Et Lafayette créa LaSer qui enfanta « Modernité 2004 »
Quand des entrepreneurs privés se transforment en entrepreneurs de débats, on est en droit de se demander ce qu’ils en attendent : une contribution à la libre confrontation démocratique et/ou une contribution à la stratégie commerciale de la marque qu’ils défendent ?
Un peu de généalogie peut servir à clarifier la réponse.
LaSer (abréviation de Lafayette Services) est une « une filiale du Groupe Galeries Lafayette », ainsi qu’on peu le lire à la rubrique « Offre » de son site
qui précise, sous le titre « Donnons de la valeur à votre relation client » : « Groupe européen de services spécialisé en gestion de la relation et valorisation de portefeuilles client, LASER se positionne autour d’une idée simple : vous offrir la gestion de la relation client à la fois la plus pointue et la plus personnalisée possible, intégrée tout en restant modulaire. » [1]
Le président du Groupe LaSer, Philippe Lemoine, annonce, sous le titre « Laser et la modernité » : « LASER a engagé une réflexion ambitieuse sur le thème du renouvellement de l’idée de Modernité. » Comment ? En animant « Modernité2004 », dont le site récapitule l’origine à la rubrique « Qui ? Quoi ? » (lien périmé, devenu depuis le Forum Modernité) :
« LASER, Lafayette Services, branche “services et technologies” du Groupe Galeries Lafayette est une entreprise en fort développement dans 8 pays européens et exerçant un leadership dans la conception, l’intégration et la mise en œuvre de solutions dans les domaines de la gestion et de la valorisation de la relation client.
Moins connu que les autres activités du Groupe Galeries Lafayette (Galeries Lafayette, BHV, Monoprix) LASER représente déjà 20% du chiffre d’affaires du Groupe et 45% de son résultat d’exploitation.
Parce que les questions de relation client sont des questions très complexes [...] LASER se veut également un agent de changement pour les entreprises-partenaires avec lesquels elle travaille.
Depuis plusieurs années, LASER a engagé une démarche de contribution au débat public sur les enjeux d’Internet, des technologies, de la société et des transformations de l’univers de l’échange à travers des Débats mensuels [...] la publication des Cahiers LASER et la démarche conduite sur le thème des transformations de la modernité initiée par la publication du Cahier LASER 1954-2004 D’une modernité à l’autre, approfondie avec l’organisation des Rencontres Modernité 2004 [...] »
Voilà qui est plus clair. Mais ces informations-là, ce n’est ni dans la presse d’information ni sur France Inter qu’on pouvait les trouver.
Courir, mais pour qui ?
Or donc « Modernité2004 » vit le jour.
LaSer présente les « Auditions publiques » dans un communiqué de presse, LASER présente le principe des auditions publiques « Modernité 2004 ». En voici quelques morceaux choisis :
« La France est-elle brouillée avec la Modernité ? Dans le cadre d’une démarche initiée depuis trois ans par Philippe Lemoine, co-président du groupe Galeries Lafayette et Président de LASER, des Auditions Publiques “Modernité 2OO4” se tiendront à l’aube de cette nouvelle année [...] l’idée est de dépasser le débat intellectuel que “Modernité 2OO4” s’attache à réveiller pour interpeller les responsables de différents univers d’action de notre pays : entreprise, politique, société civile, culture. [...] Les échanges seront publics. [...] L’idée est de mêler exigence, créativité, recherche de la cohérence des idées, pluralisme des discours, droit au questionnement ouvert et à l’interpellation, respect des personnes. [...] »
Peut-être le lecteur ou la lectrice se demande-t-il où nous voulons en venir. Patience...
Galeries Lafayette-LaSer-Modernité2004 organisait le 13 décembre un débat intitulé « Courir ? Mais vers où ? Le vieux monde derrière nous ou devant nous ? »
Annoncé, selon un de nos correspondants, par des publicités dans Le Monde (espaces publicitaires conventionnels), ce débat a de surcroît bénéficié d’une publicité gratuite dans Libération. En effet, Philippe Lemoine a eu accès aux pages « Rebonds » de ce quotidien (« Il faut réveiller d’urgence l’imaginaire », 10.12.2004), pour y exposer ses interrogations sur la modernité et signaler là aussi cette soirée à venir ; une « tribune libre » qui se borne à recycler les annonces publiées sur les sites de LaSer-Modernité2004.
Libération court, mais pour LaSer. Et ce n’est pas le seul.
Stéphane Paoli sert la soupe sur France Inter
En effet, le président de LaSer fut également l’invité de Stéphane Paoli, dans le « 7-9 » de France Inter, le lundi 13 décembre, le jour même de la rencontre au théâtre du Rond-Point.
La présentation de Stéphane Paoli donne la mesure de l’ensemble :
« Préambule » (7h55) : « Le colloque que vous organisez ce soir, vous l’organisez dans un théâtre, le théâtre de Jean-Michel Ribes aux Champs-Elysées [...] Vous y rassemblez des chercheurs, des universitaires, des responsables politiques, de tout côté d’ailleurs, de droite comme de gauche. Vous l’aviez déjà fait [...] Il y avait beaucoup de choses qui avaient été mises en perspectives, d’idées produites, et de, de... oui, de propositions faites [...] Alors, la panne d’idées, nous y reviendrons ensemble tout à l’heure à 8h20 - voir comment en sortir, d’abord, c’est peut-être ça l’urgence (...) »
« Question directe » (8h20) : « Sommes nous endormis, résignés ? [...] Nous sommes-nous privés de rêves ? Avons-nous renoncés à inventer le futur. Bref, la société française réfugiée dans les airbags du politiquement correct, anesthésiée par le principe de précaution appliqué à tout, figée devant la judiciarisation à l’américaine, est-elle en panne ? Pas une idée nouvelle, ni à droite, ni à gauche, pas un projet fédérateur. La Star Ac’, une soupe et au lit ? J’exagère à peine la remise en cause. Car ces questions sont autant de constats portés par un grand patron français à la tête d’une enseigne mondialement reconnue. Invité de « Question directe », Philippe Lemoine (...) »
Inutile d’extraire des passages précis, puisque rien de précis n’est énoncé. En revanche, le ton général est consternant : « à droite comme à gauche », « on » est en panne d’idées ; et cela semble suffire à justifier que Stéphane Paoli passe (et laisse...) la parole au penseur des Galeries Lafayette pour qu’il se répande en considérations vagues sur l’imaginaire et la modernité.
Pas une seule fois, Stéphane Paoli ne lui demande de préciser ces généralités floues. Au contraire, il adopte entièrement le point de vue de son invité. Et quand il énonce une objection, c’est une simple figure de rhétorique qui lui permet de surenchérir : « Mais c’est un renoncement collectif ! [...] L’Europe est en train de se construire. Pas une idée, pas un projet collectif. On nous propose quoi ? Un espace économique, et au-delà de ça, rien de neuf. Donc c’est une grande panne collective que celle de la modernité ? ».
Quand Philippe Lemoine se désole que le débat public ne reprenne pas ses interrogations (dont on ne saisit pas très bien en quoi elles consistent exactement), Paoli se lamente à l’unisson : « Mais, mais... la faute à qui au fond ? C’est un manque de courage - et un manque de courage politique ? ». Et plus loin : « Ca n’est pas la première fois que vous les interpellez les politiques. A droite comme à gauche d’ailleurs ! Quelques fois même vous les rassemblez, vous les secouez un peu pour que des idées sortent. Et rien. Electroencéphalogramme plat ? ».
Quand son invité décrète qu’il n’y a pas d’idées en France, Paoli, loin de chercher à nuancer ces jugements à l’emporte pièce, redouble la mise : « Le Kennedy ou le Martin Luther King de demain qui va nous montrer la lune en disant "c’est là qu’il faut aller !", c’est ça qui nous manque ou pas ? ». Et n’allez pas croire que c’est un pastiche de l’invité. Si c’est une caricature, elle est indubitablement involontaire. Et il suffit de présenter une description sinistre du paysage social et intellectuel de la France contemporaine pour que M. Galeries Lafayette passe pour un formidable rebelle, créateur d’idées nouvelles... et pour un esprit ouvert, puisque - l’animateur de France Inter nous le rappelle plusieurs fois - il s’adresse aux politiques « de droite comme de gauche ».
A la fin de « Question directe », Paoli s’apprête à conclure l’échange quand, soudain, il se rappelle pourquoi Philippe Lemoine est présent. La conversation était si plaisante et amicale qu’il en avait presque oublié ses devoirs : « Alors oui, au fait [sic], c’est ce soir ! [...] Ce soir donc au théâtre du Rond-point à Paris. Vous rassemblez à nouveau des intellectuels, des sociologues, des responsables d’association - des hommes politiques de tous partis, encore une fois ; le débat d’idées, il faut qu’il soit le plus large possible - vous allez à nouveau secouer tout ça (...) »
Une certaine idée du service public...
La complaisance de Stéphane Paoli est sans limites. Pas la moindre objection, réelle ou même simulée [2]. Pas la moindre impertinence, réelle ou feinte. Pas la moindre agressivité : celle-là même que l’on s’autorise (et que l’on invoque même parfois comme un devoir démocratique) avec les contestataires. Paoli sert la soupe et elle est douceâtre...
L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais non ! Le correspondant évoqué plus haut nous signale en effet dans son courriel que Stéphane Paoli serait l’animateur du débat en question. Cela semble un peu gros, et pourtant, en se rendant sur le site de « Modernité2004 »,... on découvre que le programme indique :
« Modérateur : Stéphane Paoli » [3]. Et si l’on en croît l’agenda des auditions publiques de modernité 2004, Stéphane Paoli avait déjà joué les modérateurs auparavant, lors des auditions publiques des 6 et 7 janvier 2004.
Or à aucun moment, ni pendant le « Préambule » (7h55), ni durant « Question directe » (8h20), ni au moment de « Radiocom » (8h40), Stéphane Paoli ne signale un quelconque lien personnel ou professionnel (extérieur à France Inter) avec LaSer, Philippe Lemoine et/ou les auditions publiques que celui-ci chaperonne.
Ces services sont-ils rémunérés ? Rien ne nous permet de l’affirmer. Mais seraient-ils bénévoles, Stéphane Paoli, en mission de service privé pour les Galeries Lafayettes, aurait pu avoir la décence de ne pas la confondre avec sa mission de service public sur France Inter. Et s’abstenir d’encenser une initiative à laquelle il participe et de nous gratifier - nécessairement au détriment de nombreuses autres - d’une tribune libre... de toute contradiction sur un média public à un horaire de grande écoute.
Mais c’est sans doute trop demander...
Elisabeth Moineau