On a entendu ça :
Sylvain Bourmeau : « Les chartes [1] ne suffissent pas, mais ce sont des outils intéressants. Les journalistes peuvent montrer quand il y a une entorse à ce type de règles, c’est un moyen de faire savoir dans d’autres journaux. On n’a pas besoin d’être un ultra libéral pour malgré tout considérer que la concurrence entre les titres est un moyen assez bon de préserver l’autonomie. Je m’étonnais de lire sur le site de l’Acrimed [que tous les auditeurs de France Culture connaissent et fréquentent assidûment, ndlr] un article sur les problèmes des différents quotidiens et qui pointait de façon ironique : "Ah, c’est pas dans Le Monde que vous lirez un article sur les difficultés du Monde", "Ah ce n’est pas dans Libération que vous lirez un article sur les difficultés de Libération". »
La main dans le sac
Assis dans son fauteuil de France Culture, dans lequel il s’est installé en 1999 sans beaucoup se soucier de ceux qui étaient éjectés pour lui faire de la place [2], Sylvain Bourmeau s’étonne. Nous aussi. Car dans l’article allusivement mentionné (« Les difficultés de la presse écrite... selon la presse écrite ») on pouvait lire exactement ceci :
« Faites jouer la concurrence ! Puisque, grâce à la concurrence entre les divers journaux, la discrétion n’est pas totale... sauf dans les colonnes des journaux concernés. Et pour faire jouer la concurrence... achetez tous les journaux pour savoir ce qui se passe dans la presse écrite ! Ou bien : apportez votre contribution à une observation des médias, critique et indépendante.
Méfiez-vous de la concurrence ! Puisqu’elle pollue tous les bilans et paralyse toutes les ripostes. A cause de la concurrence entre les journaux, chacun tente de tirer son épingle du jeu alors que les difficultés sont globales et structurelles. Ou bien tente de mettre sur le compte des difficultés globales, les responsabilités spécifiques de leurs chefferies éditoriales et de leurs capitaineries industrielles. »
C’est une mode : les critiques « intelligents » de la critique des médias ont besoin de s’inventer des adversaires simplistes... pour se réserver le monopole de la « complexité » :
Bourmeau : « Bien évidemment : l’important est que Le Monde puisse écrire sur Libération, vice et versa, et Le Figaro sur Le Parisien, etc. Et que, par ces regards croisés, malgré tout, le champ fonctionne comme un champ. Ce champ est aussi régi par une sorte de logique qui est une logique d’ "économie symbolique" - si on veut reprendre cette métaphore. Et après tout, la valeur d’un journal, elle tient aussi à sa capacité à s’affirmer comme un journal qui vaut la peine d’être lu et pas seulement comme un journal seulement capable d’obéir aux desiderata de son propriétaire [...]. »
Cette parodie de Pierre Bourdieu, en présence de sociologues qui travaillent dans le sillage de son oeuvre, nous en apprend de belles. Complexe, Bourmeau prétend que le champ de la presse écrite fonctionne comme un champ grâce aux regards croisés entre les différents journaux. Simplistes, nous avions cru comprendre que les différentes positions dans le champ - disons simplistement : les différentes places occupées par chaque média dans le microcosme médiatique - conditionnaient les prises de positions et leur confrontation. Quant à la « logique d’ "économie symbolique" - si on veut reprendre cette métaphore », nous avouons - avec l’humilité qui sied - ne pas savoir de quoi il s’agit : ça doit vouloir dire que la valeur d’un journal ne se confond pas avec la valeur du papier. Pourtant, nous osons risquer que la « logique du champ » (dans certaines bouches les concepts les mieux aiguisée deviennent pâteux) n’est pas indépendante d’une logique économique qui ne se confond ni avec les « desiderata du propriétaire » ni avec ceux des journalistes.
Mais, depuis que Bourmeau pense pour nous, va falloir qu’on révise.
Tel est pris
Quand il ne prétend pas décider à notre place qui mérite de participer à notre commune activité (lire : « Les Inrocks surveillent nos fréquentations »), Sylvain Bourmeau improvise ce que nous devons dire pour qu’il puisse faire preuve de toute sa finesse. Mal lui en prit d’ailleurs : Julien Duval et Christophe Charle, courtoisement mais nettement, l’ont remis à sa place.
Julien Duval : « Deux points que je voudrais reprendre sur la question des bienfaits de la concurrence : j’ai lu le texte d’Acrimed. Ce qu’il met, il me semble, en avant, c’est le fait que les journaux informent très peu sur ce qui se passe à l’intérieur de leur propre rédaction. C’est relativement vrai. Il y a une autre chose qu’on peut dire : le nombre de quotidiens tend à se réduire. C’est vrai qu’il y a une logique de concentration et on risque d’arriver à un marché très fortement restructuré autour de deux grands pôles. Se pose le problème : quand il ne reste plus que deux acteurs, est-ce que les bienfaits de la concurrence se vérifient encore ? Je ne suis pas sûr... »
Quelques temps après, Christophe Charle affecte d’avoir entendu dans la mention d’Acrimed un éloge dissimulé :
- Christophe Charle : [...] « En fait, moi je pense, qu’il ne faut pas se limiter au journaux : ce qui fait aujourd’hui l’esprit critique de la presse, c’est les médias alternatifs. Vous avez cité Acrimed. Le circuit Internet : on sait bien qu’aux Etats-Unis, ça joue un très grand rôle dans la mobilisation notamment contre Bush. »
- Sylvain Bourmeau : « Pour le meilleur et pour le pire : il y a des dérapages ».
- Christophe Charle : « Oui, pour le meilleur et pour le pire, mais ça fait un contre-pouvoir externe et ça gène certains journaux. De même la radio libre. Enfin, certaines radios libres ou certaines chaînes câblées peuvent aussi être des alternatives, par des émissions ciblées qui peuvent gêner. Donc, je pense qu’on ne doit pas s’enfermer dans la presse écrite. En fait, il y a une concurrence à cette échelle-là. Le problème, effectivement, c’est que cela concerne des publics beaucoup plus étroits, et du coup, il n’y a pas cet effet démocratique qui était la théorie de l’opinion publique. On est des groupes qui s’épient, mais ce sont des groupes privilégiés finalement, qui ont accès à ce type de médias et qui peuvent faire la contre-critique des médias-dominants. Donc on est plutôt dans ce problème-là : de l’inégal accès aux moyens de critique des médias. Et du fait du poids inégal d’une chaîne de télévision type TF1 et une radio locale, il y a critique évidemment, mais qui n’a pas le même effet que lorsqu’on est un éléphant contre un éléphant. »
Ajoutons simplement que l’inégal accès aux moyens de critiquer les médias dépend aussi de ceux qui contrôlent cet accès : Sylvain Bourmeau est manifestement l’un d’eux.
Tristan Mélia