’intérieur de la majorité, etc. On imagine difficilement des journalistes ne jugeant pas utile de faire état de l’agression du RER D et surtout des réactions du ministre de l’intérieur et du président de la République à ce fait divers érigé par les politiques, pour des raisons électorales, en « problème de société ». Et ils le feront d’autant moins que eux-mêmes ont contribué à placer sur l’agenda des responsables politiques la question de l’antisémitisme dans les termes choisis par les médias.
Il y a déjà bien longtemps, Libération première manière avait alors construit sa propre conception de l’information, faisant systématiquement sa « une » sur ce dont les autres médias ne parlaient jamais avant que, progressivement, avec la « professionnalisation » de la rédaction, il ne rentre dans le champ à son tour, et, à quelques variantes près, il ne hiérarchise l’information comme ses « confrères », et ne parle, lui aussi, des mêmes sujets. Il y avait pourtant là une véritable avancée dans ce processus d’autonomisation que les journalistes appellent de leurs vœux.
Autant le dire clairement : les conditions générales d’exercice du journalisme accroissent sa vulnérabilité. Et les fautes professionnelles sont les sous-produits de l’urgence et de la routine. Mais ni l’urgence ni la routine ne sont des fatalités...
Ces fautes professionnelles, on le voit, sont de véritables aveux de la dépendance des journalistes. Celle-ci est peut-être un mal, mais c’est avant tout un fait. Et ce qui d’ordinaire est masqué est ici mis en lumière.
Contrairement à la légende que le journalisme entretient souvent sur lui-même, à la fois pour y croire et pour le faire croire, l’information n’est pas un produit du journaliste individuel. L’information est un produit collectif et un produit social. L’information est co-produite par des journalistes, des sources et aussi par leur public. Aux journalistes revient - ce n’est pas rien, ce n’est pas peu - le travail de vérification, de médiation et de mise en forme.
C’est assez dire que l’indépendance des journalistes n’est pas un fait mais une conquête toujours recommencée et jamais totalement accomplie. Ce qui fait la fragilité du métier ne peut être combattue qu’à la condition d’être vraiment reconnue.
II. Des questions sur l’information
Mais ce n’est encore là qu’un aspect des problèmes posés, car le débat sur la vérification de l’information masque un débat plus essentiel. Pour le saisir, il suffit de se poser deux questions.
- Première question : quelles critiques demeureraient légitimes, malgré tout, si l’information avait été exacte ? Car si le récit de l’agression par la victime présumée s’était avéré véridique, il est peu probable que son traitement par les médias eut soulevé beaucoup de critiques. Pourtant, certaines seraient demeurées fondées.
- Deuxième question : pourquoi est-ce cette information là, et pas une autre - vraie ou fausse, d’ailleurs peu importe - qui a entraîné pareil engouement, pareil aveuglement et pareille surenchère ?
1. L’inflation de la narration et l’outrance des commentaires
Première question : quelle critiques demeureraient légitimes si l’information avait été exacte ?
L’affabulation de Marie L. a involontairement exercé un effet analyseur sur le fonctionnement de la presse. Elle a notamment permis de mettre en évidence deux aspects du fonctionnement ordinaire des médias : la transformation d’une pure fiction en information invite en particulier à s’interroger sur la part de fiction que peut comporter l’information et sur la force des croyances qui organisent les commentaires, même en l’absence d’un quelconque « dérapage ».
Le premier aspect concerne l’information proprement dite. La mise en scène des faits, la dramatisation de la narration, la multiplication des détails inventés et ajoutés pour donner du piquant au récit des événements : tout cela était destiné à impliquer les lecteurs et téléspectateurs dans les événements au mépris d’une réalité plus triviale ou banale.
Nous ne pouvons que reprendre ici ce que nous avons déjà relevé ailleurs [6] : si la narration est souvent nécessaire et même indispensable pour traiter les faits divers, « le goût immodéré de certains journalistes pour la narration les pousse du même coup à privilégier systématiquement les faits divers au détriment du reste de l’actualité. Et si la narration est un piège, force est de constater que, en l’occurrence, nombre de journalistes ont choisi, consciemment ou pas (pour certains, exceptionnellement ?), d’y tomber et d’ajouter à la fabulation de Marie L. leurs propres imaginaires. A croire qu’il mieux quand les informations sont rares et incertaines, inventer ce que l’on ne sait pas, dramatiser ce que l’on suppute, amplifier ce que l’on dénonce.. La frontière est alors franchie entre le journalisme et la fiction... »
Le second aspect concerne les commentaires. Nous l’avons déjà souligné [7] : la débauches de commentaires qui ne reposent sur rien permet de comprendre, de façon plus triviale, comment les commentaires, plus ou moins indifférents à la réalité, la taillent à leur mesure. Dès lors, comment s’étonner si la libre expression des opinions n’est souvent que l’alibi qui permet aux commentaires de dévorer l’information au point même de la remplacer ?
La liberté que les éditorialistes et commentateurs prennent avec les faits, du moins tels qu’ils sont rapportés par les journalistes d’information, montre que tout leur est prétexte pour accréditer, conforter et prescrire leurs croyances, pour débiter des lieux communs ou pour dire ce que « l’opinion publique » est censée penser. La surenchère dans la dramatisation de l’information se double d’une surenchère dans l’affichage des convictions. Tous rivalisent dans l’expression de leur indignation, dans la fermeté de leurs condamnations et dans la radicalité des remèdes qu’ils préconisent pour éradiquer le mal et pour faire en sorte que de tels faits « ne se reproduisent plus ». Les faits ne sont alors que de simples prétextes. Loin d’aider à comprendre les informations brutes qui font l’actualité, les commentateurs ne font que les recouvrir de leurs propres croyances et préjugés.
Ce constat incite à aller plus loin et à poser une autre question.
2. L’empire de la croyance et des constructions médiatiques
Deuxième question : pourquoi est-ce cette information là, qui a entraîné pareil engouement, pareil aveuglement et pareille surenchère ?
Deux raisons concourent à les expliquer, qui mettent en évidence l’empire de la croyance et des constructions médiatiques
Première raison : l’effet de miroir. L’affabulation de Marie L. a fabriqué, sans vraiment le savoir, un véritable piège pour journalistes, multipliant les détails qui, tel un chiffon rouge dans l’arène, ont furieusement attiré la presse.
Chaque détail prenait sens pour les journalistes : l’agression dans un RER, par des jeunes issus de l’immigration (des beurs et des noirs pour n’oublier personne), nazis de surcroît, qui s’attaquent à une femme, pire, à une jeune mère avec son bébé, l’agressent physiquement (lacération des vêtements, mèche de cheveux coupée, croix gammées faites sur le ventre), qui tiennent des propos antisémites et enfin, conséquence involontaire du mensonge, des voyageurs qui, apparemment, assistent à la scène sans rien faire et sans rien dire pendant et même après.
Mais où Marie L. a-t-elle été chercher tous ces détails sinon dans les médias eux-mêmes ? Certes, elle a pu, comme l’ont rapporté certains médias, puiser certains aspect de son histoire dans le récit qui lui a été fait de l’agression d’une connaissance, mais les stéréotypes et certains détails de son récit lui ont été suggérés - de son propre aveu - par ce qu’elle voyait et entendait dans les médias.
C’est notamment un reportage sur les profanations de cimetières qu’elle avait regardé avec son compagnon, Christophe, qui a attiré son attention sur la judéophobie comme thème « porteur ». « J’ai pensé que si je me dessinais des croix gammées sur le ventre, Christophe prêterait davantage attention à moi. Je voulais qu’il y ait quelque chose en plus d’une agression normale, un truc qui puisse attirer l’œil. » (Le Monde, 25.07.2004). Quant à la raison pour laquelle elle a accusé des « maghrébins », elle explique que « quand on les voit à la télé, c’est toujours eux qu’on accuse » (Le Figaro, 26.07.2004).
Si les journalistes l’ont crue, c’est donc parce que la fabulatrice leur a renvoyé, par un effet de miroir, leur propre conception de l’information et de la société : ils pouvaient reconnaître, à cette concentration de détails pertinents - à leurs yeux - une information plausible, c’est-à-dire une information qui ressemblait à celles qu’ils avaient déjà données cent fois par le passé sous la rubrique « insécurité » ou sous la rubrique « antisémitisme »
Ainsi, Marie L. était, à sa manière, journaliste : elle a trompé les journalistes, comme des journalistes peuvent tromper leur confrères par de faux reportages.
Deuxième raison : l’effet de preuve. Mais si le récit de Marie L. a paru crédible aux yeux des journalistes [8], c’est aussi parce que chaque détail prédisposait ce récit à des explications préalablement disponibles et à des commentaires dont il était comme une confirmation a posteriori. Toutes les séquences de l’agression, les auteurs et leurs actes, leur violence s’offraient comme conséquences ou effets : de la dérive des jeunes des banlieue, de la montée de la délinquance, de l’insécurité dans les transports en commun, de la banalisation du sexisme, de l’échec de l’intégration des jeunes issus de l’immigration, de l’indifférence collective. La victime émissaire de tous les maux de la société offrait ainsi à tous ces rebouteux l’occasion d’exercer leurs talents.
A sa façon (c’est-à-dire sans en tirer la moindre conséquence), l’éditorialiste du Monde le reconnaissait : « Cela s’appelle un mauvais rêve. Durant quarante-huit heures, tout le monde a cru au récit de Marie L. [...] Les ingrédients composant ce fait divers étaient bien de nature à frapper les imaginations. Un bébé violemment renversé avec sa poussette. Une jeune femme en butte à une bande composée d’une demi-douzaine de "sauvageons" désignés comme maghrébins et noirs. Des coups et des estafilades au visage portées avec des couteaux. Des injures contre les juifs et des croix gammées dessinées au feutre sur la victime. Le tout dans la rame d’un RER de banlieue, devant des passagers inertes. Ce fait divers sonnait trop juste. Comme un révélateur d’une époque marquée par la persistance du rejet de l’autre, la montée des agressions racistes et antisémites, de la violence et de la peur. Comme le signe d’un nécessaire sursaut civique et républicain. » (« La faute et le défi », éditorial du Monde daté du 15 juillet 2004)
Comme tous les problèmes construits par les médias, celui de l’antisémitisme existe bien sûr indépendamment de sa construction médiatique. Personne ne songe à nier la multiplication des injures et des agressions antisémites. En revanche, leur signification et leur portée ne relèvent pas de l’information brute, mais d’interprétations et d’explications qui relèvent du débat public. Ce qui est en cause, c’est la mise en forme, le plus souvent relativement homogène, d’une version médiatique du problème.
Cette construction médiatique finit par précéder l’événement. Tout fait divers devient un « révélateur », un « signe » ou un « symptôme ». La condamnation des actes antisémites et la stigmatisation préalables de leurs auteurs présumés culminent dans ce que le sociologue Laurent Mucchielli nomme fort justement une « construction fantasmatique », avant d’en analyser la principale conséquence : « Personne ne nie les problèmes de délinquance et les formes de racisme qui traverse la société française. Mais il est évident que la façon dont ils sont présentés dans le débat public les renforce au lieu de les diminuer. » [9]. Or, dégât collatéral si l’on veut, ces constructions médiatiques conditionnent la présentation des faits eux-mêmes qui n’en sont plus que l’illustration ou la confirmation, qu’ils soient vérifiés... ou non.
III. Des explications en trompe l’oeil
La fausse agression du RER D est un puissant révélateur du fonctionnement ordinaire du journalisme dont les journalistes ne sont pas directement responsables. Ou plus exactement : dont ils sont responsables dans la mesure où ils le confortent ou se bornent à l’accompagner, alors qu’il n’est en rien une fatalité.
C’est ce fonctionnement ordinaire qui permet de comprendre ce qui paraît exceptionnel : de prétendus « dérapages » qui ne sont pas exceptionnels et ne s’expliquent pas par des circonstances occasionnelles.
1. Des exceptions ?
Les cas de désinformation se succèdent et se ressemblent étrangement : les fausses accusations de terrorisme, en décembre 2002, envers Abderrezak Besseghir, bagagiste à l’aéroport de Roissy, l’annonce erronée, en février 2004, du retrait d’Alain Juppé de la vie politique, l’attribution, le 11 mars dernier, des attentats de Madrid à l’ETA, etc. [10] ; cela sans compter les cas avérés de désinformation massive - qui confinent à de la pure propagande - dont nous sommes victimes à chaque nouveau conflit international, depuis les faux charniers de Timisoara lors de la révolution roumaine de 1989 jusqu’à la récente intervention américaine en Irak (2003), en passant par la première guerre du Golfe en 1991, le génocide rwandais en 1994, la guerre du Kosovo en 1999 ou celle d’Afghanistan en 2002 [11]. Et si l’on considère uniquement les informations sur de prétendues agressions, les multiples précédents excluent une faute ponctuelle relevant de difficultés spécifiques au traitement de ce sujet et qui auraient été jusqu’alors inconnues des journalistes.
2. Des circonstances ?
Dans l’affaire du RER D, comme dans toutes celles qui l’ont précédé, c’est le « dérapage » occasionnel qui focalise l’attention, et non la répétition de ces « dérapages ». Avec cette conséquence : le recours à des explications conjoncturelles qui, mélangent, pêle-mêle, le « climat » et les circonstances, les défaillances personnelles ou institutionnelles, de préférence extérieures à la profession ou au média concerné.
Une fausse question n’admet que de mauvaises réponses. Car la véritable question n’est pas de savoir quels sont les motifs particuliers de ce dérapage, mais pourquoi a-t-on affaire à des « dérapages » à répétition ? Et les réponses doivent être cherchées non pas uniquement du côté des facteurs conjoncturels, mais d’abord du côté des causes structurelles.
... Sans se défausser sur la notion d’« emballement » sous couvert de diagnostiquer non des défaillance partielles mais une faillite générale et répétitive.
3. Un emballement ?
Les notions mêmes de « dérapage » ou d’« emballement » - relayées par leurs versions psychologiques et pathologiques : « cauchemar médiatique », « bouffée délirante », « hystérie collective » - évoquent le dysfonctionnement ponctuel d’une mécanique ou d’un organisme qui fonctionne correctement en temps normal. Ces notions que les journalistes - et les spécialistes des médias qui recueillent leurs faveurs - affectionnent sont, au sens fort, des notions journalistiques. Ce n’est pas particulier au journalisme : la plupart des professions recourent à des notions indigènes destinées à les protéger contre une remise en cause des illusions protectrices.
De surcroît, la notion d’« emballement » permet de faire passer une simple description pour une explication. Les journalistes ont « des devoirs que les autres citoyens n’ont pas » soulignait justement Daniel Schneidermann lors de l’émission « Le téléphone sonne », sur France Inter, le 15 juillet 2004 [12]. Pourtant, il s’empressait aussitôt d’expliquer l’emballement par l’emballement : « Qu’est-ce qui se passe dans cette affaire ? Il se passe qu’à tous les niveaux de la chaîne, et là je parle des policiers, je parle des journalistes, je parle des hommes politiques, à tous les niveaux de la chaîne on s’emballe [...] ça vaut pour le gardien de la paix qui recueille le témoignage dans le commissariat [...] ça vaut pour le rubricard de l’AFP qui rédige sa dépêche [...] ça vaut pour le cabinet de... du Ministre de l’Intérieur, ça vaut pour le cabinet du Président de la République [...] ».
Tant vaut le diagnostic, tant valent les remèdes. Que des explications aussi défaillantes, invoquent ou non une responsabilité collective, qu’elles incitent à blâmer certains responsables ou invitent toute une corporation à la prudence, leur portée semble bien faible. Non seulement les récidives démontrent l’inefficacité de ces autocritiques, regrets et vœux pieux, mais surtout les dérapages les plus voyants laissent croire que le fonctionnement ordinaire du journalisme est exempt des difficultés et des maux dont les désinformations ne sont pourtant que le révélateur.
Patrick Champagne, Henri Maler et Arnaud Rindel