En 1977, le philosophe Gilles Deleuze avait décrit « cette domestication de l’intellectuel » par la presse : « À la limite, un livre vaut moins que l’article de journal qu’on fait sur lui ou l’interview à laquelle il donne lieu. Les intellectuels et les écrivains, même les artistes, sont donc conviés à devenir journalistes s’ils veulent se conformer aux normes. C’est un nouveau type de pensée, la pensée-interview, la pensée-entretien, la pensée-minute. On imagine un livre qui porterait sur un article de journal, et non plus l’inverse. Les rapports de force ont tout à fait changé, entre journalistes et intellectuels. Tout a commencé avec la télé, et les numéros de dressage que les interviewers ont fait subir aux intellectuels consentants. » [1] Depuis, la situation n’a cessé d’empirer...
Une promotion tapageuse
Le supplément littéraire du Monde serait-il trop étroit pour contenir les transports éditoriaux des dirigeants de ce journal ? C’est en effet dans les colonnes du quotidien vespéral, pas dans celles du Monde des livres, qu’Edwy Plenel a signé le dithyrambe d’un petit ouvrage rédigé par un économiste à la mode, Éric Maurin : « Tout(e) citoyen(ne) devrait lire ce livre. Toute personne impliquée dans la vie publique, curieuse de l’intérêt général, soucieuse de l’avenir du pays devrait s’y précipiter au plus vite, s’en emparer et en débattre » (Le Monde, 23 octobre 2004). Annoncée à la « une », une pleine page d’extraits dudit ouvrage devait achever de convaincre le lecteur de « se précipiter au plus vite » (un pléonasme sans doute imputable à la précipitation du rédacteur). Ce compte rendu pouvait aussi inciter à se méfier plus qu’à l’accoutumée des promesses d’Edwy Plenel. « Depuis que je suis directeur de la rédaction du Monde, déclarait-il solennellement, je ne signe plus rien dans Le Monde. C’est une décision qu’on a prise avec Jean-Marie Colombani » [2]. Edwy Plenel ne signe en effet ses textes dans les colonnes du journal qu’il dirige qu’à titre très exceptionnel : pour célébrer le talent de Bernard-Henri Lévy (qui le lui rend bien, et souvent [3]) ou celui du ministre de l’Intérieur, Dominique de Villepin, qui, « dans une vie parallèle, est lui aussi poète » et « redonne envie de poursuivre un idéal. » (Edwy Plenel, Le Monde, 9 septembre 2004).
Pareille métamorphose d’un responsable du Monde en représentant de commerce des génies trop connus n’a pas surpris les rares téléspectateurs du « Monde des idées », un talk show de promotion littéraire au kitsch involontaire qu’anime chaque semaine Edwy Plenel sur LCI (filiale à 100 % de TF1). Le 23 octobre 2004, l’invité est Éric Maurin, l’auteur du petit livre encensé le même jour dans Le Monde. Plenel apparaît à l’écran :
- « Bienvenue au Monde des idées. Écoutez ! Écoutez !! C’est le portrait de la France. [...] Ce portrait de notre société, de notre pays, il est dans ce petit livre [il exhibe l’ouvrage devant la caméra], un livre essentiel. [...] Le Ghetto français, enquête sur le séparatisme social, un livre d’Éric Maurin, un petit livre totalement concentré, un concentré qui provoque [il agite le poing], qui incite à totalement bousculer notre regard sur la société. Et sincèrement, que vous soyez de gauche, de droite, quelle que soit votre étiquette politique, mais si vous vous occupez de notre destin, il faut que vous lisiez ce livre [il agite à nouveau l’ouvrage]. [...] Les politiques, précipitez-vous ! Précipitez-vous ! Même conseiller municipal, vous n’avez pas besoin d’être un grand élu national. Tout le monde doit lire ça ! Parce que c’est au cœur de notre avenir. Autrement, il va falloir faire une nouvelle révolution. » Une perspective apparemment terrifiante pour l’ancien militant révolutionnaire que fut Edwy Plenel.
Ce nouvel avatar du marketing éditorial - propre à discréditer n’importe quel ouvrage, quelles que soient ses qualités - peut faire sourire. Il fournit en réalité un puissant révélateur des transformations survenues ces trente dernières années dans les rapports entre journalistes et intellectuels.
Légitimation croisée
D’un côté, des intellectuels médiaphages mendient les faveurs de la presse. Tantôt ils se disputent les émissions de télévision grand public pour faciliter l’écoulement de livres-minutes. Tantôt ils draguent les médias d’influence pour acquérir à bon compte la notoriété qu’une œuvre scientifiquement faiblarde peinerait à justifier aux yeux de leurs pairs. Cet aplatissement consternait Pierre Bourdieu : « Les journalistes observent souvent avec beaucoup de satisfaction que les universitaires se précipitent dans les médias, sollicitant un compte rendu, quémandant une invitation, protestant contre l’oubli où ils sont tenus et, à entendre leurs témoignages, assez terrifiants, on est amené à douter vraiment de l’autonomie subjective des écrivains, des artistes et des savants. [4] »
Symétriquement, des journalistes à prétention intellectuelle s’affichent aux côtés d’écrivains, d’artistes et de savants pour pallier le discrédit que leur vaut la transformation des journaux en supermarchés de la pensée de marché. Ils organisent des forums à prétentions intellectuelles (au théâtre des Champs-Élysées), pétitionnent contre la « guerre à l’intelligence », publient des essais truffés de références érudites [5], s’érigent en interlocuteurs de « grands penseurs » lors de « grands entretiens » [6] et s’incrustent au programme de colloques universitaires en échange d’une couverture médiatique de la manifestation... Disposé à rejouer comédie-ballet du bourgeois gentilhomme, l’industriel de l’information se grime en aristocrate de la pensée. Mais ni les signatures de prestige au bas des pages « Débats » ni les palmes académiques portées en sautoir par les éditorialistes associés ne font illusion : armes d’autorité dans la bataille d’idées, elles sont le cache-misère intellectuelle du journalisme.
Ce principe de légitimation croisée peut se résumer ainsi : « Je te (sou)tiens, tu me (sou)tiens, par la barbichette » [7]. Dans les années 80, Le Monde avait tissé des liens analogues avec le milieu judiciaire. Breveté par Plenel sous l’appellation « journalisme d’investigation », l’échange informations contre influence avait engendré une dépendance réciproque entre juges et journalistes : je soutiens ton enquête dans mes colonnes, tu me fournis la matière de scoops (parfois faux) sur les affaires politico-financières [8].
La République des copains
Le roulement de tambour battu par Le Monde autour du livre d’Éric Maurin obéit à la même logique. En effet, cet ouvrage est publié par « La République des idées », une collection du Seuil dirigée par Pierre Rosanvallon. « Penseur » de la CFDT dans les années 70 puis chroniqueur économique à Libération, secrétaire général de la fondation Saint-Simon, membre de la « commission Minc » en 1994, signataire de la pétition pro-Juppé en novembre 1995, Rosanvallon est parvenu à se faire élire au Collège de France. Peu après, il était promu « éditorialiste associé » au Monde, apportant sa caution savante au journal des élites contre la possibilité de publier à la « une » des articles d’influence.
Mais l’activité de « La République des idées » ne se limite pas à la publication d’ouvrages co-édités par Le Seuil. C’est aussi un think tank social-libéral fondé en 2001 par le même Rosanvallon dans le but d’accomplir la « nécessaire refondation intellectuelle d’une gauche réformiste » [9] grâce aux subventions de grandes entreprises et au talent gestionnaire de Jean Peyrelevade, son premier trésorier (passé du cabinet de Pierre Mauroy à Matignon à la direction du Crédit lyonnais). Ce club organise des séminaires réunissant une brochette d’intellectuels, de politiques et de diplomates triés sur le volet. Si, pour des raisons de proximité idéologique, les rapports entre Le Monde et La République des idées ont d’emblée été cordiaux [10], ils semblent s’être encore raffermis.
Au printemps 2004, « La République des idées » cherche à élargir sa surface médiatique. Ses responsables souhaitent disposer d’une tribune régulière dans Libération ou Le Monde afin de rendre compte de l’activité du think tank et de ses publications. Et non pas dans les profondeurs des suppléments livres, mais au cœur des pages « Rebonds » ou « Débat ». Flatté d’être fréquemment invité aux séminaires de la République des idées où ses hôtes le laissent jouer au penseur en présence d’Importants, Edwy Plenel est d’autant moins long à se décider que son éditorialiste associé Rosanvallon insiste. Un coup d’essai est tiré dans Le Monde du 14 avril 2004 avec la publication d’une double page « Le Monde / La République des idées » rédigée par deux auteurs de la collection (dont l’inévitable Éric Maurin) et présentée par le secrétaire général de l’association. Essai apparemment transformé...
Paris vaut bien une messe...
En déférant aux sommations à comparaître dans les médias, sous couvert de participer aux « débats » privilégiés par les médias, chercheurs et universitaire ont peu à peu concédé aux brigadiers du spectacle le rôle d’arbitres des élégances intellectuelles. Pour quelques minutes de bavardage promotionnel dans des émissions de divertissement, ils octroient aux animateurs-producteurs le pouvoir d’évaluer une œuvre à l’applaudimètre. De même qu’ils abandonnent aux journaux d’influence le soin de consacrer à leur gré les auteurs complaisants et autres « bons clients ». Le Monde a vite compris l’avantage qu’il pouvait retirer d’une telle situation. Il y a quatre ans, un éditorial titré « Les intellectuels et nous » exultait déjà : « Il savent que leur “message” passe nécessairement par les médias et que, d’une façon ou d’une autre, ils doivent se confronter aux journalistes » (Le Monde, 22 janvier 2000) Le site de la Société des lecteurs du Monde ajoutait peu après qu’une telle contrainte « rend Le Monde indispensable même à ceux qui le contestent » (25 août 2000). Ainsi s’interprète la frilosité de nombre d’intellectuels à critiquer Le Monde, même lorsqu’ils concèdent en privé sa médiocrité rédactionnelle.
Plus largement, cette dynamique explique l’inclination des auteurs à ménager les médias qui assurent la promotion de leurs ouvrages. Tel universitaire critiquera le mépris social ou l’hystérie sécuritaire de TF1 dans les colonnes du Monde, mais sans jamais mentionner les responsabilités du Monde qui, sur ces points, pourrait en remontrer aux chaînes de Bouygues. Immanquablement accompagnée de justifications intéressées sur la nécessité de « faire entendre un autre son de cloche » [11], ce genre d’amnésie sélective constitue un obstacle à la critique radicale des médias, sacrifiée sur l’autel des vanités individuelles.
En novembre-décembre 1995, au nom de la solidarité avec les grévistes dénigrés par les journalistes, des universitaires se promettaient d’œuvrer à la construction de nouveaux rapports avec les médias. Atteindre cet objectif exigerait à tout le moins que les penseurs convaincus de la dégradation structurelle de la presse et de la nécessité d’y remédier adoptent un comportement collectif, et cessent d’abjurer leur conviction dès que l’occasion se présente de faire parler d’eux (ou de leurs livres). Mais cela, beaucoup d’intellectuels ont compris qu’ils avaient intérêt à ne pas le comprendre.
Pierre Rimbert