Accueil > Critiques > (...) > Haro sur la critique des médias : En direct de France Culture (et France Inter)

« Le Premier pouvoir » : Analyse d’un non passage à l’antenne (1)

par Henri Maler, Philippe Monti,

Le 6 novembre 2004, l’émission « Le Premier pouvoir », animée sur France Culture par Elisabeth Lévy, se penche sur la « critique radicale des medias ».
En 1996, après un passage à l’émission « Arrêt sur images » [1], Pierre Bourdieu publiait dans Le Monde Diplomatique une « Analyse d’un passage à l’antenne » [2] qui mettait notamment en évidence les contraintes imposées par un dispositif qui « du plus visible au plus caché » finissait par priver de parole (ou du moins de toute parole significative) celui à qui on prétendait la donner. On imagine ce que peut donner une émission où la censure préalable élimine de l’antenne ceux que l’on prétend critiquer et où les censures moins visibles achèvent de les disqualifier en leur absence [3].

En nous inspirant librement de la démarche de Pierre Bourdieu, nous voudrions proposer ici une « Analyse d’un non passage à l’antenne ». Non pour défendre notre association dans le procès par contumace qui a été intenté contre elle (ainsi que contre Pierre Carles et PLPL) et encore moins pour vider des « querelles de personnes », mais parce que l’émission du « Premier pouvoir » diffusée le 6 novembre 2004 - « Explication ou dénonciation : à quoi sert la critique radicale des médias ? » - a valeur d’exemple pour tous ceux qui refusent, non de débattre, comme on ne cesse de le répéter non sans niaiserie, mais de « débattre » n’importe comment et à n’importe quelles conditions : c’est-à-dire aux conditions imposées par les animateurs multicartes qui contrôlent l’accès à l’espace médiatique dominant et le soumettent à leur emprise.


I. Un procès par contumace

Prologue.

La présentation de l’émission dressait l’acte d’accusation. Il suffit d’inverser le dispositif, comme nous nous sommes amusés à le faire, pour en faire voir les biais (y compris à ceux qui nous l’imposent). Pourtant,les responsables de l’émission s’indignent qu’on puisse ainsi leur poser des conditions qu’ils trouvent normal d’imposer à leurs “ invités ” (Lire « « Le premier pouvoir » : l’émission à laquelle vous avez échappé sur France Culture »)

Elisabeth Lévy présente ainsi « son » émission :

« Ils sont les impitoyables procureurs [sic] des médias, les adversaires déclarés de ce qu’ils appellent “l’ordre médiatique existant”. Traquant sans relâche connivences et dépendances, recensant sans indulgence bévues et dérapages, dénonçant sans nuances [sic] les “chiens de garde de l’ordre médiatique”, ils affirment défendre contre toutes les censures une information livrée en bloc aux forces obscures de l’argent et des idées dominantes [de qui émanent ces affirmations caricaturales ?].
Ils parlent des médias, mais refusent, par principe, de parler aux médias [C’est faux]. Les auteurs de cette critique qualifiée de radicale ne s’expriment que dans leur propre réseau [C’est faux].
Une fois n’est pas coutume [sic], cet après-midi, ils joindront pourtant leurs forces à celles des nombreuses associations, partis et syndicats qui ont appelé “tous les cerveaux non disponibles” à manifester devant le ministère de la Culture pour une information libre, de qualité et pluraliste.
Reste à savoir si cette critique militante
[Quelle horreur !] qui s’estime la seule authentique [vraiment ?] est l’indispensable poil à gratter d’une corporation peu versée dans l’autocritique ou si elle finit par légitimer en actes ce qu’elle prétend combattre [Avec une telle alternative, l’affaire est conclue d’avance].
Nous en parlerons avec Bernard Cassen, directeur du Monde diplomatique et ancien président d’Attac. Nous avons également interrogé Laurent Joffrin, directeur de la rédaction du Nouvel Observateur qui est fréquemment la cible des attaques de nos justiciers [Comme si la participation de cet invité quasi-hebdomadaire (et omniprésent) avait besoin d’une telle justification (et d’une telle caricature empruntée au western)]. [...] »

Autant dire que cette présentation « sans nuances » qui dénonce « en bloc », en multipliant approximations polémiques et contre vérités flagrantes est un acte d’accusation qui prononce la sentence avant l’audition des parties.

1. Les absents ont toujours tort

On comprend dès lors que Mme la Procureure se soit passée de la présence des principaux accusés : Pierre Carles, Pour Lire Pas Lu et Acrimed. Le premier n’a été prévenu de l’existence de l’émission qu’après sa diffusion. Pour Lire Pas Lu, invité pour l’émission précédente, a répondu par la négative et, comme on le verra, s’en est expliqué. Quant à l’association Acrimed, indésirable sur France Culture, elle ne fut même pas contactée.

Cette absence va tellement de soi pour « Le premier pouvoir » qu’il n’est nullement utile de l’expliquer. Il suffit d’affirmer d’emblée que nous refusons « par principe, de parler aux médias » : ce qui, littéralement, ne veut rien dire, mais qui, s’il est question de parler aux journalistes ou dans les médias, est absolument faux. Premier mensonge (dans une longue série) de nos champions en déontologie.

En une brève occasion, il sera question de l’absence des accusés, très indirectement et très loin dans l’émission.... uniquement pour dénoncer les mauvaises manières de PLPL.

Elisabeth Lévy : « [...] Est-ce qu’il s’agit si vous voulez pour cette critique de peser sur l’évolution des médias, de les influencer, disons de mieux les pousser vers une forme d’amélioration ou est-ce qu’on reste entre membres du parti et que surtout on ne s’adresse à personne ? Je voudrais vous donner un exemple. Nous avions invité, lorsque nous avions voulu faire cette émission, dans un premier temps, des membres de l’équipe de PLPL. Je vous lis simplement un extrait du courriel qu’ils nous ont envoyé en réponse. »

Cette information est inexacte : PLPL avait été invité, mais pour l’émission précédente, et pas vraiment en tant qu’invité : il était, en effet, invité... à envoyer des exemplaires du journal en service de presse et à répondre par téléphone aux questions qu’on lui poserait. Précisions nécessaires à la compréhension de la réponse de PLPL à « l’invitation » d’Elisabeth Lévy.

Quoi qu’il en soit, cette « invitation » vaut son pesant de journalisme d’investigation et l’extrait lu par Elisabeth Lévy son pesant de censures, comme le montrent un Communiqué de l’Internationale sardonique et les informations qui suivent.

L’invitation » de PLPL

Le 5 octobre 2004, « Le Premier pouvoir » adressait à PLPL le courriel suivant [4].

« Bonjour,
nous souhaterions parler de vous dans notre prochaine émission, qui sera diffusée samedi matin de 8h10 à 9h.
Vous serait il possible de nous envoyer par mail vos 5 ou 6 derniers numéros afin de bien préparer le sujet ?
Nous aimerions également avoir une personne de chez vous, joignable téléphoniquement vendredi matin à 10heures/10heures30 afin de lui poser plusieurs questions lors d enotre enregistrement.
Pouez-vous nous appeller au 06-
[...] pour nous dire qui nous pourrions joindre vendredi matin ?
Très cordialement,
Le 1er Pouvoir »

Ainsi, pour « bien préparer le sujet », on réclame en urgence un service de presse électronique, et pour bien traiter ledit sujet, on concède à PLPL quelques minutes au téléphone, sans que l’invité, simple témoin cité à comparaître le jour même de son exécution, ne sache quel est ce « sujet bien préparé » et donc en quoi il est concerné.

La réponse de PLPL, bien que tardive, est aussi sobre que peut l’être un refus poli et motivé. Elle met clairement en évidence - non sans humour, mais était-il possible de répondre sérieusement ? - la dissymétrie et l’inégalité du dispositif imposé par Elisabeth Lévy, en proposant des conditions rigoureusement inverses (toutes choses qui paraissent visiblement lui échapper).

La réponse de PLPL (datée du 11 octobre 2004)

« Cher 1er pouvoir,
Nous n’avons pu répondre à votre courrier avant l’enregistrement de l’émission mais la situation ne s’en trouve pas fondamentalement changée.

D’abord, PLPL n’assure pas de service de presse. Pour vous procurer des exemplaires de notre journal, il suffit de vous abonner (ou de vous réabonner : il vous en coûtera 20 euros) et / ou de commander une collection complète (même tarif). Commande et règlement sont à adresser à PLPL, BP 70072 F-13192, Marseille cedex 20. Ce petit investissement vous permettra à coup sûr de "bien préparer" nombre de sujets de votre émission. En cas d’urgence, vous pouvez également vous rendre à la librairie Publico, 145, rue Amelot 75011.

Ensuite, les membres de l’équipe de PLPL seraient ravis de débattre avec vous, mais dans les conditions exactement inverses de celles que vous nous proposez. Par exemple, l’émission serait enregistrée lors d’une des nombreuses réunions publiques que nous organisons : à la tribune, des membres de l’équipe de PLPL examineraient les ressorts de la critique consensuelle des médias devant une assemblée de 200 militants lillois et vous seriez invités à répondre à nos questions par téléphone (2 ou 3 minutes, pas plus).

Car enfin, PLPL se refuse à intervenir de quelque manière que ce soit sur la station France Culture. Vous n’êtes pas sans savoir que cette chaîne fait l’objet d’une entreprise de démolition conduite depuis plusieurs années par Mme Laure Adler dont vous êtes - entre autre - l’instrument : remplacement des journalistes maison par des producteurs extérieurs, colonisation de l’antenne par le QVM, injection massive dans la grille des programmes de chroniqueurs aussi bavards que nuls, obsession de "l’actualité", racisme social, sans parler des nuisances infligées aux auditeurs par Sylvain Bourmeau, lauréat de notre prestigieuse Laisse d’Or.
Confraternellement,
PLPL  » [5]

Une semaine plus tard, pour une autre émission, Elisabeth Lévy cite à l’antenne le courrier reçu, mais en censurant prudemment le dernier paragraphe consacré, comme par hasard, à France Culture, par un « Alors bon je vous passe la suite » qui semble dire qu’il n’y a rien de bien intéressant. Or, cette coupure est bien, comme la suite le confirme, une censure.

Et Acrimed ?

Acrimed, en effet, n’a pas connu l’insigne honneur d’une citation à comparaître : aucun courriel rédigé à la hâte, aucun coup de téléphone intempestif, rien... rien.

Nous pensons en connaître le motif : de source bien informée (comme disent les journalistes...) Laure Adler se serait fort inquiétée (au point d’interdire ?) de notre éventuel passage à l’antenne, sous prétexte que nous contestons l’orientation destructrice qu’elle a imprimée à la station. Elisabeth Lévy, qu’elle ait obéi aux ordres ou les ait devancés, s’est sagement privée de heurter sa chef, illustrant ainsi cette « servitude volontaire » dont Philippe Val nous parlera au cours de l’émission, avec tout l’humour involontaire dont il est capable.

2. Des « invités » triés sur le volet

Qui dès lors, commis d’office, fut appelé pour défendre la critique radicale ? Bernard Cassen qui, pourtant, n’était mandaté ni par l’Observatoire Français des médias ni par les accusés : il était censé répondre en son nom... pour les absents [6].

Mais ce n’était pas encore assez. Bernard Cassen, invité principal, devait être confronté à Laurent Joffrin, mais en l’absence de ce dernier : la « cible des attaques de nos justiciers », bavard multimédia et interlocuteur régulier du « Premier pouvoir », était enregistré pour répliquer à des absents, en spécialiste qui dut avouer qu’il ne connaissait rien à la question.

Un tel témoin à charge étant manifestement insuffisant, Elisabeth Lévy s’entoura également de Gilles Casanova (son fidèle partenaire), de Philippe Cohen (un collègue qui, cependant, ne joua pas vraiment le jeu [7]) et de Philippe Val (remis de sa tentative de suicide chez Thierry Ardisson). L’invité principal devint ainsi une pièce presque secondaire du dispositif.

Le procès par contumace pouvait alors s’ouvrir. En vérité, il avait déjà commencé lors d’émissions précédentes. Après avoir grossièrement chapitré dans une première émission les critiques grossières (lire notre article Indépendance de la presse : de « grands » journalistes papotent sur France Culture... ), puis après avoir tenté dans une deuxième d’enrôler Régis Debray contre le spectre de la critique radicale des médias (lire notre article Indépendance de la presse : le spectre de la critique radicale sur France Culture), Elisabeth Lévy pouvait enfin leur consacrer une émission en l’absence des accusés.

Mais y aurait-il eu des différences si ceux-ci avaient été présents ?

Sans doute aucune, comme on peut en juger par le « fil conducteur de l’émission » : c’est-à-dire par les ressources rhétoriques qu’elle mobilise et par les méthodes qu’elle emploie.

Sous couvert de s’interroger sur le rôle de la critique radicale des médias, il fut (presque) uniquement question de ses « méthodes ». Et pour parler de ces « méthodes » - nous y reviendrons -, les animateurs de l’émission n’ont pas lésiné sur les leurs : un enregistrement tronqué du film de Pierre Carles, une citation de deux phrases d’Henri Maler pour Acrimed (pour 1700 articles publiés sur ce site et une centaine de débats publics), des propos « volés » sur la liste de discussion interne de l’Observatoire, des affirmations aussi fausses que péremptoires.

Bref : après la censure préalable des accusés, leur censure (quasiment) invisible au cours de l’émission, par le recours systématique au prétendu simplisme qu’on récuse (questions de rhétorique) et aux moyens que l’on condamne (questions de méthode). Comme on va le voir.

Philippe Monti et Henri Maler
pour Acrimed

Lire la suite : II. La mise en forme du procès

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1« Arrêt sur images », La Cinquième, 23 janvier (en présence de Pierre Bourdieu) et 27 mars 1996 (règlement de comptes en l’absence de l’accusé, Pierre Bourdieu).

[2 Le Monde Diplomatique, avril, 1996, p.25. Article reproduit sous le titre « La télévision peut-elle critiquer la télévision ? », dans Pierre Bourdieu, Interventions 1961-2001, Editions Agone, février 2002, pp. 409-416.

[3Deux brèves citations de l’article cité de Pierre Bourdieu, à propos de la seconde émission réalisée en son absence :
- « On ne s’est gère inquiété, en ce cas, d’opposer des “contradicteurs” aux trois spadassins chargés de l’exécution critique des propos présentés. »
- « Ceux qui auraient encore pu douter, après avoir vu la première [émission], que la télévision est un formidable instrument de domination devraient, cette fois, être convaincus : Daniel Schneidermann, producteur de l’émission, en a fait la preuve, malgré lui, en donnant à voir que la télévision est le lieu où deux présentateurs peuvent triompher sans peine de tous les critiques de l’ordre télévisuel. »

[4Les fautes de frappe sont garanties d’origine.

[5Voir notre rubrique En direct de France Culture et, sur le site de PLPL la Laisse d’or à Sylvain Bourmeau.

[6D’abord présenté comme « créateur de l’Observatoire Français des médias » sur le site de France Culture, Bernard Cassen fut, sans doute à sa demande, privé de ce titre nobiliaire lors de la présentation orale. Pourtant c’est comme membre de l’OFM qu’il fut interrogé.

A la une

Médias français : qui possède quoi ?

Vous avez dit « concentrations » ? Nouvelle version de notre infographie.

Louis Sarkozy : le capital médiatique s’hérite aussi

Le journalisme politique dans sa bulle.