LES FRERES BOGDANOV, LA SCIENCE ET LES MEDIAS
Dans la place infime laissée à la culture à la télévision, même publique, la science devait déjà se contenter de peu, voilà que ce peu est détourné de son but à des fins de promotion personnelle au mépris de tout esprit critique et de toute honnêteté, ces deux traits fondamentaux de l’esprit scientifique.
La vulgarisation scientifique façon Bogdanov ne vise qu’à mystifier le public et à se faire admirer de lui en ne jouant que sur le spectaculaire, le clinquant et à bien expliquer qu’il ne peut comprendre ce que eux, génies incomparables ayant dépassé Einstein et toute la physique contemporaine, ont, à l’égal des dieux, compris : l’origine des choses.
Deux thèses médiocres péniblement achevées
Quand Grichka et Igor Bogdanov obtiennent leurs thèses de doctorat (le premier en mathématiques en 1999, le second en physique trois ans plus tard), ils réalisent sans doute un vieux rêve, auquel ils avaient déjà cru un peu trop vite en se faisant présenter comme « docteurs en science » en quatrième de couverture de Dieu et la Science, compilation d’entretiens avec Jean Guitton, médiocre catéchisme accusé de plagiat par l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan.
Les soutenances n’auront pas eu lieu sans mal : « Le langage scientifique était juste une apparence derrière laquelle se cachaient une incompétence et une ignorance de la physique, même de base. » (Le Monde 20/12/2002), juge Igniatios Antoniadis, un de leur rapporteur, et pour Alain Connes, un des plus grands mathématiciens français spécialiste de physique mathématique : « Il ne m’a pas fallu longtemps pour m’assurer qu’ils parlent de choses qu’ils ne maîtrisent pas » (Ibid). Ce n’est qu’au bout de plus du triple de la durée habituelle d’une thèse scientifique et après moultes changements d’orientation et de laboratoires qu’ils décrochent au final leurs doctorats avec la mention honorable qui selon les usages académiques désigne un travail très moyen, voire médiocre.
Pendant leurs thèses, les frères Bogdanov, sommés par leur encadrement de publier dans des revues scientifiques, ont pu y faire passer six articles, tous quasiment identiques. La plus prestigieuse d’entre elles, Classical and Quantum Gravity, a communiqué plus tard que « l’article n’aurait pas dû y être publié » et « qu’il n’atteint pas le niveau nécessaire attendu dans le journal » (Nature 420, 2002). Ces articles vont donner lieu en 2002 à une polémique assez inédite en sciences dures.
En effet, plusieurs physiciens en trouvent le contenu tellement absurde qu’ils soupçonnent un canular monté à la manière d’Alain Sokal pour montrer qu’en sciences exactes aussi on peut mystifier son monde. Igor et Grichka, manifestement convaincus d’avoir réalisé des travaux de grande valeur, protestent avec véhémence et faute de pouvoir répondre correctement à des objections sur le contenu de leurs travaux invoquent des autorités reconnues dans le milieu scientifique : Shahn Majid de l’université de Cambridge, Costas Kounnas de l’École Normale Supérieure ou encore Roman Jackiw du M.I.T., qui, si tant est qu’ils suivent les discussions sur le forum Internet sci.physics.research, restent silencieux. Plus récemment, l’autorité la plus souvent invoquée par les frères Bogdanov, Shahn Majid, a protesté publiquement, jugeant les Bogdanov coupables de lui faire dire ce qu’il n’a pas dit, quand ce n’est pas carrément le contraire, dans leur livre comme dans des forums Internet. Au passage, on aura appris qu’il les tient pour des « étudiants très faibles » (forum fr.sci.physique, le 30/09/2004).
Un livre de vulgarisation calamiteux
En juin 2004, paraît chez Grasset « Avant le Big Bang ». Igor et Grichka Bogdanov affirment y poursuivre deux buts : présenter l’histoire récente de la physique au travers de l’émergence de la cosmologie moderne et de l’hypothèse du Big Bang et y présenter leurs propres travaux.
Le livre n’est en fait qu’un plaidoyer pro domo particulièrement répétitif dans son vocabulaire outrancièrement sensationnel (impensable, effrayant, prodigieux, phénoménal, inouï, etc.) Le peu d’histoire des sciences évoqué a pour unique rôle de démontrer qu’entre les jumeaux et les plus grands physiciens (Einstein, Feynman, Gell-Mann, etc.) il n’y a qu’une poignée de main, deux au maximum. L’ouvrage est surtout littéralement truffé d’erreurs de mathématiques et de physique élémentaires : la moitié d’entre elles sont du niveau de la classe de terminale scientifique, les autres ne dépassent pas le niveau de la licence. Ainsi on y apprend que le nombre d’or est transcendant (alors qu’il vérifie justement la condition décisive pour ne pas l’être). Une autre bourde moins triviale, mais au cœur du domaine qu’ils prétendent vulgariser, la cosmologie : l’expansion de l’Univers impliquerait naturellement que le système solaire est si sensiblement plus petit au début de l’histoire de la Terre qu’aujourd’hui que le soleil y apparaissait alors bien plus brillant dans le ciel et Mars semblait « presque à portée de la main » (ce qui est géologiquement et biologiquement absurde, et calculatoirement faux dans le modèle standard du Big Bang). Les maladresses y alternent avec les contresens. Aucun domaine n’est épargné : l’algèbre élémentaire (innombrables confusions sur les nombres dits imaginaires), la Relativité (le concept de base d’événement leur échappe totalement), la physique classique (la force y est proportionnelle à la distance parcouru et la vitesse est un absolu, quand on ne tombe pas carrément dans la numérologie façon Elizabeth Teissier (autre Docteur de l’Université [1].
Quand les frères Bogdanov évoquent leurs travaux et leurs prétendus résultats, c’est pour les présenter sur le même plan (et même au dessus : ils auraient réussi le tour de force d’atteindre ce qui terrorisait tous les scientifiques avant eux) que les hypothèses et résultats les plus reconnus de la science moderne. Il leur manque bien quelques références. Alors ils les inventent de toute pièce : ils traduisent de travers telle ou telle phrase du physicien Peter Woit ou de leurs rapporteurs de thèse (« certainement possible » devient « tout à fait certain ») Et surtout ils caviardent à tout va : ainsi un texte du physicien Urs Schreiber, posté initialement sur le forum sci.physics.research et cité en annexe du livre, qui démontre très précisément l’absurdité des pseudo-raisonnements d’Igor et Grichka se voit amputé de phrases entières. [2] pour en inverser le sens. Pour le lecteur, le texte d’Urs Schreiber apparaît alors comme un docte commentaire sur des idées très avancées et parfaitement recevables, alors qu’il est une destruction en règle des prétentions grotesques des Bogdanov.
Bref, le livre apparaît comme une pure mystification : d’une part à cause des nombreuses citations truquées ou tendancieusement traduites pour donner au lecteur l’impression que les travaux des auteurs sont largement reconnus comme valables, d’autre part par l’avalanche de jargon mathématique non expliqué, insistant bien lourdement sur la très haute difficulté des notions en jeu, déboulant à tort et à travers et en fait constellée d’erreurs grossières dont rougirait un étudiant de première année d’université (une liste commentée des nombreuse erreurs du livre peut être lue sur le site Épiphysique.)
Une manipulation médiatique
Les frères Bogdanov et leur calamiteux ouvrage vont être la coqueluche des médias au cours d’une opération de promotion rondement menée. La reconnaissance que l’Université et la science leur ont refusée, les Bogdanov iront la chercher à la radio et à la télévision, où l’on voit bien l’intérêt des relations et copinages préservés depuis l’époque de Temps X. Certes, les émissions choisies ne se distinguent guère pour leur sérieux en matière intellectuelle, a fortiori scientifique : Tout le monde en parle, On ne peut pas plaire à tout le monde, C’est ma vie, On a tout essayé, 20H10 pétantes, ... Mais c’est l’occasion de quelques belles et nouvelles bourdes : Igor et Grichka auraient « inventé » le terme Internet en parlant d’un « Internex »dès 1979 (dommage que l’Internet Protocol ait été inventé en 1972) ; les nombres complexes n’auraient rien à voir avec les nombres imaginaires (énormité assénée en direct au téléphone à une pauvre étudiante en mathématiques qui a du en perdre son latin, ou plutôt son algèbre). En tout cas, malgré le ridicule des jumeaux qui y posent en scientifiques si caricaturalement que plusieurs animateurs les mettent en boîte, le livre se vend bien.
Le classement au top des best sellers de l’été n’est pas suffisant pour Igor et Grichka, il leur faudra en plus présenter au plus grand nombre leurs sublimes travaux qui dévoilent l’origine de l’Univers. Leur rôle de présentateurs virtuels (ils apparaissent en image de synthèse) d’une émission de vulgarisation scientifique sur la chaîne publique France 2 va leur permettre de réussir un joli coup : en montant des enregistrements d’entretiens de scientifiques renommés, réalisés deux mois auparavant, avec la mise en scène virtuelle de leur émission Rayons X et quelques reportages qui présentent leur non-sens sur le même plan que les résultats de la cosmologie moderne, les frères Bogdanov se mettent en scène comme des scientifiques à la pointe de la recherche et reconnus comme tels par toute la communauté scientifique représentée par des plus illustres de ses membres.
Profitant sans vergogne de leurs postes d’animateurs sur une chaîne de télévision du service public, en détournant la traditionnelle « Nuit des étoiles », Igor et Grichka Bogdanov se sont livrés à un mélange des genres fort peu déontologique, en déguisant en émission spéciale consacrée à la naissance de l’Univers en une promotion de thèses personnelles, pseudo-scientifiques, à la limite du discours religieux, profitant du montage pour donner l’illusion que les plus grands scientifiques français les soutiennent. Ceux qui comme le prix Nobel Georges Charpak (« Les Bogdanov sont inexistants en science ») ou le médaillé Field Alain Connes sont au courant de l’inanité des pseudo-travaux d’Igor et Grichka ne s’y laissent pas prendre, d’autres moins avertis ou plus confiants n’ont vu qu’après sa diffusion à quelle farce ils avaient été associés. Voici ce qu’en dit un de ces « invités », piégés par le procédé de nos vulgarisateurs, Jean-Louis Heudier, astrophysicien à l’observatoire de Nice [3] :
[Citation supprimée le 12-12-2004. Après avoir accordé à l’auteur de cette tribune l’autorisation de publier un extrait de sa correspondance, Jean-Louis Heudier nous a fait parvenir le souhait suivant : "Compte tenu des polémiques qui semblent se développer autour de cette affaire, je souhaite que mes propos,ou ceux qui me sont prêtés, disparaissent de toute publication" [4].Sans commentaires... (Acrimed)]
Igor et Grichka ont en effet préparé leur émission plusieurs mois à l’avance en enregistrant une série d’entretiens avec des astrophysiciens où ils se mettent très peu en avant, se montrant de parfaits présentateurs d’émission scientifique, se contentant, effacés, d’introduire les sujets. L’émission diffusée le 5 août 2004 alterne opportunément ces entretiens, mis en scène a posteriori dans un environnement de mauvaise science-fiction en image de synthèse, avec des mini-reportages de leur cru plus spectaculaires que scientifiques et truffés des mêmes grossières inexactitudes qu’on trouve dans leur livre, et surtout de célébration de leurs propres thèses et personnes, présentées sur un pied d’égalité avec la science moderne et les plus grands noms du XXème siècle.
L’astrophysicien Alain Blanchard, lui aussi mis en scène dans le barnum bogdanovite, est très pessimiste sur les conséquences de cette affaire [5] :
« Il y a suffisamment d’éléments pour considérer que les travaux scientifiques dont il est question ne présentent pas les garanties de rigueur qui permette la délivrance du diplôme de doctorat. Je ressens donc un malaise profond, en tant que professeur des universités, que tout cet ensemble repose sur une validation institutionnelle de l’université. Un dégât irréparable à mes yeux. »
Dans le sillage de l’émission télévisée, Paris Match consacre un article de six pages consacré aux fascinantes découvertes des Bogdanov. L’article manifestement dicté, sinon écrit, par les jumeaux s’accompagne d’une caution extérieure de taille : un entretien avec Jean-Paul Delahaye, mathématicien connu pour ses travaux en informatique théorique et ses ouvrages de vulgarisation. Il s’avère que cet entretien a été largement coupé et réécrit, et qu’un titre à sensation, proclamant que le Professeur Delahaye « confirme » les thèses des Bogdanov, y a été ajouté. En l’absence d’explication satisfaisante de la part des deux frères, J.-P. Delahaye sera amené à rendre publique une mise au point furibonde sur l’Internet.
La riposte commencera dans la presse scientifique dans l’éditorial de Pour la Science de juin 2004 (« le monde cathodo-édito-médiatique résonne des affirmations de deux génies, les jumeaux Bogdanoff, qui ont révolutionné, comme ils l’avouent avec la modestie des gens de télévision [...] ») tout d’abord, puis dans l’enquête très fouillée de David Fossé dans Ciel & Espace qui démonte les ressorts de la « Mystification des Bogdanov » et avec une critique goguenarde du livre par Fabien Besnard dans La Recherche. Après l’ami déclaré Luc Ferry qui les défendra, sans prétendre y avoir compris goutte, dans Le Figaro, c’est dans Paris-Match (du groupe Hachette, tout comme l’éditeur Grasset) puis dans Le Point (relais bien connu du même éditeur) que des (publi-)reportages tout à leur gloire tenteront de limiter les dégâts, si outrancièrement qu’ils en arrivent à faire effet inverse.
Le but des activités médiatiques des Bogdanov, on le voit bien, n’a pas grand chose à voir avec la science. Pour compléter le tableau, ils se sentent obligés, eux-mêmes sous un nom d’emprunt ou avec l’aide d’amis bien intentionnés, de traîner dans la boue de vrais scientifiques qui œuvrent à populariser brillamment la science comme l’américain John Baez (« jaloux », forcément...) ou le prix Nobel Georges Charpak, sur un forum scientifique de l’Internet (fr.sci.physique, le 14/06/2004 sous le nom de « Roland Schwartz » [6]) :
« Alors je te laisse bien rigoler en compagnie de Charpak. Si tu étais un peu plus au jus de sa réputation, tu comprendrais peut-être que ce prix nobel n’aurait jamais du lui être attribué. Charpak est à la retraite, c’est un bonhomme vieillissant et aigri, dont l’arrogance fait qu’il est détesté par tout le monde (y compris ses anciens collègues). Cites moi une seule de ses soit-disant découvertes. Il n’a jamais rien fait de vraiment important et il ne compte pas dans le monde la physique théorique. C’est un expérimentateur. Il ne connaît rien aux mathématiques. Encore moins aux groupes quantiques. Alors qui est-il pour juger des travaux des Bogdanoff ? »
Ce n’est pas sur les chaînes commerciales de si mauvaise réputation que cette pantalonnade a lieu : mais sur la principale chaîne de service public, et qu’elles s’y poursuivent tous les jours dans le ridicule des postures qu’Igor et Grichka y tiennent. Un tel détournement, proprement scandaleux, à des fins personnelles des moyens de la télévision publique est inédit dans le domaine de la vulgarisation scientifique. TF1 avait déjà préféré sacrifier Temps X et virer les jumeaux à l’époque de Dieu et la Science, France 2 aurait-elle une éthique scientifique moins haute que la chaîne Bouygues ?
Jean-Pierre Messager
Ingénieur en informatique et mathématiques appliquées
Pour en savoir plus :
- Les articles du site Épiphysique sur les Bogdanov :
http://ybmessager.free.fr/wp/index.php?cat=3
- Le point de vue du mathématicien Fabien Besnard :
http://perso.wanadoo.fr/fabien.besnard/bogdanoff.htm
- La mise au point de Jean-Paul Delahaye :
http://ybmessager.free.fr/docs/JPDelahayeParisMatch.pdf
- L’affaire Bogdanov vue par le physicien américain John Baez :
http://math.ucr.edu/home/baez/bogdanov.html