2004 : Le retour des cabris
Le 23 septembre 2004, un auditeur de France Inter « exprime sa colère » que l’antenne de la radio nationale s’apprête à « nous refaire le coup de Maastricht » à force de propagande pour le « oui ».
La matinée sur France Inter avait en effet été exemplaire de ce point de vue : éditos de Pierre Le Marc et de Bernard Guetta paraphrasant l’un et l’autre la position de Lionel Jospin favorable au « oui », qui déjà faisait la « une » du Nouvel Observateur. Est-il normal d’ailleurs que tous les éditorialistes de France Inter, radio publique, défendent cette même
position : Bernard Guetta en militant avoué et répétitif du fédéralisme européen, Stéphane Paoli qui ramena ce matin là presque chaque problème à la nécessité de davantage d’Europe alors même qu’il conduisait un entretien avec François Bayrou déjà favorable au « oui » ?
Stéphane Paoli a cru répondre à l’interpellation de l’auditeur en annonçant ... que Laurent Fabius serait bientôt invité à exprimer sa position. Comme si c’était une marque de la magnanimité de France Inter que de ne pas interdire carrément l’expression des hommes politiques favorables au « non », étant bien entendu qu’ils ne disposent eux d’aucun
appui éditorial à l’antenne (chroniques, animateurs réguliers, etc.). Et qu’au contraire, ils sont presque assurés que Bernard Guetta interviendra après eux pour souligner l’inanité de leurs propos (ce qu’il fit dès le lendemain dans le cas de ceux de Laurent Fabius, dans une chronique au titre impayable de « Eh bien, débattons ! ».)
Toutefois, même en s’appliquant, il n’est pas certain que France Inter - on pourrait dire la même chose de l’entretien quotidien conduit par Jean-Pierre Elkabbach sur Europe 1, ou, naturellement, des commentaires du Monde - parviendra tout à fait à égaler le ton propagandiste de la campagne de Maastricht en septembre 1992. Raison de plus de lutter contre l’amnésie.
1992 : « Les cabris de Maastricht », par Serge Halimi.
« L’horlogerie de notre système démocratique s’est détraquée », une « campagne de presse obsédante », des « journalistes insidieux » : l’appréciation d’un grand hebdomadaire et la dénonciation des médias par François Mitterrand remontaient à l’ « affaire Habache » [1].
Lors du débat sur le traité de Maastricht, l’« horlogerie » paraît avoir mieux fonctionné, en faveur du “oui” : le pouvoir socialiste, les chefs de la droite et le patronat ont eu pour caisse de résonance une presse respectueuse et quasiment unanime. Sous la pression de leurs lecteurs, certains des grands quotidiens d’information nationaux ont hésité mais, lorsque est venu pour eux « le temps de conclure », le « long et passionné débat » a débouché sur un « oui critique » (Alain Peyrefitte, Le Figaro).
D’autres ont conclu avec plus d’allant, souvent à coups d’éditoriaux intempérants, répétitifs et sommaires. Alors directeur du Monde, Jacques Lesourne prit la plume pour annoncer qu’ « un non au référendum serait pour la France et l’Europe la plus grande catastrophe depuis les désastres engendrés par l’arrivée de Hitler au pouvoir ».
Quant à la presse hebdomadaire, jamais sans doute depuis la guerre du Golfe elle n’avait à ce point démontré le caractère factice du pluralisme qu’elle affiche. Devant « un enjeu fondamental et dramatique » pour les uns, la menace d’ « une France écartelée » pour les autres, « les avantages du oui » apparurent d’autant plus formidables qu’il n’y avait « pas de non tranquille. Va donc pour le catastrophisme s’il est de bon aloi » (Claude Imbert, Le Point).
Bien sûr, l’électeur pouvait ne pas lire les quatre piliers hebdomadaires de la pensée unique en France. Alors dirigé par Jean-François Kahn, L’Evénement du Jeudi fut simplement un peu plus emporté que les autres. Mais, qu’il s’agisse du Point, de L’Express ou du Nouvel Observateur, les couvertures d’apocalypse dévoilaient assez vite la diversité de l’information et des commentaires qui seraient servis. Et, en septembre 1992, même Télérama, qu’on imaginait à cent lieues d’un tel débat, sauta sur l’« occasion urgente » de « réaliser l’Europe monétaire ».
Les radios à la fois gratuites et “généralistes” devaient-elles, en plus, être ouvertes aux deux France, celle du “oui” et celle du “non” ? C’eût été alimenter une vieille cassure que venaient d’enterrer les meetings communs d’Elisabeth Guigou et de Valéry Giscard d’Estaing, de François Léotard et de Pierre Bérégovoy. Afin de s’épargner un tel danger, on limita la parole éditoriale à ceux qui la détenaient déjà dans une presse écrite tout acquise à la modernité européenne.
Vous ne l’avez pas lu dans L’Express ou dans Le Point ? Vous l’entendrez sur Europe 1. Vous l’avez mal entendu sur RTL ? Relisez Le Nouvel Economiste. Quant à L’heure de vérité de France 2, dont tous les journalistes habituels furent des militants du “oui”, il suffisait, pour retrouver son animateur, François- Henri de Virieu, de l’écouter sur RMC commenter ainsi l’émission télévisée que TF1, Guillaume Durand et Jean d’Ormesson avaient servie au président de la République : « Tout ayant été dit soit par les journalistes, soit par l’échantillon de la SOFRES, la présence de Philippe Séguin [partisan du “non”] n’était absolument pas nécessaire à la clarification du débat ».
Mais, si le « débat » était clair, l’enjeu n’était pas toujours le même. « Voulons-nous assurer la paix en Europe et y faire bientôt une monnaie qui sera la plus forte du monde ? », interrogeait l’un. « Lundi, on va être soit plus puissant, soit moins puissant », répondait l’autre. « Le non discrédite la France, le oui renforce sa main », tranchait un troisième.
Ces discordances paraissant modestes, on réussit, sur une radio où huit éditorialistes sur neuf avaient déclaré à l’antenne leur préférence “maastrichienne”, à trouver matière à controverse en opposant l’éditorial d’un directeur d’hebdomadaire favorable au “oui” à celui d’un directeur de quotidien lui aussi favorable au “oui”. Un “débat” écologiste opposa sur France Inter Brice Lalonde à Antoine Waechter, pour une fois d’accord l’un avec l’autre et... avec le traité de Maastricht.
Sur Europe 1, il y eut chaque dimanche un “face-à-face” entre deux journalistes (Serge July et Alain Duhamel) partisans de la ratification.
Face à ceux que Bernard Pivot appela l’ « arrogante nomenklatura des nantis et des médiatisés », le « rassemblement ronflant de ceux que la vie a comblés », il n’y eut apparemment que plèbe ignorante et fanatique. « Bandits », « gang des démolisseurs », « rongeurs », « fossoyeurs de l’espérance », fourriers des « nazillons de Rostock », de « Munich », de la « barbarie », de la « tribalisation du continent », tous ceux qui, selon la sobre expression de Jean-François Kahn, préféraient « un non barbelé à un oui d’ouverture » et « la logique de l’épuration ethnique à celle de l’intégration européenne » furent donc remis à leur place et menacés du pire : la démission de M. Delors, à l’époque président de la Commission de Bruxelles. « Les guerres, ça suffit comme ça ! » proclamèrent à l’unisson ceux qui, deux ans plus tôt, s’étaient montrés moins jaurésiens face aux Irakiens.
Qui dit presse dit revue de presse.
Sur France Inter, lorsque Ivan Levaï faisait un effort d’équilibre - dont on sentait bien qu’il lui coûtait - le “oui” disposait encore de citations à la fois beaucoup plus copieuses et infiniment plus enthousiastes que le “non” : « La lecture du texte [c’était déjà le deuxième] d’Edgar Morin m’apparaît presque obligatoire », nous précisa-t-il. Et quand « le Figaro comptabilise les derniers arguments du oui », nul besoin de craindre que la Revue de presse un peu borgne de France Inter ne soit pas là pour les comptabiliser avec lui.
Le directeur de l’information de la station ne s’avoua-t-il pas « fasciné et saisi » par la campagne de M. Giscard d’Estaing, « très impressionné » par celle de M. Barte, « impressionné par la très grande qualité » de celle de M. Rocard et même, gageure suprême, « saisi par la qualité du discours » de M. Fabius. « Il n’y a que des gens du oui », lui fit alors remarquer, facétieux, l’un des journalistes de la station.
Le “non” s’exprima, mais moins souvent et devant un micro tendu en embuscade. Avec Jean-Pierre Elkabbach, les questions d’Europe 1 se firent militantes. « Pour éviter de ne dire que des slogans », il interrompit Philippe de Villiers. Et Pierre Messmer se vit présenté ainsi : « Intégriste du gaullisme, il dit non à Maastricht en faisant parler le général de Gaulle vingt-deux ans après sa mort ». Avec M. Giscard d’Estaing, l’entrée en matière avait été plus prévenante : « Vous avez fait en faveur du oui une magnifique campagne à fa fois pédagogique et raisonnable ». Lorsque les partisans du “oui” furent traités avec moins de chaleur, ils s’en offusquèrent. Sur France 2, le premier ministre, Pierre Bérégovoy, répliqua vertement à un journaliste impertinent : « J’ai tout mon temps, et vous aussi j’espère ». C’est vrai, l’antenne lui appartenait.
Ils eurent tout leur temps. Pendant une émission de trois heures diffusée sur TF 1, interrogé par trois journalistes partisans du “oui” et par un panel représentatif, qui révéla l’émergence insolite de Génération Ecologie au rang de principal parti du pays, le président de la République, qui venait fort opportunément d’annoncer qu’il souffrait d’un cancer découvert onze ans plus tôt, affronta brièvement M. Séguin vers 11 heures du soir. Le quotidien anglais The Guardian compara la soirée à une « publicité politique en faveur de l’Europe unie ». Cinq ans plus tard, l’un des participants, Jean d’Ormesson avoua qu’il s’agissait bien d’« une émission de propagande ».
Appuyé par L’Evénement du Jeudi, M. Fabius se plaignit néanmoins : « Le non, du point de vue des médias, ça intéresse plus ». Le conseil supérieur de l’audiovisuel révéla que pendant l’été, le “oui” avait disposé d’un temps d’antenne supérieur au “non” : 46% de plus sur TF1, 53% sur Antenne 2, 191% sur FR3. « La campagne a été monopolisée par le non pendant les vacances », jugea pourtant Alain Duhamel, d’autant plus hostile aux monopoles médiatiques qu’il était à l’époque à la fois éditorialiste à europe 1, au Point, au Quotidien de Paris et journaliste à France 2.
Des correspondants français à Tokyo avaient indiqué : « Maastricht : le Japon voterait oui ». L’information fut confirmée par le premier secrétaire de la mission japonaise à Bruxelles. Quant à l’Amérique, l’envoyé spécial du Figaro, Stanley Hoffmann, le New York Times et le candidat Bill Clinton annoncèrent tous qu’elle préférait de loin Maastricht à son rejet. Peu importa au Nouvel Observateur, à ce point partisan qu’il en devint lassant. L’hebdomadaire publia donc un article titré : « États-Unis, Japon : pourquoi Maastricht leur fait peur ? ».
Et M. Bérégovoy fut appuyé par nombre de commentateurs quand, un an après la guerre du Golfe, il annonça que si le “non” l’emportait, la France ne pourrait pas « résister demain au président Bush »...lui-même favorable au traité ! Tout fut à l’avenant. Le succès du Système monétaire européen (SME) augurait bien de celui de la monnaie unique ? Son implosion rendit cette dernière encore plus nécessaire.
Enfin il y eut les petites manipulations. M. Séguin se montrant vite l’un des avocats les plus performants du “non”, on lui imputa de souhaiter « secrètement » la victoire du “oui”.
« Si c’est non, il y aura une bourrasque monétaire. Si c’est oui, il v aura une baisse des taux d’intérêt », avait promis Dominique Strauss-Kahn, alors ministre de l’Industrie. Ce fut “oui” : les taux d’intérêt montèrent.
Pierre Bérégovoy l’avait bien annoncé : « Si l’on est bien informé, on doit choisir de voter oui ».