Accueil > Critiques > (...) > Les médias et la mort de Pierre Bourdieu

Les médias et la mort de Pierre Bourdieu

L’oeuvre de Pierre Bourdieu et l’écran médiatique

par Patrick Champagne,

Dans le dernier numéro de la revue Sciences Humaines, Patrick Champagne s’interroge sur la signification sociale des hommages qui sont actuellement rendus à Pierre Bourdieu et analyse notamment les discours qui font écran à l’œuvre elle-même : discours des journalistes et discours des sociologues qui se posent en prétendants à la succession. On lira ci-dessous un extrait, consacré à l’écran médiatique. [*]

L’oeuvre de Pierre Bourdieu et l’écran médiatique

(...) L’œuvre de Pierre Bourdieu, sans être toujours facile d’accès, est cependant loin d’être en soi inaccessible, y compris au profane. Surtout s’il commence par le commencement et cherche à suivre la logique et la progression d’une vie de recherche. Les obstacles les plus importants aujourd’hui, résident ailleurs, me semble-t-il, notamment dans le fait que l’homme et son œuvre sont aujourd’hui fortement parasités par les discours sur l’œuvre qui font écran à l’œuvre elle-même plus qu’ils n’y introduisent. Les représentations sociales de l’homme et de l’œuvre sont diversement et inégalement biaisées. Nombre de journalistes importent, pour juger de ses travaux, des grilles de lecture propres au champ politique tandis que les enseignants tendent inévitablement à lire ses livres pour en faire des cours ou une notice dans un manuel et moins pour se servir, comme d’une boîte à outils, des instruments théoriques qu’il a forgés pour penser et analyser le monde social. Il n’est pas jusqu’à ses collègues chercheurs, parce qu’ils sont engagés, avec ou contre lui, dans des stratégies autant scientifiques que sociales dans la lutte pour dominer ou contrôler tout ou partie de la discipline et y imposer une certaine vision de la science et de la sociologie, qui ne soient amenés à déformer ou simplifier une œuvre complexe.

On ne peut pas faire abstraction du fait que Bourdieu, durant ces dernières années, soit devenu un personnage public, engagé plus visiblement sur le terrain politique et donc plus exposé. Bien que ses apparitions dans les médias aient été très limitées il était devenu un personnage très médiatisé : s’il parlait peu aux journalistes, ces derniers par contre parlaient beaucoup de lui, et rarement en bien, entre autres parce qu’il avait porté son analyse sur le travail des journalistes et, entre autres, mis en évidence la domination symbolique qu’ils exercent, le plus souvent en toute inconsciente bonne conscience, sur la construction des débats publics. Pierre Bourdieu ne " critiquait " pas, au sens banal du mot, la presse et était encore moins " contre les journalistes ". Il cherchait seulement à comprendre les limites du travail journalistique. Et c’est parce qu’il savait le rôle indispensable que jouent les médias dans les processus démocratiques, qu’il voulait, grâce à la sociologie - car il croyait à la vertu libératrice de la sociologie et plus généralement de la science -, aider les journalistes à conquérir plus d’autonomie et de liberté par rapport aux contraintes qui pèsent sur le fonctionnement de ce champ de production. Du fait de la grande notoriété qu’il avait acquise, il était devenu, après d’autres, une sorte de porte-parole du champ intellectuel. C’est, en fait, surtout à ce titre qu’il s’est heurté au pouvoir du haut clergé médiatique - commentateurs, éditorialistes, responsables de publication et intellectuels médiatiques -, tous ceux qu’il appelait les fast thinkers, notamment les intellectuels pour médias qui tiennent les médias et se servent de ceux-ci pour mener campagne lorsque leur hégémonie est menacée. C’est ainsi que Bourdieu à été l’objet à plusieurs reprises de véritables lynchages médiatiques de la part de journalistes qui n’avaient le plus souvent même pas lu tout ou partie de son œuvre comme on peut le voir aux innombrables sottises qu’ils ont pu écrire à propos de ce qu’ils croyaient être " sa théorie ". Certains d’entre eux maniant l’insulte en guise d’argument, ont, pour pouvoir mieux en triompher symboliquement, fabriqué un Bourdieu imaginaire, " totalitaire ", " stalinien ", " chef de secte " qui " refuse la discussion ", qui est " bardé de certitudes ", etc. c’est-à-dire un Bourdieu à leur image mais qui est en tout point opposé au Bourdieu réel, celui que l’on peut bien mieux appréhender, par exemple, dans le portrait que Pierre Carles a réalisé dans le film qu’il lui a consacré (La sociologie est un sport de combat).

Mais l’accès à l’œuvre, pour le profane, risque plus encore d’être biaisé par l’état du champ de la sociologie et par la spécificité de la position de Pierre Bourdieu dans ce champ. (...)

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[*Extrait de " La sociologie réflexive de Pierre Bourdieu ", paru dans le numéro spécial de la revue Sciences Humaines intitulé " L’œuvre de Pierre Bourdieu. Sociologie. Bilan critique. Quel Héritage ? ", 2002, pp. 96-100

A la une

Médias français : qui possède quoi ?

Vous avez dit « concentrations » ? Nouvelle version de notre infographie.

Louis Sarkozy : le capital médiatique s’hérite aussi

Le journalisme politique dans sa bulle.