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Dans "La Vache folle" (oct.-nov. 99)

"Des tâcheronnes allument les torchons"

Un entretien avec les auteures de "Dites-le avec des femmes".

Le 28 septembre 1999, Action Critique Médias recevait Virginie Barré, Sylvie Debras, Natacha Henry et Monique Trancart, membres de l’Association des femmes journalistes (AFJ), auteures de Dites-le avec des femmes (Ed. CFD/ AFJ).
Le débat n’a pu être retranscrit, mais le bimestriel La Vache Folle a gracieusement autorisé Acrimed à reproduire un entretien paru dans son n°24 (oct.-nov. 99, p. 14-15) [1].

Entretien

Pourquoi mettre en oeuvre une enquête sur le sexisme dans les médias ?

A l’origine, ce livre était destiné aux journalistes. Notre idée était de toucher en priorité ce milieu. Nous avons d’abord voulu réaliser un outil de travail qui soit inattaquable. Et puis on s’est dit que cette question ne concernait pas seulement la profession et qu’avec un petit format, peu coûteux, on était capable de toucher un large public. Pour ce qui concerne l’enquête proprement dite, nous nous sommes basées sur la méthode Médiawatch qui consiste à compter le nombre d’hommes et de femmes cités dans l’information. Les personnes répertoriées sont ensuite réparties dans des grilles de codage qui permettent, par exemple, d’avoir une idée assez fine de la place et de la représentation des femmes dans l’info.

L’ Association des Femmes Journalistes (AFJ) a coordonné dans ce cadre deux analyses statistiques. La première portait seulement sur un jour (le 18 janvier 1995), mais traitait de 20 médias dans 71 pays différents. La seconde, menée de septembre 95 à août 96, permettait d’éplucher sept médias français : Libération, Le Monde, Le Figaro, La Voix du Nord, L’Yonne Républicaine, France Inter (journal de 8 h.) et France 2 (journal de 20 h.). Ce qui est intéressant c’est que les résultats des deux enquêtes s’entrecroisent finalement d’assez près. Les chiffres sont éloquents. Pour cinq (ou six) hommes cités dans l’information, une seule femme. Et encore faut-il tenir compte d’autres variantes, telles que la profession ou la victimisation. En effet, l’activité la plus fréquente des femmes présentées dans ces médias est justement l’inactivité : 34,5 % d’entres elles sont citées sans aucune référence à une activité professionnelle. Et les sujets où elles sont le mieux représentées sont bien évidemment le logement (33 %), les questions d’éducation et de garderie (30 %), les crises internationales (25 %) et les arts et variétés (25 %). Les hommes étant généralement plutôt interrogés sur des sujets touchant à la défense nationale, aux négociations internationales, à l’économie et aux affaires, à la guerre, au terrorisme... Dans le même ordre d’idée, les femmes dans l’info sont souvent présentées comme des victimes (une sur six contre un homme sur quatorze). Ce qui tend à légitimer l’idée qu’elles seraient plus en danger (notamment la nuit) que les hommes. Cette manière de montrer les choses est non seulement fausse, mais elle est aussi manipulatoire. Infantilisées, les femmes sont aussi très souvent invisibilisées : une sur trois est anonyme contre un homme sur sept. Et dans un cas sur treize les journalistes se contentent de citer leur prénom alors qu’ils ne prennent cette liberté que pour un homme sur cinquante. Autre constatation, tout aussi éclairante, 1/3 des personnes interrogées dans ces médias pour 95-96 sont des politiques. Et dans ce tiers seulement 6 % de femmes. Il faut dire que la tendance des médias à privilégier essentiellement l’info " institutionnelle " et les dirigeants ne favorise guère leur présence. Enfin, quand les journalistes daignent interroger des femmes c’est souvent sur le mode de la familiarité. Le tutoiement est alors de mise et les femmes ont alors une fâcheuse tendance à perdre en route leur patronyme...

Dans cette enquête, l’approche statistique est ensuite superposée à l’approche linguistique. Pour quelles raisons ?

C’est d’abord une question de visibilité. On en avait marre que les femmes disparaissent systématiquement sous un pseudo vernis d’universalisme. Et puis nous avions aussi envie de rendre sa place à l’emploi du féminin (et non pas à la féminisation du langage qui est pour nous un concept artificiel). Au Moyen Age, on connaissait l’emploi du féminin grâce, notamment, à la terminaison aujourd’hui désuète en "esse". Et puis, en 1647, le grammairien Vaugelas est passé par là et a imposé pour longtemps cette règle incroyable qui consiste à établir que " la forme masculine a prépondérance sur le féminin, parce qu’elle est plus noble ". Si on garde cela constamment à l’esprit on comprend que le Robert qui ne connaît pas, par exemple, de féminin à écrivain, en a trouvé un à écrivassier et écrivailleur, tous deux péjoratifs. La linguiste Valérie Brunetière rappelle d’ailleurs à juste titre que si " huissière et chercheuse écorchent la bouche ou tintent mal aux oreilles de certains, ce n’est pas tant une affaire de langue, qu’une résistance imaginaire et idéologique ". Cette affaire de langage est loin d’être anecdotique. Qu’on s’imagine les résultats d’un patient bourrage de crâne sur des enfants qui entendent, jour après jour à l’école, que le masculin l’emporte toujours sur le féminin...

C’est aussi dans ce contexte que vous inscrivez l’affaire des ministres ?

Oui. Mais plus largement aussi cela concerne tout ce qui s’est passé depuis 1984, c’est-à-dire depuis la création, en France, de la première commission de terminologie chargée d’étudier l’emploi du féminin pour les noms de métier, pour les fonctions, les grades ou titres. Cette initiative, mise en place par Yvette Roudy avait, à l’époque, entraînée l’hilarité du Figaro Magazine qui parlait d’ " enjuponnement du vocabulaire " et la critique acerbe de France Soir vilipendant la " clitocratie ". En 1986 cependant la circulaire Fabius rappelait qu’il était discriminatoire de n’employer que le masculin. Et le 21 février 1990, le Conseil des ministres du Conseil de l’Europe publie une recommandation sur l’élimination du sexisme dans le langage. Il y a donc une très longue histoire conflictuelle sur cette question et des passerelles évidentes entre Vaugelas et l’affaire des ministres. Ce n’est d’ailleurs pas une lutte entre les hommes et les femmes. Il y a beaucoup de femmes qui ne voient pas le problème, ayant finalement intériorisé le fait que le masculin c’est mieux, que c’est le compliment suprême ! Et puis en 1998, après la publication de la circulaire Jospin (8 mars 98), arrive ce que les médias ont appelé la " querelle de l’Académie ". Trois académiciens (Druon, d’Encausse, Bianciotti) tourmentés et choqués par la demande de certaines femmes ministres d’être nommées " Madame la ministre " écrivent une lettre de protestation au Président de la République. Le débat sur l’emploi du féminin sera à la hauteur de cette citation de Marc Fumaroli (Le Monde, 31 juillet 1998) : " A moins que nous soyons résignés, au fond, à voir le français devenir un artifice créole (on y dirait, comme les deuxième classe indigène dans les romans Banania : y’a bon, mon capitaine) ? ". Et de celle de ce député PS, qui au moment de l’entérinement du mot " députée " par l’Assemblée nationale, a cru de bon ton de faire cette saillie irrésistible : " Et si on féminisait "garde des sceaux" par "gardienne des sottes" ? "

Quelles répercussions ce débat a t-il sur les médias de votre panel ?

Leur réponse, c’est d’abord la " galanterie à la française ". Jean Miot (Président de l’AFP) explique, sans rire, son déchirement entre son admiration pour les femmes et son respect de la langue française : " A titre strictement personnel, féministe convaincu, j’inclinerai volontiers pour "Madame la ministre". En qualité de Président de l’AFP, je me dois de respecter la légalité académicienne ". Et Jean-Luc Hees, Directeur de la rédaction de France Inter de rajouter : " En ce qui me concerne, puisque ces dames le désirent, je dis "Madame la ministre". Par courtoisie et pour leur faire plaisir ". De manière plus générale, la presse ne sait pas comment gérer cette question de l’emploi du féminin. Le médiateur du Monde, Thomas Ferenczi, résume cela très bien : " Le journal adopte le féminin autant que faire se peut et ce, malgré les constantes interpellations de lecteurs et lectrices l’accusant de positions politiques de gauche ". Les médias utilisent donc des artifices. Pour identifier les femmes, la presse a tendance à ajouter l’adjectif " féminin " ou " féminine " : Frida Kahlo devient une femme-peintre et Catherine Breillat une femme-cinéaste. A quand Stanley Kubrick homme-réalisateur ??

Est-ce que tout cela entre-t-il dans votre définition du " paternalisme lubrique " ?

Oui. Au delà du langage, il y a aussi la manière dont on parle des femmes dans la presse. Les images véhiculées sont souvent d’un autre siècle. Par exemple, on met souvent la beauté des femmes en avant comme une marque de fabrique (ce qui sous-entend que celle des hommes est l’intelligence). Dans Libération du 25 février 99 on ne s’étonne pas alors de trouver à propos de la banque fondée par Attali : " Il y a au siège des jeunes cerveaux et des jolies filles ". Autre exemple aussi éloquent. Dans Le Monde du 15-16 août 98, un banal reportage de week-end sur les rollers dans la ville se transforme en parfaite lecture sexiste. On y apprend médusé que les femmes font du roller pour faire plus rapidement leurs courses et pour garder la ligne, et que les hommes ne s’en servent que pour draguer (" L’abordage à roulettes n’est pas de tout repos "). Ici, la répartition classique des rôles est bien respectée. Idem pour les campagne de pub menée dans les journaux. Quand Le Figaro (25 janvier 99) dans ses pages " Management, Carrières ", parle de changement de poste, la journaliste cite sans sourciller un spécialiste du recrutement : " C’est comme les maîtresses, on les aime (les femmes) suffisamment expérimentées mais aussi raisonnablement fidèles ". Autre travers de la presse : utiliser des images féminines pour illustrer une situation qui n’a rien à voir. Un article de Libération du 24 février 99 sur Tony Blair et la monnaie unique commence ainsi : " Tony Blair, avec l’euro, ressemble à une fiancée qui minaude. Elle sourit, elle hésite, elle murmure des "peut-être", mais ne prononce jamais le "oui" fatidique, clair et net "...

Et les femmes journalistes dans tout cela ?

Les femmes sont d’abord arrivées tard dans la profession. Dans les années 30, les hommes représentaient encore 98 % des journalistes. Il y a aujourd’hui 38 % de femmes a avoir une carte de presse (11 000). 24 % d’entre elles travaillent à la radio et à la télévision et 18 % dans la presse quotidienne régionale qui est lanterne rouge. Mais c’est surtout dans les agences de presse, que les femmes sont les plus nombreuses (36 %). Sans doute parce que la signature y est inconnue. Au total, une évolution réelle, mais lente qui repose quand même sur une " féminisation sans féminisme ". Et pourtant, on a parfois l’impression que les femmes sont partout. C’est ce que nous appelons " l’effet kaléidoscope ". Quand une femme grimpe (presque) jusqu’au sommet, c’est l’égalité. Quand c’est le cas de plusieurs d’entre elles, on en souligne le danger et on s’interroge sur le devenir de la profession... L’effet de loupe " Cotta, Ockrent, Sinclair " fonctionne parfaitement, dissimulant la réalité de la profession pour de trop nombreuses pigistes (certaines catégories comme sténographes, traductrices ou réviseuses sont 100 % féminisées) ! Dans les médias on retrouve la même grille de lecture qu’ailleurs : des sujets confisqués (les femmes ne peuvent presque jamais avoir accès aux rubriques sport, photo, défense, armée...), des salaires inférieurs (en 90 différence moyenne de 2 800 F.), et une précarité accrue (45 % des demandeuses d’emploi). Pourtant 50 % des étudiantes des écoles de journalistes sont des femmes. Alors pourquoi n’en retrouve t-on que 38 % après ? En France, il vaut mieux être misogyne que féministe !

Ce constat vous amène t-il à voir des résultats sur le lectorat féminin ?

Les femmes lisent en moyenne 22 livres par an (19 pour les hommes). Elles fréquentent plus les bibliothèques (21 % contre 14 %) et les clubs de lecture (17 % contre 7 %) que les hommes. Donc, contre toute attente, les femmes savent lire ! Il semble alors évident que si les femmes ne lisent pas la presse, c’est qu’elles ne s’y reconnaissent pas. En 1997, 17 % des hommes lisaient régulièrement un quotidien contre 9 % des femmes. Alors même que 45 % des femmes lisent régulièrement un (journal) féminin. Plusieurs explications peuvent être énoncées. La périodicité d’abord. Les femmes se plaignent souvent de n’avoir pas le temps, pour cause de travaux domestiques, de lire dans la semaine. C’est souvent le week-end ou pendant les vacances qu’elles se rattrapent. Idem pour le coût économique. Un quotidien c’est cher. Alors si en plus les femmes ne s’y reconnaissent pas ! Peut-être que la solution serait que la presse arrête de n’être qu’un reflet de la société et qu’elle la pousse un peu en avant ? pour une fois !

Propos recueillis par Madeleine Carbonel

 
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Notes

[1La Vache folle, B.P. 72, 75522 Paris cédex 11. (Actualisation de 2003 :) A cessé de paraître.

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