Seul à ce jour et à notre connaissance le journaliste du Monde Eric Leser y a fait allusion sous un tel angle dans Le Monde du 25 octobre ("Etre de gauche quand la droite est reine"), les articles de ses confrères s’étant bornés à évoquer en termes très généraux le style et le contenu des éditoriaux de Krugman sans spécialement s’attarder sur le détail de sa critique des médias [1].
Mais Leser, après avoir évoqué le contenu de ces chroniques et tout particulièrement l’analyse krugmanienne de la désinformation ayant entouré l’entrée en guerre des Etats-Unis contre l’Irak, croit indispensable de conclure catégoriquement : « Pour Paul Krugman, cet aveuglement n’est pas le résultat d’un complot ni de pressions politiques et commerciales insupportables. Il n’accuse pas non plus collectivement les journalistes de lâcheté ou d’hypocrisie, mais d’avoir été victimes d’une espèce de foi collective selon laquelle les dirigeants des Etats-Unis ne peuvent pas, être animés par autre chose que le sens de l’intérêt général, surtout au lendemain d’attaques contre New York et Washington... »
Cette tentative d’annexer les propos de Kugmann à la dénonciation rituelle des « théories du complot » et des critiques des « pressions politiques et commerciales » prête à sourire. En outre, Krugann ne se borne pas à présenter les journalistes en « victimes d’une espèce de foi collective ». Au contraire. Nombre des exemples qu’il mobilise peuvent être repris dans le cadre d’une véritable analyse critique des médias.
Il est vrai que les articles de Krugman sont formulés à la première personne ; privilégiant la position du « persan » de Montesquieu, celui-ci procède par petites touches et argumente sans sembler proposer une critique systématique, il est vrai aussi qu’il n’adopte pas la posture d’un expert désengagé mais s’affirme comme partie prenante au débat. Et il faut ajouter que Krugman, appartenant en tant que chroniqueur au milieu qu’il décrit, contribue à en conforter la légitimité (il invoque souvent l’hypothèse d’une possible amélioration des pratiques qu’il analyse et répertorie d’ailleurs ce que devraient être les "règles d’or du métier de journaliste" en les présentant en introduction comme de simples règles de bon sens [2]).
Mais l’analyse ne s’arrête pas à ce qu’on pourrait considérer comme un catalogue de bonnes intentions susceptible d’être mis en œuvre par tout journaliste. Bien que formulés à la première personne, inscrits dans une expérience individuelle [3], les constats de Krugman renvoient à des perspectives plus globales qui leur confèrent une portée générale et l’amènent à s’interroger sur les conditions qui ont rendu possible sa propre intervention (sous le titre « Pourquoi moi ? » p. 17 et suivantes).
C’est un témoignage, partiel, comme l’est tout témoignage, mais qui a souvent valeur de constat sociologique, comme on va pouvoir en juger en reprenant les exemples que mobilise le chroniqueur et qu’on peut classiquement répertorier sous trois rubriques pour la clarté de l’exposé : la sociologie du métier, les rapports du journalisme au pouvoir politique, et l’emprise de l’économie.
1. Sociologie du travail journalistique :
Contraintes statutaires, soumission à des règles de mise en forme permettent de rendre compte des lacunes de l’information.
– Un milieu clos
« Ma volonté d’aborder différemment les événements vient aussi du fait que je n’ai pas les bonnes manières : la plupart des commentateurs politiques vivent à Washington et fréquentent les mêmes soirées mondaines. Ce qui engendre une sorte de pensée unique ; à tout moment, une façon de voir commune pré¬side à leurs considérations... » (Préface, p.19)
– Un rubricage fragmenté
« ... les articles de journalistes économiques portent nécessairement sur une question précise et les éditorialistes s’en inspirent rarement... Avec une mission plus large et la place qui m’était réservée en page « Opinions », j’ai pu attirer l’atten¬tion bien mieux que mes confrères de la page " Économie ". » (Préface, p 19)
– La recherche du sensationnel et le primat de la mise en scène
- « ... Le public et, ce qui est moins excusable, les médias légitimes sont toujours prêts à supposer qu’il n’y a pas de fumée sans feu [...] Les médias restent étonnamment faciles à embobiner » (« La machine à fumer », p.252)
- « L’effrayant, c’est que cette « culture du brûlis » érigée en méthode de gouvernement peut rester viable pour Bush et les siens, puisque les triomphes initiaux font toujours la une des médias. » (« Je gagne et puis j’oublie », p. 376)
- « Sa campagne antiterroriste me fait penser à la véritable apparence de la plupart des studios de télévision : un splen¬dide plateau dans une salle minable vouée aux cartons et rubans adhésifs. Les chaînes sont aux petits soins pour ce que les téléspectateurs verront à l’écran. Elles dépensent le moins possible pour tout ce qui se trouve hors le champ des caméras. » (« Les sentiers de la gloire », p. 383)
- « ...C’était une petite foule, et ce sont les soldats américains qui ont démoli la statue, mais ça passait très bien à la télé. » (« Hommes à cheval », p.430)
– Les vices d’une mise en forme balancée et d’une pseudo-objectivité formelle
- « ...J’ai commencé à pointer la scandaleuse malhonnêteté de l’administration Bush longtemps avant la plupart des autres édi¬torialistes américains. Comment ai-je pu voir des faits qui leur échappaient ? Peut-être parce qu’en tant économiste je n’ai jamais été tenté par le style de journalisme pseudo-objectif si prisé aux États-Unis (il a dit ceci, elle a dit cela), qui met sur le même plan les affirmations des différents camps en présence, quelle que soit leur validité. » (Préface, p. 19)
- « ...Si M. Bush affirmait que la Terre était plate [...] on aurait droit le lendemain à des gros titres du style : "Des vues divergentes sur la forme de la Terre ". » (Introduction, p 34)
– Carences de la formation des journalistes ou absence d’investigation ?
- « J’ai fait les calculs nécessaires ou, au besoin, j’ai consulté d’autres économistes capables de m’éclairer sur des sujets précis. Et j’ai vite compris que le pays était dirigé par des menteurs de première classe. » (Préface p 19)
- « .... Quelques brefs calculs auraient permis de démontrer l’absence de fondement de ces deux arguments, mais, étrange¬ment, aucun journaliste n’a eu envie de s’y mettre"(s’agissant des réductions d’impôt) ». (« Petits arrangements avec les chiffres », p 139)
- « Heureusement que les journalistes ont eu la flemme de lire le rapport publié la semaine dernière par le FMI. » (« ...Comme vous respirez ! », p 156 )
L’auteur insiste dès lors longuement sur la dépendance des journalistes classiques par rapport à leurs sources :
« La plupart des journalistes doivent compter en grande partie sur des renseignements confidentiel , glanés grâce à des faits organisés en haut lieu ou au cours d’entretiens exclusifs avec des personnalités puissantes. Ce qui les rend vulnérables : on peut les séduire par des promesses d’accès privilégié ou menacer de détruire leur carrières en le tenant systématiquement à l’écart. Ce n’est pas mon cas puisque je m’appuie presque exclusivement sur des analyses et des chiffres publics. Nul besoin d’être dans les petits papiers des hauts fonctionnaires de Washington, et nul besoin de les traiter avec autant d’égards que mes confrères. » (Préface, p. 20)
La prise en compte de la sociologie du métier et de ses contraintes permettent de comprendre le rapport des médias au politique.
2. Journalisme et pouvoir politique
– L’autocensure ou/et les pressions :
« Certains groupes de presse, dont le New York Times, font actuellement leur autocritique sur la marche à la guerre contre l’Irak. Ils se demandent - et ils font bien - pourquoi ils ont répercuté bruyamment et sans réserve les déclarations peu fon¬dées sur une effroyable menace irakienne, tout en ignorant ou minimisant les preuves du contraire. Mais il ne s’agit pas seulement de l’Irak, et pas seulement du New York Times[...]
Donc, pourquoi la presse créditait-elle M. Bush de vertus dont les journalistes savaient qu’il ne les possédait pas ? D’abord par patriotisme mal placé. [...]
Autre facteur : la tyrannie de l’équilibre. Dans les reportages comme dans les commentaires, journalistes modérés et progres¬sistes font souvent les pires contorsions pour parler gentiment des conservateurs. [...]
Enfin, ne sous-estimons pas le rôle de l’intimidation [...]
L’administration Bush, qui savait tout cela, jouait de la presse à son gré... » (« Parler vrai », p 272)
Krugman évoque donc aussi l’idée d’une possible intimidation des journalistes... De là à considérer une telle interprétation comme placée sous le mythe du soupçon..., nous n’y sacrifierons pas, même si l’auteur y revient à plusieurs reprises (et le chapitre 11 s’intitule ... « La grande conspiration » : « la "grande conspiration de la droite" n’est pas une métaphore exaltée mais une réalité concrète.. » (p. 251)
- « Tout individu muni d’un modem et d’un peu de temps libre peut s’informer par lui-même sur ce réseau d’ins¬titutions qui harcèle systématiquement les progressistes en vue et intimide les sources d’information "pas dans la ligne » (j’ai été moi-même visé, bien sûr). Mais on n’en parle pas souvent dans la grande presse" (Présentation de la 3e partie « Spoils system », p 205 )
- « Le RNCC (comité national de campagne républicaine) ne croit pas vraiment qu’il puisse convaincre l’électorat que la privatisation n’est pas la privatisation. Mais ce n’est pas le but. Sa circulaire ne se demande pas comment communiquer auprès du public ; c’est une liste d’exigences à imposer à la presse. Comme le dit Joshua Marshall [...] l’objectif est de « terroriser les journalistes pour qu’ils n’utilisent pas le mot "privatisation" dans ce contexte ». (« 1984 », p 259)
– l’absence de contre pouvoir
C’est un thème amplement développé [4].
- « ... La presse est à présent bien moins timide pour souligner l’exploitation du 11 Septembre par l’administration. En partie parce qu’elle crève les yeux... » (« Exploiter l’atroce » p.438)
- « [...] l’administration n’a pas à se faire de souci. Beaucoup de journalistes, à en juger par l’expérience passée, reviendront vite à leur servilité habituelle. La prochaine fois que nos dirigeants asséneront que le chocolat c’est la vanille, une grande partie des médias - pour éviter d’être accusés de parti pris progressiste, pour donner une impression d’« équilibre » - passeront sous silence sa couleur marron. Au mieux, ils signaleront que certains démocrates disent que cette denrée est de couleur marron. » (« 1984 », p 257)
3. Les rapports entre médias privés et pouvoir politique
« Les chaînes américaines sont privées. Pourtant, elles se sont conduites comme des télévisions d’État. Comment s’explique ce paradoxe ?
[...] Par ses décisions concrètes - notamment, mais pas seulement, celles qui portent sur la réglementation des médias -, l’État américain peut récompenser les groupes de presse qui lui plaisent et punir ceux qui ne lui plaisent pas. Les chaînes privées sont donc incitées à courtiser les détenteurs du pouvoir. Et, puisqu’elles n’appartiennent pas à l’État, elles ne sont pas surveillées de près comme la BBC, qui doit veiller à ne pas donner l’impression d’être un instrument du parti au pou¬voir. Ne soyons donc pas surpris de trouver bien plus de déférence à l’égard des autorités sur les chaînes américaines "indépendantes" qu’à la télévision publique de Grande-Bre¬tagne [...]
("Le syndrome chinois" [5], p. 432)
4. Information, concentrations et intérêts économiques
Une chronique entière est consacrée à la question suivante : « Les intérêts écono¬miques des médias vont-ils compromettre leur objectivité « ". Intitulée « In media(s) res » et publiée le 29 novembre 2002 (p. 260), elle mériterait d’être citée intégralement.
Après avoir brossé un historique de la situation antérieure Krugman constate que « depuis quinze ans, on l’a en grande partie démantelé[...] »
« La Fédéral Communications Commis¬sion soutient que les anciennes règles ne sont plus nécessaires parce que le marché a changé. À en croire la ligne officielle, les nouveaux médias [...] ont permis au public d’accéder aux sources d’infor¬mation les plus diverses, donc on n’a plus besoin de directives publiques.
Mais est-ce bien la vérité ? [...] les cinq sources télévisées sont toutes devenues aujourd’hui des composantes de grands conglo¬mérats : vous êtes informés par AOLTimeWarnerGeneral Elec¬tricDisneyWestinghouseNewsCorp [...] et [...] Internet ne réduit en rien l’influence des cinq sources.
Bref [...] une poignée d’organisations apportent l’information à la majo¬rité de la population ; elles ont des intérêts commerciaux majeurs qui, inévitablement, les exposent à la tentation de pré¬senter l’actualité sous un certain jour, et plus généralement de courtiser le parti au pouvoir [...]. Pour l’instant, la partialité flagrante est encore limitée par les anciennes règles et normes de comportement. Mais les règles seront bientôt abolies et les normes s’érodent sous nos yeux.
Les conflits d’intérêt de nos médias surconcentrés sont-ils une menace pour la démocratie ?
J’ai donné les faits, à vous de juger. »
Nous avons, nous aussi, donné les faits. Au lecteur de juger [6].
Le témoignage de Paul Krugamn nous en apprend beaucoup sur le fonctionnement du champ médiatique. En particulier, les éclairages qu’il propose permettent de pointer ce que Krugman présente comme les fondements de son indépendance, éléments qui ne relèvent pas strictement des qualités de l’individu, mais sont largement tributaires de son ancrage professionnel et de son statut. Dans son cas particulier, cette indépendance est due au fait qu’il appartient au champ académique et peut se permettre d’éviter certaines contraintes qui s’exercent sur les journalistes classiques tout en jouissant d’une liberté de parole ; son statut de chroniqueur, son absence de dépendance par rapport aux sources officielles, sa connaissance académique des sujets qu’il aborde lui permettent non seulement de décrypter des informations et d’exercer son esprit critique mais aussi de jouir d’une notoriété qui rend ses arguments recevables. Dans le passage intitulé « Pourquoi moi ? » il revient sans fausse modestie sur les privilèges que ce statut lui confère.
Aussi faut-il appréhender ces chroniques non comme un récit enchanté de l’épopée d’un acteur qui serait susceptible d’échapper aux pesanteurs structurelles du champ journalistique, mais comme les écrits d’un agent doté de ressources spécifiques, partie prenante du jeu dont il rend compte, qui prend le risque de la vulgarisation et ne répugne pas à développer inlassablement les points qui lui semblent essentiels plutôt que de sacrifier aux exercices brillants et balancés « pseudo-objectifs » des productions journalistiques traditionnelles.
Christiane Restier-Melleray