Grandiose destin que celui de cet héritier dont la famille [1] avait fondé en Bretagne le papier à cigarettes OCB : une PME dont le nom, OCB, signifie Odet-Cascadec-Bolloré. L’héritier, formé à la finance au sein de la Compagnie Financière Rotschild, a été introduit dans l’environnement des pouvoirs politiques (il est le beau-frère de Longuet, ex-ministre, ex-président de conseil régional), et dans celui des dirigeants du Crédit Lyonnais à l’époque des frasques de la grande banque nationalisée.
De la PME au conglomérat
Grand bénéficiaire, entre autres, des liens d’affaires aux marges du pouvoir, Bolloré a su se rendre utile en mêlant investissement et système relationnel. Il est notamment venu au secours de la Banque Rivaud, considérée comme la banque du RPR, lorsque le Comte de Beaumont, PDG, et son gendre le Comte de Ribes, directeur général, étaient menacés par la justice. Ses bonnes relations avec le Crédit Lyonnais lui ont permis de se maintenir à flots en 1991 après le rachat du groupe Delmas-Vieljeux, (transports maritimes, concessions portuaires, plantations en Afrique et en Asie)... ce même Crédit Lyonnais qui venait de financer les aventures cinématographiques de Giancarlo Parretti [2], lequel avait commencé par acheter une partie de Rivaud pour s’emparer de Pathé... cette même participation au capital que Bolloré rachètera... avec l’aide du fidèle Crédit Lyonnais...
Est-ce que tout le monde suit ?
En résumé : Bolloré devient important en achetant Rivaud et Delmas-Vieljeux avec la bénédiction du Crédit Lyonnais. Mais c’est plus tard qu’il retrouvera Pathé sur son chemin.
C’est ainsi que, avant de s’attaquer véritablement aux médias, Vincent Bolloré a construit en peu de temps un conglomérat : transports maritimes, plantations tropicales, lignes ferroviaires en Afrique, fabrication de papiers spéciaux, de papiers à cigarettes (Zig Zag, Job, OCB) et de films plastiques, commerce de cigarettes en Afrique francophone, distribution de produits pétroliers en France, activités financières, et participations minoritaires dans des entreprises industrielles. Son groupe est une cascade de holdings financiers soigneusement contrôlés, et il a abandonné notamment les activités bancaires de Rivaud (1998) et récemment - bien que, dit-on, fort attaché à l’activité historique de la famille - le papier à cigarette (2004). Et il a pris des positions stratégiques dans des entreprises sans rapport évident les unes avec les autres : Vallourec, Ingenico, Mediobanca (grande banque d’affaires italiennes)...
Le secteur médias
Parallèlement, en 1997-98, il monte dans le capital du groupe Bouygues, avec visiblement de gros appétits vis-à-vis de TF1 - mais contré, il revend ses parts (avec profit) à François Pinault. En 1998, opération-éclair sur 20% de Pathé, qu’il cède ensuite au Vivendi de Messier (au nez et à la barbe de TF1).
Vincent Bolloré, aujourd’hui, est saisi par l’audiovisuel : acquisitions dans la production, les studios de tournage et les prestations de services, l’édition et la diffusion vidéo, l’exploitation cinématographique, la radio, la télévision. Aujourd’hui, le Groupe Bolloré c’est donc aussi :
1. Production et prestations audiovisuelles depuis la privatisation de la SFP (2001), acquisition faite avec Euromedia : Bolloré détient 30% de la SFP, Euromédia 70% - mais Bolloré dispose de 24% d’Euromedia. Le groupe Euromedia Télévision (EMT) détient les studios de Saint-Denis, d’Arpajon et gère les anciens studios de la Victorine à Nice. La SFP a les studios de Bry sur marne, de Saint-Ouen et de Boulogne-Billancourt, et sa force de frappe de tournages et de reportages
2. VCF (Vidéo Communication de France), rachetée en 2003 : prestations techniques
3. Streampower : vidéo et Internet
4. Une salle de cinéma à Paris, le Mac Mahon
5. Direct8, chaîne de télévision numérique en cours de réalisation, agréée par le CSA dans le lot des chaînes numériques gratuites (direction : Philippe Labro), et spécialisée dans le direct comme son nom l’indique
6. RNT, la Radio des Nouveaux Talents, radio AM et Internet née en 2004
7. 10% de Gaumont, production cinéma et TV, distribution et exploitation
8. Un petit pourcentage de RCS Media, en Italie - mais Bolloré détient aussi des parts dans la banque Mediobanca qui joue un rôle accru dans la réorganisation du secteur-presse de Rizzoli-Corriere della Sera
9. Plus de 22% (fin octobre) de Havas, groupe publicitaire détaché de Vivendi après la fusion de l’ancien groupe Havas avec Vivendi
Bolloré a récemment annoncé qu’il avait décidé d’investir 10% de ses actifs dans les médias (cf. notamment interview dans L’Express du 9 février 2004, et Agence Reuters du même jour). Ses ambitions actuelles, qui pourraient donc s’étendre à une intervention dans Libération, rend compte assez clairement d’une stratégie, fondée sur la conjugaison des médias, de l’industrie technique audiovisuelle, de la diffusion, et de la publicité. L’alliance avec un quotidien pourrait dynamiser le projet de chaîne TV numérique, tirer parti de la publicité (indispensable aux médias, comme on sait), la SFP et Euromedia fournir outillage et savoir-faire, le secteur vidéo apporter un débouché complémentaire, etc.
La stratégie- médias est un objectif prioritaire de Bolloré, pourtant le secteur reste minoritaire dans les activités du groupe, qui, sur un total de 33000 salariés dans le monde, en compte 27000 dans les transports et la logistique ; les « divers » occupent peu de place sur le site officiel du groupe consacré essentiellement aux affaires de transport et à l’exploitation de l’empire colonial hérité des groupes Rivaud et Delmas-Vieljeux [3].
C’est dans Libération du 8 octobre dernier qu’on pouvait lire ceci sous la plume de Nicolas Cori :« Propriétaire de son groupe, peu endetté, il n’a pas de comptes à rendre à ses actionnaires ou aux banquiers et ne craint pas d’OPA hostile. Travaillant avec son conseiller Alain Minc et son parrain en affaires Antoine Bernheim, de Lazard, il ne se gêne pas pour préparer, en toute discrétion, son prochain mauvais coup. » En effet, Bolloré est en mesure de prendre des décisions rapides et disposent des fonds nécessaires pour prendre le contrôle d’entreprises. Or il est intéressé par la presse écrite, et, comme l’écrit encore Nicolas Cori, « sa montée dans Havas pourrait être le début de la constitution d’un groupe de communication ». La Société civile des personnels de Libération est prévenue [4].
Daniel Sauvaget
(article revue le 18-11-2004)