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Indépendance de la presse : de « grands » journalistes papotent sur France Culture...

par Philippe Monti,

Samedi 2 octobre, Le Premier pouvoir - l’émission hebdomadaire de France Culture, animée par Elisabeth Lévy, qui prétend analyser le pouvoir des médias - a pour titre « L’avenir du Figaro ». Occasion, après le rachat de la Socpresse par Serge Dassault et la désignation de Nicolas Beytout à la tête de la rédaction, de s’interroger sur les menaces qui pèsent sur l’indépendance de la presse.

Résultats de cette méditation polyphonique ? Avec une touchante unanimité, les participants s’accorderont à estimer que tout le problème tient à la plus ou moins forte « personnalité » des journalistes - ceux qui sont autour du micro sont manifestement convaincus qu’ils n’en manquent pas - pour résister à leurs propriétaires. Une petite concession à la critique, cependant : il faudra peut-être les aider à en avoir un peu plus en leur offrant une « charte » signée par la rédaction et par le propriétaire du journal !

Quant au Figaro, tout son problème vient de la stupidité et de l’inculture de Serge Dassault (ceux qui sont autour du micro sont convaincus de ne pas manquer d’intelligence) : ce « thème » sera repris avec insistance tout au long de l’émission.

Cette émission a donc surtout été l’occasion d’entendre quelques « perles » de Gilles Casanova, de Franz-Olivier Giesbert (qui est forcément un expert puisqu’il a l’avantage de venir du Nouvel Obs, d’être longuement passé par le Figaro, avant d’atterrir au Point et dans le service public), de Laurent Joffrin (venu faire la promotion de sa pétition, de son magazine et de sa charte), d’Armelle Heliot (présidente de la société des rédacteurs du Figaro dont elle s’empresse de préciser qu’il ne s’agit pas d’un soviet qui élirait son rédacteur en chef), de Claude Askolovitch (qui s’acharnera à nier l’évidence en répétant à tout bout de champ qu’il est un « journaliste de gauche » et qui récusera avec effroi l’idée que la rédaction de son magazine puisse ressembler à un soviet dans lequel les journalistes pourraient choisir leur responsable), et Philippe Val (qui s’efforça d’être complaisant avec les journalistes et les journaux dominants et méprisant avec tous les autres, de Serge Dassault aux lecteurs de la presse). Quant à Elisabeth Lévy, il lui arriva d’essayer d’élever le débat.

Quelques morceaux choisis...

Un Dassault et des journalistes

A une première question - qui croit le flatter en évoquant « l’esprit critique » du Point quand il traite le dossier du rachat du Figaro par Serge Dassault -, Franz-Olivier Giesbert, effrayé, répond : « Esprit critique ? Vous y allez un peu fort ! Nous avons regardé ce qui se passait au Figaro avec le plus d’honnêteté possible. Je peux dire que je regarde même ce qui se passe aujourd’hui au Figaro avec un œil extrêmement favorable. » Trente ans de bons et loyaux services rendus au parti de la presse et de l’argent pour s’entendre accuser d’esprit critique ! Pauvre Giesbert ! Et, quant au Figaro, ça commence fort puisqu’on apprend d’emblée que le problème de l’émission n’en est pas un !

Elisabeth Lévy se tourne vers Philippe Val, espérant alors, sans doute, un peu plus de « critique » : « Est-ce que l’interventionnisme de l’actionnaire est évitable ? », et prend pour exemple Charlie Hebdo. Philippe Val se dérobe et se défend : lui, actionnaire de Charlie, ne peut avoir une mauvaise influence sur « son » journal puisqu’il ne vend rien d’autre. Comment son journal pourrait-il être dépendant d’une force extérieure ?

D’ailleurs, comment un journal quelconque serait-il dépendant de son propriétaire si celui-ci ne vend rien d’autre ? Comme s’il suffisait - ce serait déjà un pas en avant que personne, pourtant, n’évoquera - d’interdire la possession des médias à des groupes qui dépendent de marchés publics ! A croire que le seul danger avec Dassault, c’est qu’il vend des armes avant de vendre des journaux ! Le sophisme qui en découle va devenir la thèse de l’émission : si on a affaire à un propriétaire dont les intérêts financiers sont centrés sur les médias, il est logiquement impossible qu’il menace l’indépendance de ses journalistes, sauf s’il intervient personnellement et directement. A partir de cette thèse, le cas du Figaro est vite réglé : « Le Figaro est quand même un journal noble malgré tout, hein, [n’y cherchez aucune ironie, il n’y en avait manifestement pas !], et il faut qu’il le reste. »

Armelle Heliot, pour atteindre ce « noble » résultat, insiste particulièrement sur la dimension proprement humaine du problème de l’indépendance des journalistes du Figaro qui, contrairement à ce que pensent des esprit mal intentionnés, ne dépend pas des structures capitalistes de l’entreprise :

- « Serge Dassault, il faut avoir un dialogue, je dirais, viril avec lui. » L’expression laisse songeur... De quoi se demander à quoi pourrait ressembler un dialogue « viril » avec le vieux Serge...
- « Il est de droite ; il s’est acheté un grand journal ; il ne comprend pas pourquoi il donnerait la parole à ses ennemis idéologiques, à ses ennemis politiques. Mais il suffit de dialoguer, de lui apprendre qu’un journal c’est fait pour débats-opinions ».

Puisqu’il « suffit de dialoguer », Gilles Casanova parvient sans mal à renverser le problème. En faisant mine de résumer la pensée d’Armelle Héliot, il appuie son propos [1] : contrairement à ce que le sens commun pourrait croire, ce n’est pas le propriétaire qui profite, directement et indirectement, de son pouvoir, ce sont les journalistes qui ne savent pas s’imposer à leurs propriétaires : « L’indépendance du journal est liée à la capacité de la rédaction de l’imposer au propriétaire, finalement. Ou bien elle accepte une auto-censure qu’elle s’impose elle-même et va au devant des désirs - qu’elle sollicite même - du propriétaire. Ou bien elle fait son travail et rend compte de manière régulière des résultats en termes de lectorat rassemblé, en termes de capacité à produire quelque chose de qualité. C’est ça votre idée ? » Donc, le problème vient du manque de courage des journalistes : en travaillant « bien », ils vendront beaucoup et leur actionnaire encaissera en la bouclant ! Notre expert en médias oublie quand même de préciser que, dans cette logique, « bien » travailler, ça veut forcément dire ne pas écrire contre les intérêts financiers de l’actionnaire...

Armelle Heliot surenchérit : « Je pense qu’on est la force. On est ceux qui écrivent, qui font le journal. ». Peut-être faudrait-il avertir la camarade présidente (de la Société des journalistes du Figaro), que ce genre de discours conduit tout droit à... socialiser la propriété des moyens de production ! La rédaction du Figaro serait-elle un soviet clandestin ? Nous verrons que, bien sûr, il n’en est rien.

Soudainement et brutalement, pour déjouer le soupçon de complaisance, Elisabeth Lévy confesse les motivations de son grand souci pour le Figaro : « J’aurais dû préciser que je collabore au Figaro Magazine. »

Claude Askolovitch - dont on aura appris qu’il est un journaliste de gauche parce qu’il n’aime pas Serge Dassault - reprend et en rajoute : « L’idée de lui [Serge Dassault] expliquer qu’il n’y a pas de monde idéal, que s’il s’assoit ou fait s’asseoir ses laquais sur une information, elle sortira ailleurs : dans Le Point, dans l’Obs, dans Le Monde, dans Charlie, peu importe ! Et qu’il ne peut pas bloquer les choses. On ne vit plus dans un monde où quand on est le patron d’un journal, on tient l’univers dans le creux de sa main. Lui montrer qu’au contraire il a intérêt que son journal soit le plus beau du monde. Et alors tout le monde - même Philippe Val, peut-être - enverra des fleurs à Serge Dassault. »

Passons sur la description de Dassault en rêveur nostalgique. Passons aussi sur le mépris violent pour des journalistes traités de “laquais”. Retenons que, pour le journalisme de gauche de cette émission d’un consternant conformisme, le marché règle naturellement la question de l’indépendance : grâce à la concurrence, toutes les informations sortent nécessairement ! Point à la ligne !

« Paradoxe », vraiment, comme le suggère Elisabeth Lévy, « que quelqu’un mette de l’argent - beaucoup d’argent : un milliard, euh... trois cent millions d’euros quand même, ce qui fait dix milliards de nos vieux francs, ça fait beaucoup de sous ! - pour sauver Le Figaro, dont les héritiers Hersant voulaient se débarrasser » ? [2]

Avec naïveté, Armelle Héliot reconnaît qu’il y avait un problème au Figaro : « La grande idée de Dassault, c’était qu’il ne fallait pas faire de mal aux entreprises françaises et aux siennes propres, évidemment [petit rire]. Heureusement, elle calme très vite notre inquiétude : « Je pense qu’on va rentrer dans une période de dialogue : cet homme-là ne connaît pas la presse ; il est prêt à nous entendre, il est prêt à nous écouter ». Si on se souvient bien, ça risque d’être “viril” !

Claude Askolovitch déplace subitement la discussion : en homme de gauche ouvert et moderne, il va rayer la question de la propriété pour ne plus évoquer que celle de l’idéologie : « Des idéologues d’Etat [Dassault ?!?] qui débarquent dans un journal - et je suis de gauche - la droite n’en a pas le monopole ! » Ce n’est donc pas des intérêts de son propriétaire qu’un journal doit être indépendant, mais de toute idéologie ! Peut-être de toute idée, surtout critique ! Comme le Nouvel Obs : catalogue publicitaire “de gauche” qui soutient toutes les « réformes » anti-sociales de droite !

On nous passe alors un entretien avec Serge Dassault - qui a refusé de venir se faire écharper par tous ces gens qui savent qu’il ne comprend rien à la presse. Les extraits sont bien choisis pour que l’auditeur mesure la bêtise du personnage : « Moi, j’ai toujours pensé qu’un journal doit faire vite parce que je n’ai pas le temps de lire les journaux. [...] D’ailleurs, je lis très peu ». Evidemment, cet aveu d’illettrisme donne une image affligeante de notre sénateur patron de presse. Alors, avec humanité, Elisabeth Lévy va essayer d’adoucir l’exécution : « Il [Dassault] dit une chose que moi je trouve assez juste : les gens ont l’information brute par la télé, par Internet, par les gratuits, effectivement. Nos quotidiens devraient donner du commentaire, mettre en perspective ».

Là, l’auditeur attentif ne comprend plus rien : tout à l’heure il fallait rejeter la crainte phobique d’une intervention du propriétaire dans le contenu de son journal car, grâce à la concurrence, une information finit toujours par sortir. Et maintenant les journaux devraient se contenter de commenter. En bonne logique, il va donc y avoir une intervention « idéologique » pesante du propriétaire. Autour de la table personne ne relève cette contradiction.

Et quand il est question, de façon plus générale, de la crise de la presse écrite, Armelle Heliot en profite pour lancer un avis de décès : « On est peut-être en train de vivre les dernières années de la presse écrite ». Donc le problème ne serait ni Dassault ni la garantie de l’indépendance des journalistes, mais la fuite - inexplicable ? - des lecteurs. Comment poursuivre l’émission après cet enterrement ? Avec entêtement, Elisabeth Lévy revient à sa question : « Est-ce que vraiment on peut dire non à l’actionnaire, diriger un journal indépendamment de celui qui le posssède ? »

Philippe Val mobilise alors toute la profondeur scientifique de sa pensée critique pour répondre : « Il est possible, effectivement, de créer un rapport de force avec l’actionnaire. Ça dépend de la personnalité du responsable. Faut parier sur le fait qu’il y a une rédaction avec des fortes personnalités, de l’autorité, de l’éthique, etc., etc. Bon, on a rien d’autre. C’est peut-être pas suffisant pour que la presse reste intéressante en France : parier simplement sur la personnalité des journalistes et leur capacité de résister à l’autorité d’un actionnaire ; c’est quand même un pari hyper risqué. » Malgré la concession finale, on l’aura compris, on revient au thème fondamental de l’émission : l’indépendance de la presse dépend de la “virilité” des rédactions ! Faut en avoir, quoi ! Pour celles et ceux qui l’auraient oublié, il faut rappeler qu’on est bien sur... France-Culture, la radio intelligente de Laure Adler qui s’adresse aux gens intelligents !

Il reste encore un quart d’heure d’émission. Donc il faut faire durer et Elisabeth Lévy s’y emploie en relançant encore sa question : « Il faudrait quand même que quelqu’un m’explique : pourquoi on mettrait aujourd’hui de l’argent dans la presse quotidienne qui, on le sait, n’en rapporte pas beaucoup, si ce n’est pour exercer une influence ? » On prend alors peur devant ce soupçon digne de ces journalistes contestataires promis par Philippe Val « au destin lamentable de parasite » qui dévore la charpente qui les abrite [3]. Heureusement, Elisabeth Lévy nous propose immédiatement la porte de sortie : « Est-ce qu’il n’y a plus de patrons de presse qui soient simplement des amoureux de la matière imprimée ? » Ouf ! Trouvons un capital qui aime le papier journal, et tout ira bien !

Philippe Val s’engouffre dans la brèche ainsi ouverte : « De toute évidence, je pense que Dassault s’est quand même acheté le Figaro pour, effectivement, diffuser ses idées, ses idées personnelles. Je pense qu’il n’y arrivera pas. J’espère qu’il n’y arrivera pas. Mais au début, c’est ça ! ». On reconnaît bien là la profondeur critique de Philipe Val : l’idée d’observer les médias ne peut germer que dans les cerveaux malades de flics staliniens puisque les médias sont tous libres et indépendants par définition. Seule l’intrusion de Dassault dans cet univers serein pose problème (parce qu’il vend des avions et qu’il ne lit pas) !

On va alors glisser de l’indépendance journalistique à la psychanalyse de comptoir de bistrot :

- « Ça se passe aussi en termes de reconnaissance pour Dassault. Il est peut-être né en 25, mais il reste le fils de son père qui était, lui, le génie. On n’a jamais fait de bande dessinée ironique sur Serge Dassault. Tonton Marcel. Voilà, il n’y a pas de Tonton Serge ! » (Claude Askolovitch)
- « Le rapport au père, visiblement, beaucoup de gens pensent qu’il joue un très grand rôle. » (Elisabeth Lévy)

Des règles et des chartes

Elisabeth Lévy pose alors une question dont on comprendra ensuite qu’elle avait pour seule fonction d’introduire la longue séquence d’auto-promotion de Laurent Joffrin et du Nouvel Observateur qui va suivre : « Est-ce qu’il faudrait des règles qui protègeraient l’indépendance de la rédaction ? » On a pourtant dans les oreilles une bonne demi-heure d’émission qui dit que cette indépendance n’est menacée que par la seule personne de Serge Dassault !

Suit un intermède confus dans lequel tout le monde célèbre l’esprit d’ouverture et de débat qui traverse les rédactions et les colonnes de Charlie et du Nouvel Obs. Belle occasion de monter en épingle un seul article : celui qui, dans Charlie, établirait l’infiltration du Forum social européen par les islamistes. Dans cette presse “de gauche”, on est très indépendant puisqu’on a une seule obsession maniaque : taper en toutes occasions sur la gauche qui reste à gauche, sur les altermondialistes. Par tous les moyens : injures, campagnes, insinuations, faux scoops, etc... Pour parler sur les ondes de France-Culture, si on se dit « de gauche » il faut être de cette gauche-là !

Vient alors, par téléphone, le plat de résistance : Laurent Joffrin, enfin !

« Les journaux indépendants sont de plus en plus rares. Un certain nombre d’industriels qui ne sont pas issus du tout du milieu de la presse souhaitent imposer des conceptions qui sont tout à fait étrangères aux règles de base de ce métier » La couleur est clairement annoncée : le problème n’est pas celui posé par le Conseil National de la Résistance, c’est-à-dire une presse indépendante de l’Etat et des puissances d’argent. Il faut que l’argent soit celui de la famille, du milieu de la presse et, alors, l’indépendance sera garantie. Comme si un capital et son capitaliste pouvaient être attachés à un unique investissement et à une unique activité (comme une semelle à sa chaussure) !

Avec un zeste de perfidie, Elisabeth Lévy déplace le questionnement (le cas de Dassault étant définitivement réglé) : « Est-ce que vous avez l’impression que la presse Lagardère est une presse aux ordres, soumise aux intérêts économiques, soumise aux marchands d’armes ? ». La réponse tombe : « Non ! »

L’essentiel étant dit, Laurent Joffrin peut, sans craindre de se contredire, introduire une de ces nuances que, sous couvert de « complexité », la pensée pour médias invoque, non pour affiner l’analyse mais pour parfaire sa complaisance ; une « nuance » qui annule partiellement sa proclamation d’indépendance : « Mais il y a toujours une puissance diffuse : il y a des gens qui sont tellement puissants qu’ils n’ont même pas besoin de parler pour qu’on tienne compte de ce qu’ils pensent. ». Mais d’où tirent-ils donc cette puissance, si ce n’est, dans le cas des médias, de leur rôle de propriétaire ?

On reste un peu perplexe devant la contradiction dans laquelle on est en train de s’enfoncer.

Joffrin : « Ça, c’est un problème récurrent et permanent dans la presse puisque c’est une industrie qui n’arrive pas, très souvent, à garder son autonomie financière. Ce sont des gens de l’extérieur qui viennent lui apporter les capitaux dont elle a besoin. Mais, évidemment, en échange, on risque d’avoir un fil à la patte. » Il y a donc bien un problème avec Lagardère ! Mais on évacue le problème global avec une stupéfiante naïveté : pour être indépendante, la presse doit se financer avec des capitaux strictement internes à la presse. C’est oublier facilement que les capitaux circulent et s’allient. C’est oublier qu’un capital reste un capital et qu’il occupe nécessairement une position particulière dans l’espace social ; ce qui induit des intérêts spécifiques et un regard particulier (qu’on va diffuser grâce aux médias qu’on possède). C’est la petite chanson du « patron de gauche » que transpose Laurent Joffrin : un patron de presse, s’il est de la corporation, respecte forcément l’indépendance des journalistes. Ce corporatisme étroit qui célèbre la communauté naturelle des intérêts du patron et de ses salariés a d’étranges résonances.

« On n’y peut pas grand chose sur le plan des structures économiques. Donc je propose que la profession - pas toute seule, avec d’autres - se réunisse pour envisager des moyens concrets, ici et maintenant, pour contrebalancer cette tendance qui à mon avis, ne peut que se poursuivre et même s’aggraver  ». On ne pourrait « pas grand-chose » pour inverser une évolution économique libérale, et, en conséquence, on se fait par principe impuissant en renonçant à l’inverser. De là à chanter, comme le faisait Laurent Joffrin en 1984, non plus « Vive la crise », mais « Vive la crise de la presse », il n’y qu’un pas ... qui ne sera pas totalement franchi puisqu’on va proposer... une rustine.

Pour commencer une pseudo évidence : « Evidemment les journalistes ne peuvent pas s’ériger en commune libre et décider tout seuls de l’orientation idéologique. » L’idéologie dont Claude Asklolovitch nous invitait à nous méfier est de retour... et elle n’est pas choisie par les journalistes ! Où est alors l’indépendance ?

Rien de plus simple : « En revanche, ils doivent garder une indépendance quasi-totale sur les méthodes de travail, c’est-à-dire qu’ils doivent appliquer un certain nombre de méthodes de traitement de l’information qui sont connues, qui ne sont pas du tout une panacée, mais, enfin, quand on ne les respecte pas on est sûr de faire un journal de parti pris, un journal mal fait ». Comme chacun avait pu le constater les médias n’avaient pas un parti pris massif sur des événements comme la guerre du Golfe ou celle du Kosovo, comme la réforme des retraites ou celle de l’assurance maladie ; ils n’en avaient pas non plus sur Maastricht et ils n’en ont aucun sur le Traité constitutionnel européen...

Et voici la rustine : « C’est pourquoi je propose qu’on développe le système des chartes. [...] Ce système est un bon système pour établir un contre-pouvoir ». Garantir l’indépendance de la presse ? Facile : laisser le renard libre et faire une charte déontologique pour les poules ! Et vive le marché ! Commentaire excessif ? Il faut alors rétablir le passage manquant dans la citation ci-dessus et profiter pleinement (et sans commentaires !) du passage souligné :

« [...] Je propose qu’on développe le système des chartes, qui est un très bon système, qui n’est pas du tout suffisant, hein, mais qui est une chose qu’on peut faire tout de suite, et qui est assez efficace néanmoins. Dès lors qu’elle est signée par les propriétaires, ça ne les prive pas de toute influence sur l’orientation évidemment. Quand on crée un journal, on ne va pas tout d’un coup donner les clés à une équipe de journalistes qu’on aurait recrutés pour les besoins de la cause. Il est logique que le propriétaire fixe une orientation . »

Ce qui est logique - la dépendance à l’égard d’une orientation fixée par le propriétaire - est forcément une bonne chose, surtout quand on célèbre l’harmonie préétablie entre le marché, la déontologie et le droit à l’information des lecteurs : « Dès lors qu’on a des règles de traitement de l’information et qu’on les rend publiques, ça devient un contrat de confiance avec son propre lectorat. Et, du coup, le propriétaire, s’il porte atteinte à ce contrat de confiance, risque de porter atteinte aussi à la santé économique du journal puisque le lecteur n’aura plus confiance dans son titre et qu’il risque de s’en aller. » C’est tellement limpide qu’on se demande bien pourquoi on n’y avait pas encore pensé ! C’est beau comme la mondialisation heureuse célébrée par Alain Minc !

Joffrin nous rappelle alors que se doter d’une telle charte est précisément ce que le Nouvel Obs vient de faire et on a le désagréable sentiment d’être les jouets d’une opération d’auto-promotion de Joffrin et de son journal : l’appel à des états généraux sert d’abord à mettre en valeur l’avance « déontologique » prise par cet hebdomadaire sur ses concurrents [4]. A quoi d’autre pourraient servir d’éventuels Etats généraux de l’information s’ils doivent se conclure par ce que Laurent Joffrin proclame déjà : la nécessité « logique » d’une soumission à peine tempérée ?

Il faut en convenir, mais sans regrets : quand son auteur commente son propre appel, c’est encore plus réussi que lorsque nous essayons de le faire nous-mêmes dans l’article publié sur ce site sous le titre « Indépendance du journalisme : Laurent Joffrin en appelle au peuple ».

Des journalistes et des clients

Le dessert de ce banquet nous est offert par Philippe Val : « Qu’il faille des états généraux de la presse, c’est une évidence. Il faut que les gens de presse se parlent. » Uniquement entre eux ? Val interrogé sur la participation éventuelle des lecteurs nous gratifie de cette leçon de morale, de politique et de journalisme qui, inoubliable, mérite d’être intégralement soulignée en caractères gras :

«  Dans ces états généraux, les lecteurs, pour l’instant, hélas, ils n’ont pas tellement voix au chapitre : parce que si Shakespeare avait pris l’opinion du public avant d’écrire “Roméo et Juliette”, il aurait écrit “Hélène et les garçons”  ».

« Hélas » ? Comment croire à un regret ? En tout cas, selon Philippe Val, autour de la table ou au téléphone, on entendait donc non des journalistes, mais des héritiers de Shakespeare [5]. Non des serviteurs du droit à une information pluraliste, voire conflictuelle, et la plus exacte possible, mais des créateurs. La norme de la liberté de la presse ? C’est... « Toute licence en art » ! Et les auditeurs qui sont sans doute aussi des lecteurs (mais qui n’appartiennent, malheureusement pour eux, pas tous au cercle éclairé de ceux de Charlie Hebdo) sont d’indécrottables crétins auxquels il vaut mieux ne rien demander ! Le mépris de Philippe Val pour le puissant Serge Dassault l’exposait à l’accusation de « populisme » - fort en vogue chez les éditorialistes. Il s’y est désormais soustrait car son mépris hautain et affiché pour la médiocrité du public est encore plus brutal.

Ces crétins ne seraient donc que les spectateurs du (pitoyable) spectacle que leur offrent de « grands » journalistes ? Même pas, surenchérit - ironiquement ? -Claude Askolovitch, ce ne sont que des clients : « Les lecteurs, ils votent avec leur portefeuille ! » En résumé : lecteur, paie et tais-toi ! On aimerait savoir ce qu’en pensent les chroniqueurs de Charlie Hebdo.

Y a plus de problème !

Le même Askolovitch enchaîne, en ressassant son thème favori : « Ce qui menace l’information du public, c’est beaucoup plus des a priori idéologiques, c’est beaucoup plus des paresses, c’est beaucoup plus des enquêtes non faites, c’est beaucoup plus... on avait parlé de la connivence, des réseaux, des coteries, des amitiés... pas seulement avec les politiques d’ailleurs... qu’un patron mythique qui arriverait et qui rayerait des phrases. » Philippe Val renchérit à sont tour : « Ce serait trop beau !  » et Askolovitch reprend : « En réalité, dans le quotidien, dans la vie quotidienne, les conneries qu’on peut écrire - et on en écrit - viennent plus souvent de nos propres insuffisances, de nos propres paresses, de nos propres affiliations. C’est pas des patrons qui décident qu’on va écrire telle ou telle bêtise ! »

Après une telle stigmatisation des (supposées) défaillances morales des journalistes (paresse, conneries, insuffisances, a priori...) on s’étonne que ce soient les mêmes qui reprochent à la critique des médias, quand elle est indépendante de tous les pouvoirs, d’injurier en bloc la profession de journaliste !

La question de l’indépendance de la presse ayant une dernière fois été renvoyée à la seule force de caractère des seuls journalistes, il est temps pour Elisabeth Lévy de conclure : « Armelle Heliot, vous allez continuer à travailler pour trouver un terrain d’entente avec votre propriétaire et on vous souhaite bonne chance ! »

Le seul problème des médias français porte donc un nom : Serge Dassault. Qu’il fixe une orientation et qu’il laisse (ou fasse) bosser les journalistes ! Sans ingérence ; et à l’abri de cette protection : une charte. Et rien de plus.

Philippe Monti


Post Scriptum (16.11.2004)

Lors de l’émission du 06.11.2004 (« Explication ou dénonciation : à quoi sert la critique radicale des media ? »), Elisabeth Lévy a évoqué le présent article, en déclarant qu’il s’agissait d’un « compte rendu [...] totalement hallucinant » (Lire ici même " « Le Premier pouvoir » : Transcription intégrale d’une émission exemplaire (.pdf)"). Alertés par cette accusation "hallucinante", nous avons décidé de réécouter l’émission pour vérifier notre transcription de ce grand "débat". Nous avons effectivement corrigé quelques erreurs. Et notamment celle-ci : Si Elisabeth Lévy se perdait un peu - et perdait l’auditeur - dans des conversions entre euros et anciens francs (paragraphe signalé par la note numéro 2), elle finissait tout de même, contrairement à ce que nous avions écrit, par énoncer le paradoxe qui la préoccupait. Nous nous étions laissés "halluciner"...

 
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Notes

[1Commentaire revu après vérification de la transcription (16.11.2004).

[2Commentaire revu après vérification de la transcription (16.11.2004).

[3« Je ne dirai rien de la position d’Halimi, qui, comme d’autres, a de bonnes raisons de critiquer le journal Le Monde, sauf qu’à sa place, pour échapper au destin lamentable de parasite dans la charpente, j’aurais démissionné du groupe Le Monde afin de m’exprimer librement. » (Philippe Val, éditorial de Charlie Hebdo du 24/12/03 ; répété mot pour mot dans sa chronique sur les ondes de France Inter le 29/12/03). Lire et écouter : « Philippe Val recycle son éditorial purificateur sur France Inter »

[4Claude Askolovitch expliquera cependant peu après que cette charte n’a aucune utilité au Nouvel Obs car, grâce à son propriétaire, Claude Perdriel, les journalistes y sont tous libres et heureux. La charte avait pour unique objectif de les protéger des abominables Plenel et Colombani qui menaçaient de s’emparer de ce journal heureux.

[5Commentaire revu après vérification de la transcription (16.11.2004).

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