Serge Dassault, caricature et chiffon rouge
Décidément, Serge Dassault, est parfait. Et s’il n’existait pas, les chefferies éditoriales des médias qu’il ne possède pas devraient l’inventer : il leur fournit et leur fournira, à peu de frais, des occasions de s’inquiéter et de s’indigner, pour défendre contre ses outrances ... le statu quo.
Mais Dassault est-il le seul adversaire ou une caricature de la plupart des autres ? Et, plus profondément, est-ce le personnage de Serge Dassault et quelques autres qui font problème ou les formes d’appropriation et de fonctionnement des médias ? Et pourquoi ces questions ?
Parce que M. Serge est tellement caricatural dans sa vindicte contre la gauche de gouvernement et contre le mouvement syndical, contre les acquis sociaux et les 35 heures, que, face à lui, même le gouvernement actuel pourrait passer pour social.
Et il suffit d’élever la voix contre lui pour que n’importe quelle variété de social-libéralisme passe pour subversive. Comme il suffisait, pour prendre une pause morale, de découvrir (un peu tardivement, sans doute...) que Patrick Le Lay, apôtre de Coca Cola, disait (un peu brutalement, il est vrai...) ce que tout le monde pouvait savoir.
Mais quelle politique les a fait rois ? Et que dissimulent les criailleries contre Dassault quand elles émanent des autres têtes couronnées qui trônent dans les médias, et de ceux qui les ont sacrées ?
Ne pas agiter l’ultralibéralisme de Serge Dassault comme un chiffon rouge. Mais en prendre la mesure...
Serge Dassault tel qu’en lui-même
Un journal « permet de faire passer un certain nombre d’idées saines », déclarait Serge Dassault [1]. Interrogé par Pierre Weill (France Inter, 10.12.2004, 8h20 [2]) sur ce que sont ces “idées saines”, Serge Dassault a fourni un échantillon de sa philosophie sociale. On peut l’écouter jusqu’à lundi matin sur le site de France Inter [3].
Extraits [4] :
Les idées saines ? « Ce n’est pas de la désinformation » explique Serge Dassault. « C’est les idées qui font que ça marche. Par exemple, les idées de gauches sont des idées pas saines. Aujourd’hui, nous sommes en train de crever à cause des idées de gauche qui continuent. [...] “Faut pas travailler”, “il faut pas gagner beaucoup d’argent”, “faut partir en vacances” [...] les idées pas saines, c’est les idées qui trompent le monde [...] la vérité c’est la vie ; la vie c’est ce qui marche. Aujourd’hui quand on pousse les gens à ne pas travailler on est dans l’erreur, quand on parle des acquis sociaux... non ! Y a pas d’acquis sociaux ! »
Serge Dassault est un grand anxieux : « Aujourd’hui la France va mal » ; « la France va tout droit à un chômage généralisé » ; « il y a la concurrence nationale, il y a les chinois (...) » ; « on va devenir un pays sous-développé » ; « nous sommes en train de descendre vers un gouffre » ; « [les gens] ne savent pas qu’à force de ne pas travailler ils ne travailleront plus du tout. Ils seront tous au chômage. » etc.
Et tout ça à cause de la gauche : « M. Lang dit que c’est un... que je sais pas quoi, qu’on aide les entreprises. Quelles entreprises ? C’est stupide ; y a pas de cadeaux aux entreprises. “on fait un cadeau au Medef” ; mais c’est stupide, ça ! Ca veut rien dire ! Le Medef c’est quoi ? C’est des chefs d’entreprise qui essaient de créer des emplois pour embaucher les gens pour créer des produits. C’est ça. Alors on fait pas de “cadeau”. »
A cause de la gauche... et des syndicats : « Aujourd’hui, la gauche trompe, les syndicats trompent les français ; trompent les français en leur faisant croire des choses qui n’existent pas, qui sont pas vraies. [...] [les entreprises] sont empoisonnées par les syndicats qui bloquent tout [...] les syndicats français n’ont pas compris que lorsqu’ils disent défendre les travailleurs, ils les condamnent ».
Et ne parlons même pas des médias : « Il faut quand même savoir ce qui se passe et arrêter de rêver [...] nous vivons dans la fiction, et les journaux continuent la fiction en disant : “M. Untel a dit ça, M. Hollande a dit ça, M. CGT a dit ça”. [...] La presse peut rendre compte, mais elle peut dire aussi : “halte là on va dans l’erreur ; Ce n’est pas ça qui marche”. C’est comme si la presse disait : “il y a le soleil qui tourne autour de la terre, c’est de l’information” : c’est idiot ! C’est idiot ! »
Mais le pire de tout ce sont les 35h : « Les 35 heures c’est le cancer de notre économie [...] c’est quelque chose qui nous ronge. »
Pierre Weill fait remarquer que « les 35h ont créé près de 350000 emplois ». Dassault éclate de rire : « De quoi ?! Vous rigolez ! Quels emplois ! Franchement c’est pas sérieux. Franchement, c’est pas... mais vous dites vous-même... vous êtes complètement désinformés. La preuve ! Parce que vous croyez que les 35h créent des emplois ? [...]. C’est pas vrai ! C’est pas comme ça que ça se passe ! On vit dans un monde réel et vous vivez dans la fiction. »
Que faire ?
– Réponse du patron-sénateur sur l’économie : « Aujourd’hui la rigidité de l’emploi est en train de casser toute l’économie française [...] Pourquoi on embauche pas en France ? Parce qu’on peut pas licencier ! La clé du chômage, c’est la rigidité de l’emploi en France. »
Heureusement, Serge Dassault a trouvé son modèle : « Le Danemark fait la “flexicurité”. Ca veut dire quoi ? Y a la liberté totale d’embauche et de licenciement. Y a même pas de salaire minimum. Y a même pas d’encadrement. C’est la liberté totale. Moralité : 6 % de chômage ! [...] Si on empêche les entreprises de licencier, elles n’embauchent pas ! c’est aussi simple que ça ! »
– Quant aux médias, il leur incombe pour M. Dassault de « dire les choses qui sont la réalité, pas la fiction » : « Moi ce que je souhaite c’est que les journalistes disent “halte là” vous avez tort, vous n’avez pas compris. ».
Les journalistes doivent « informer [...] les gens », et pour cela il faut qu’ils « fassent, aident l’information de l’économie. » C’est clair, non ?
Des enquêtes dans Le Figaro sur les ventes d’armes ? Pour M. Serge la question ne se pose même pas : « Arrêtez de dire que je vends des armes. Vous savez, les avions de combat, c’est fait pour défendre les pays, si on ne veut pas d’avions de combat on en fait pas et on perd la guerre, hein, comme on l’a fait déjà en 1939. [...] si on ne veut pas se défendre, on perd la guerre. C’est arrivé plusieurs fois dans la vie de la nation si on avait pas arrêté de fabriquer des armements en 1936, grâce aux socialistes - merci - et bien on aurait eu des chars en 1939 et 40. C’est aussi simple que ça. »
Que la vérité soit à ses yeux exclusivement la sienne n’empêche pas M. Serge d’être ouvert aux débats... puisqu’ils n’ont pas vraiment d’importance : « II est évident que tout le monde peut s’exprimer dans Le Figaro. Nicolas Beytout [le nouveau directeur de la rédaction, ndlr] est prêt à recevoir tout le monde. D’ailleurs, il y a une page qui s’appelle libre opinion [en réalité « Débats et opinions », ndlr] qui permet aux gens de s’exprimer, de dire ce qu’ils veulent. Maintenant, ce n’est pas forcément ce qu’on a envie de dire. Mais ça ne fait rien. »
Cause toujours, « ça ne fait rien »...
Mais que fera M. Serge s’il existe au Figaro des journalistes qui n’aiment qu’à moitié ses « idées saines » ? Pierre Weill a oublié de lui poser cette question [5]. Une chose est sûre pour le moment : Serge Dassault n’a pas proposé d’interner ceux qui n’épousent pas entièrement sa philosophie sociale ou sa conception de la presse.
La plupart des autres patrons de presse peuvent respirer, puisque, outrance en moins, ils partagent le même air.
Henri Maler
Pour vos étrennes, une transcription (quasi) intégrale.
Les « idées saines » de Serge Dassault