« Suite au vote positif, résume Le Figaro économie du lendemain, Edouard de Rothschild qui s’est engagé à investir 20 millions d’euros dans le développement du quotidien, détiendra 37% du capital. La SCPL passera de 36,4% à 19% mais elle conservera sa minorité de blocage en droits de vote (33,34%) inscrite dans un pacte d’actionnaires et dans les statuts de Libération. Pathé passera de 21,77% à 17,3%, le fonds d’investissement britannique 3i de 20,77% à 10,8% et Communication et Participation (actionnaires historiques) de 13,06% à 10,4%. »
Comment le quotidien Libération en est-il arrivé là ?
Un peu d’histoire : Libération en quête d’investisseurs
Le quotidien Libération est édité par la société SAIP (société anonyme Investissements Presse), dont le PDG est Serge July. Son chiffre d’affaire était de 72,5 millions d’euros en 2003 [6].
A la fin de l’année 2004, son capital était partagé entre la SCPL, “Société civile des personnels de Libération” [36,4 %], Soparic Participations (Pathé) [21,77 %], le fond d’investissement britannique 3i (Investors in industry) [20,77 %] et Communication et Participation [13,06 %], la société des amis du journal.
A quoi il faut ajouter Suez Net Invest [3%], El Mundo [2%], La Libre Belgique [2%] et... Le Nouvel Observateur [1%] [7].
L’entrée d’actionnaires extérieurs (Antoine Riboud, Gilbert Trigano et Jérôme Seydoux) date de mai 1993. En 1995, à l’occasion d’un plan de recapitalisation, accompagné d’une réduction d’effectifs, le groupe Pathé, dirigé par Jérôme Seydoux, a tout d’abord pris le contrôle de Libération en portant sa part d’actions dans le capital du quotidien de 12 % à 66 % [8]. Depuis le groupe s’est désengagé, redescendant à 28,6 % en 2003.
Ce désengagement a été compensé partiellement dans un premier temps par la société de capital-risque 3i, entrée début 2001 à hauteur de 20,8 % [9]. « Il y eut d’abord Jérôme Seydoux qui décida de jeter l’éponge en 2000. Remplacé en partie grâce à l’euphorie de la bulle internet par le fonds d’investissement 3i qui avait injecté 10 millions d’euros dans le quotidien. Un bide. Depuis, le fonds, scotché à « Libé », veut prendre le large. “Bien sûr, nous voulons partir. Mais bon, on ne fait pas de chantage à la sortie”, tempère-t-on néanmoins chez 3i. Car encore faut-il trouver un remplaçant... » [10].
A l’image de l’ensemble de la presse, Libération connaît une chute de ses recettes publicitaires et une baisse de ses ventes. Sa « diffusion France payée » (2003-2004) est de 149.218 exemplaires contre 160.622 en 2000 (AFP, 18.01.2005, 16h43).
Le quotidien de Serge July est parvenu à « limiter ses pertes à 550 000 euros en 2003 contre 2,1 millions d’euros un an plus tôt », explique le Figaro économie (05.11.2004). Mais, tempère le quotidien, « la situation financière du quotidien Libération est toujours fragile ».
Le Point (n°1682, 09.12.2004), de son côté, confirme cette fragilité, en présentant le diagnostic suivant pour 2004 : « La situation du journal, à l’instar des autres quotidiens, s’est dégradée au second semestre [...] 2004 sera une année de pertes (3,7 millions d’euros). »
Depuis deux ans, précise Le Figaro économie (05.11.2004), Libération recherche activement un « partenaire industriel ou financier capable d’accompagner sur le long terme le quotidien dans ses développements. »
Car le quotidien est fortement endetté : « Le solde exigible de cette dette s’élève à 10,4 millions d’euros. Par ailleurs, à cet endettement il faut rajouter l’emprunt obligataire d’un montant de 5,8 millions d’euros que Libération a contracté auprès de ses actionnaires. Le taux d’endettement empêche aujourd’hui le journal de souscrire à de nouveaux emprunts tant auprès d’établissements bancaires qu’auprès des actionnaires. » (Le Figaro économie, 15.01.2004).
« Libération, poursuit le Point, est empoisonné par une échéance bancaire immédiate (de 3 à 4 millions d’euros, sur une dette totale de 8 à 10 millions d’euros) [...] Les échanges entre les banques (Natexis, OBC, ING...) et la direction du journal sont vifs depuis l’été dernier. Prisonnier d’un jeu de rôle, chacun agite le chiffon rouge : d’un côté, Libé menace de déposer le bilan au 30 juin ; de l’autre, les banques affirment ne pouvoir consentir un délai supplémentaire sans être accusées de “soutien abusif” ».
La situation semble se débloquer un peu à l’automne 2004.
Quand enfin Edouard parut...
Dans un premier temps, au mois de novembre, c’est le nom du financier Vincent Bolloré qui apparaît dans la presse, avant que le financier ne confirme « officiellement » son intérêt pour le quotidien de Serge July [11].
A la fin du mois, c’est au tour d’un autre financier, Edouard de Rothschild, de rendre publique une offre d’investissement dans le capital de Libération. Dès le lendemain, Vincent Bolloré décide de « suspendre » son offre tandis que « le conseil d’administration restreint de Libération » décide « d’ouvrir des négociations exclusives avec Edouard de Rothschild » (Le Figaro, 02.12.2004) [12].
Pour qui voudrait en savoir plus sur le personnage, voir en annexe, un rapide portait.
Dans une interview au Figaro économie (29.11.2004), Edouard de Rothschild explique qu’il envisage d’investir dans l’entreprise de presse de Serge July, évoquant parmi les points retenant son intérêt, son « influence sur la société ».
Ce que semble confirmer Le Point (09.12.2004) : « “On est tous un peu étonnés par sa démarche, confie un banquier qui le connaît bien. Vingt millions d’euros, c’est beaucoup d’argent, même pour un Rothschild.” “Et en même temps, poursuit ce banquier, ce n’est pas beaucoup pour mettre la main sur une affaire connue.” De celles qui vous projettent en pleine lumière. Libé, c’est une institution du “microcosme”, un journal qui a plus d’influence que son tirage. »
Mais Edouard de Rothschild affirme au Figaro économie vouloir « respecter l’identité du journal » : « Je m’engage fermement et personnellement sur trois points : préserver l’indépendance de la rédaction, [...] Et, à ce titre, sachez que je considère les droits de la SCPL comme inaliénables et qu’ils seront garantis. »
Un peu plus loin, le journaliste du Figaro insiste : « Libération sera-t-il à l’abri des pressions économiques et politiques ? » et Edouard de Rothschild confirme : « Oui, sans équivoque. Je crois avoir été assez clair sur la question de l’indépendance du journal. »
Rapidement, c’est Serge July lui-même qui expose sur une pleine page de son propre journal (Libération, 03.12.004), tout le bien qu’il pense des propositions du financier : « Il a accepté de limiter, quoi qu’il advienne, ses droits de vote à 40 %. [...] Le pacte d’actionnaires [...] donne à la SCPL des droits de veto sur l’ensemble des grandes décisions relatives à l’entreprise. [...] J’ajoute que la société des personnels dispose d’un droit de veto en ce qui concerne le président et le directeur général et que la société des rédacteurs possède le même droit en ce qui concerne la nomination du directeur de la rédaction. [...] Edouard de Rothschild entend donner à Libération du temps et des moyens de développement en respectant son indépendance, d’une certaine manière en la sanctuarisant. C’est une chance pour l’ensemble des équipes de Libération et pour nos publications » (C’est nous qui soulignons, comme pour les autres passages en gras ici-même).
Une chance d’autant plus grande que l’offre du financier inclut - « à la demande d’Edouard de Rothschild », précise Serge July - l’assurance pour lui « de poursuivre à la tête de Libération, en cumulant les fonctions de président et de directeur général, jusqu’en 2012 »...
Serge July « profite de l’opération pour se bombarder président à vie (ou presque) », ironise le Point(09.12.2004).
« Le financier, rapporte de son côté Le Monde (04.12.2004), pourrait entrer à hauteur de 37 % dans le capital de la société éditrice du journal. Cet investissement, d’un montant de 20 millions d’euros, diluerait évidemment la part des autres actionnaires. La Société civile des personnels de Libération (SCPL) passerait ainsi de 36,4 % à 19 %, Pathé de 21,77 % à 17,3 %, le fonds d’investissement 3i de 20,77 % à 10,8 %, et Communication et Participation (la société des amis du journal) de 13,06 % à 10,4 % ».
En outre, précise le quotidien vespéral, « M. de Rothschild a assorti son entrée dans le capital du journal d’exigences de rentabilité . [...] M. de Rothschild souhaite que la rentabilité s’améliore nettement dès 2007. [...] en cas de faibles bénéfices, le financier verrait sa part monter dans le capital, éventuellement jusqu’à 49 %, afin de ne pas voir son investissement perdre en valeur ».
Le risque d’une prise de contrôle est d’autant plus grand que non seulement l’investissement initial ne réglera pas les problèmes d’endettement de Libération [13], mais surtout, au risque d’une prise de contrôle à 49%, s’ajoute celui-ci que relevait Le Figaro économie (20.01.2005) : « l’incertitude qui pèse sur les actions de 3i, qui dispose de 20,8% du capital et donc sur le contrôle du journal. [...]. »
En effet, citant le conseil de surveillance de Libération, Le Figaro économie rappelle que « “Edouard de Rothschild s’est engagé oralement à ne pas racheter les actions de 3i avant janvier 2007” [...] » et en conclut ceci : « Autrement dit, dans deux ans, 3i est assuré de trouver un investisseur prêt à racheter sa participation qui fort de l’augmentation de capital doit être diluée et passer de 20,8 à 15%. Ainsi, si 3i ne s’est pas désengagé de Libération d’ici à 2007, Edouard de Rothschild pourra voir sa part atteindre les 52% du capital. En revanche, ses droits de vote devraient être cantonnés à 40%. »
Un projet industriel
Edouard de Rothschild a donc des « exigences de rentabilité ». Une analyse que partage Le Point (09.12.2004) : « Rothschild est tout sauf un dilettante. Toujours concentré, le banquier ne laisse rien au hasard. S’il prend le risque de prélever 20 millions d’euros sur sa fortune personnelle, ce n’est pas pour les jeter par la fenêtre ». Alors pourquoi ?
Sur Europe 1 (le 06.12.2004 vers 8h20), Edouard de Rothschild répond aux questions de Jean-Pierre Elkabbach sur sa conception de la presse, et confirme en effet ses « exigences ». « Pourquoi un financier investit-il dans la presse écrite qui est partout en difficulté ? Est-ce que c’est un investissement sans retour comme une sorte de cadeau ? », s’enquiert Elkabbach.
Réponse de Rothschild : « Ecoutez, j’aimerais beaucoup avoir les moyens d’être un mécène, dans ce contexte. Non. Je crois que ça résulte d’une analyse assez détaillée du secteur de la presse [...], donc il ne s’agit pas d’un cadeau, il s’agit d’un projet industriel qui s’inscrit dans le temps. »
« Lorsqu’il y a des difficultés dans un secteur ça ouvre aussi des opportunités » analyse le financier, tout en précisant « le secteur des médias, et le secteur de la presse est un secteur très passionnant... et dans lequel il y a des opportunités et beaucoup de choses sont à faire aujourd’hui. »
L’héritier de la famille Rothschild ne cache pas ses ambitions. « C’est la première étape d’un projet industriel dans le secteur de la presse, et les secteurs autour [...] nous avons regardé - avec l’équipe avec laquelle je travaille - un certain nombre d’autres projets, à l’étranger et en France, et bien évidemment, je ne crois pas que nous allons nous limiter simplement à Libération », précise Edouard de Rothschild, qui envisage déjà « des partenariats avec d’autres supports - télé, internet, par exemple ».
« C’est le rôle d’un actionnaire - d’un actionnaire qui est devenu l’actionnaire de référence - de mettre en place une méthode pour qu’il y ait une discipline et des objectifs - et des objectifs qui eux sont quantitatifs » poursuit le financier qui évoque déjà une volonté de « développement de la marque », et par exemple la « création de suppléments nouveaux » (qui ont le gros avantage d’être toujours riches en espaces publicitaires...).
L’homme d’affaires confirme à nouveau qu’il entend respecter l’indépendance éditoriale de la rédaction du journal, et qu’il s’interdira d’écrire lui-même dans le journal sur d’éventuels sujets de controverse. Mais certaines de ses formules sont déjà plus ambiguës : « C’est pas tellement dans ma nature de voir les choses de loin [...] Donc en ce qui concerne Libération, un : ce n’est ni dans ma nature, ni dans mon tempérament de me désintéresser de ce genre de situation ; et puis vous savez 20 millions d’euros c’est considérable pour moi. »
Jean-Pierre Elkabbach résume : « Vous ne vous contenterez donc pas Edouard de Rothschild, du rôle de donateur. L’ex-banquier d’affaires veut aussi l’influence aujourd’hui, et un rôle d’acteur, si je comprends bien ? » - résumé que son interlocuteur approuve : « je crois que c’est dans mon tempérament d’être très présent et d’être... d’être un acteur, oui. »
« Vous leur demandez de changer de méthode, de ligne, de format, d’état d’esprit... ? » insiste Elkabbach. Et Rothschild de répondre (en toute clarté...) : « Je crois qu’on doit toujours garder l’esprit ouvert. Il ne s’agit pas de changer, il s’agit de compléter, d’optimiser, d’améliorer dans le cadre d’une nouvelle étape, à l’intérieur d’une reconfiguration et d’un secteur en pleine évolution . »
On pourrait dès lors se demander quelle pourra être l’indépendance de Libération une fois intégré à un grand groupe médiatique. La question ne sera pas posée....
Une affaire d’indépendance
Quelques questions seront malgré tout soulevées deux jours plus tard, lors de l’émission Travaux publics (France Culture, 08.12.2004, 18h30).
Matthieu Garrigou-Lagrange [14] : « [Edouard de Rothschild] possède trois chevaux - qui s’appellent Sasquash, Glenfiddich et Clarence II - dont il s’occupe quand il ne constitue pas de groupe de presse. Qu’est-ce que ça veut dire de ce qu’il va advenir de la rubrique hippique dans Libération ? On sait qu’il y a une tradition importante à Libération de la chronique hippique. Mais il risque d’y avoir un vrai conflit entre le rédactionnel et le financier à un moment donné. Imaginez par exemple que Serge July veuille lancer une enquête dans ce qu’on appelle dans le milieu du cheval, la pratique de “l’avoine enchantée” (qui correspond à peu près à l’usage de l’EPO sur le tour de France) [...] Si au cours de cette enquête Serge July découvrait, à force de traîner dans les paddocks, et bien, que... je ne sais pas moi, quelque ami de Sasquash, Glennfiddich ou Clarence II était chargé comme Rocky IV à ce mélange dopant qu’on appelle en anglais l’elephant juice, ça pourrait ne pas plaire. »
Autre question soulevée par Matthieu Garrigou-Lagrange, évoquant le souvenir d’un ancien titre de Libération assez irrespectueux pour les milieux hippiques : « Alors, est-ce qu’Edouard de Rothschild permettrait qu’il y ait de nouveau un titre comme ça, lui qui aime tellement le cheval ? Et bien sans doute non (...) »
Le problème évoqué par le journaliste [15] est éclairant. Et l’on n’est guère rassuré, quand, interrogé au sujet d’un possible conflit d’intérêt entre une éventuelle position d’actionnaire d’entreprise de presse et son statut de président de France-Galop, Edouard de Rothschild déclare que « les deux responsabilités sont compatibles » et précise... : « Mon investissement dans Libération n’affectera en rien l’exercice de mes fonctions de président de France-Galop » (AFP, 23.12.2004, 11h50). Quant à savoir si ses fonctions de président de France-Galop pourraient affecter le quotidien... on laissera à chacun le soin de tirer ses propres conclusions.
Mais on constate cependant une nette préférence pour les débats sur les conflits d’intérêt, l’emprise politique du propriétaire, la menace de la liberté d’expression, au détriment des questions sur les moyens matériels et les conditions de travail.
L’essentiel pourtant est ailleurs.
D’abord qui peut croire que l’indépendance d’un journal est... indépendante des exigences de rentabilité, voire de profitabilité, fixée par l’actionnaire principal, quand celles-ci risquent d’affecter les conditions de travail des journalistes, leur nombre et leur statut ?
Dans les jours qui suivent, tout le monde se veut rassurant. Edouard Launet, porte-parole de la Société civile des personnels de Libération, déclare au quotidien perm@nent du nouvelobs.com (nouvelobs.com, 21.01.05, 14h13) : « tant que nos droits statutaires et que les pactes d’actionnariat sont maintenus, il n’y a pas de menace sur l’indépendance du journal ».
« Le risque, ce serait une refonte de l’actionnariat et une révision de ces pactes (...) » admet-t-il avant de balayer cette hypothèse : « (...) mais, dans le cadre de ceux que l’on a signés, l’indépendance est assurée. »
Quant aux conflits d’intérêts en cas d’investigation dans les milieux bancaires ou financiers, Edouard Launet se montre très confiant : « Edouard de Rothschild lui-même n’est plus banquier d’affaires, il ne monte donc plus de deal. Il n’y a donc pas de raisons qu’il y ait un conflit d’intérêt sur ce genre d’informations. ».
D’ailleurs, assure-t-il, « c’est de l’intérêt de tout le monde que Libération reste indépendant. C’est sa principale valeur. Edouard de Rothschild sait que notre journal a une image qu’il faut préserver. S’il revient là-dessus, il sabote son investissement. En tant que futur patron de presse, ça serait une bêtise. »
Un avis que partage John Henley, journaliste du quotidien anglais The Guardian : « Il y a une chose qu’il faut se rappeler, c’est que si Rothschild a acheté une marque - il a acheté la marque Libération -, s’il veut vraiment créer un groupe de médias autour de Libération, si c’est cela qu’il a fait, il n’a aucun intérêt à influencer ou à essayer de changer la ligne éditoriale parce que Libération, sans la ligne éditoriale marquée à gauche d’aujourd’hui, ne serait plus Libération. Ça va perdre des lecteurs, ça va... il va se créer des problèmes, s’il essaie d’influencer la ligne éditoriale ! » [16].
Un avis que partage, également, Serge July : « Il a deux plafonds, l’un capitalistique à 49% et en droits de vote à 40% », répète-t-il (AFP, 21.01.05, 19h41). « Sur 3i (qui souhaite se désengager du capital), nous sommes en discussion sur son avenir au sein de Libération. M. de Rothschild s’est engagé à ne pas reprendre ces actions. » Avant 2007... et ensuite ?
Supposons que l’actionnaire n’intervienne pas directement sur l’orientation éditoriale du quotidien. Admettons qu’il n’intervienne pas directement auprès des journalistes. Imaginons même que les droits statutaires des journalistes soient respectés (ce qui fait déjà beaucoup d’hypothèses et d’hypothèques), il resterait cette question : que feraient les journalistes de “Libé” si le principal actionnaire extérieur posait, mais plus tard, des conditions éditoriales ou entrepreneuriales qu’ils jugeraient inacceptables ? Seraient-ils encore en mesure de les refuser, au risque de se suicider collectivement ?
Qu’importe à Serge July ! Assuré de conserver son poste jusqu’en 2012, il se veut d’autant plus rassurant qu’il est lui-même rassuré : « Notre journal, affirme-t-il dans les colonnes de Libération (22.01.2005), n’entre pas dans un groupe puissant, où nous aurions été contraints, irrésistiblement, de nous fondre, il s’associe avec un actionnaire qui, s’il sera le premier de l’entreprise, sera minoritaire, et destiné à le rester, comme il en a pris l’engagement. Ce nouvel associé souscrit à la charte d’indépendance et au pacte d’actionnaires qui sont les socles de notre indépendance entrepreneuriale et journalistique. »
Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des “Libé” possibles.
Et Serge July de conclure par une envolée lyrique : « Trente-deux ans après sa création, notre journal, votre journal, ne renonce pas à être ce pour quoi il existe, ce par quoi il vit, ce pour quoi son coeur bat : assumer la promesse de notre titre, être quotidiennement Libération, apportant chaque jour le vent de la liberté d’écrire, de témoigner, de voir et de penser. Libération reste indépendant, il a désormais les moyens d’agir et de se projeter. Et Libération sera demain ce que nous en ferons, la direction, l’équipe, ses actionnaires, et naturellement ses lecteurs, en inventant notre propre chemin. »
Epilogue ?
Philippe Gavi, qui fit partie de l’équipe initiale qui lança Libération (avant de rejoindre Le Nouvel Observateur en 1986) [17], soulignait dès l’annonce d’une possible entrée de Vincent Bolloré dans le capital de Libération : « Bolloré, homme de la droite libérale, catholique conservateur, faisant alliance avec les enfants de Sartre ? Va-t-on vers un “choc des cultures” ? Erreur. Cela fait plus de dix ans que Pierre vit avec le loup, et “Libé” avec un “engagement” qui a viré au néoréalisme. » (Le Nouvel Observateur, 25 novembre 2004).
« Cette fois, Libération va définitivement passer du col Mao au Rotary Club » [18], plaisantaient d’avance certains employés du journal, selon Amaury de Rochegonde (dans sa chronique “médias” du 04.12.2004 sur RFI). Quant à Stéphane Denis, dans Le Figaro du 7 décembre 2004, il croit opportun d’ironiser sur « les gauchos du baron ».
« Ce qui, soit dit en passant, énonce deux conneries en un seul génitif », réplique Pierre Marcelle deux jours plus tard dans Libération : « ignorer que notre Edouard n’est pas baron, passe encore, mais que Libération ne soit plus guère gauchiste, c’est faire preuve d’un bien coupable et candide aveuglement » (Libération, 09.12.2004).
Comme le rappelle PLPL, dans son dossier sur « La presse à euros », paru dans le n°22 de décembre 2004, « le 22 mai 1973, le premier éditorial de Libération proclamait : “Notre pauvreté est la mesure de notre indépendance.” ».
Mais le 18 juin 1996 sur France 3, rappelle également PLPL, Serge July avait déjà changé d’unité de mesure : « l’indépendance c’est très simple : il faut gagner de l’argent ».
N’importe comment et à n’importe quelles conditions ?
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{}
Arnaud Rindel et Henri Maler
{}
{}
Edouard de Rothschild,
de la banque d’affaires à la presse,
en passant par les champs de courses
Né le 27 décembre 1957 à Neuilly (Hauts-de-Seine), fils du baron Guy de Rothschid, Edouard de Rotshchild « appartient à l’une des plus prestigieuses dynasties de la finance et de l’univers des courses » et « symbole du grand capital » (AFP, 18.01.2005, 18h22). « Son nom, sa richesse, son héritage le classent irrémédiablement à droite » confirme le Point (n°1682, 09.12.2004), qui évoque « son tempérament combatif » mais aussi son caractère « direct, intransigeant et parfois cassant ».
Il passe une licence en droit puis un MBA (finance) à la New York University (AFP, 18.01.2005, 18h22). Et, « à 25 ans seulement », raconte le Point, « il entame une carrière de banquier d’affaires chez Wertheim & Co, un petit établissement de Wall Street. Après un crochet par Londres, il se retrouve à Paris, en compagnie de Georges Plescoff, un ancien de Suez. Ce parcours initiatique aurait pu le conduire à jouer sa propre carte. Au lieu de cela, il rejoint, en 1987, Rothschild & Cie, la banque d’affaires créée deux ans auparavant par David [le frère d’Edouard de Rothschild] sur les cendres de l’établissement nationalisé par la gauche en 1982. »
Puis, en 2003, il abandonne le métier après avoir pris une année sabbatique. Il n’a toutefois pas abandonné tout lien avec la banque familiale, puisqu’« à défaut d’être opérationnel, il préside le conseil de surveillance » et demeure « propriétaire de 11 % des parts » (Le Point, 09.12.2004).
La même année, il a succédé à Jean-Luc Lagardère comme président de la société des courses France Galop. Passionné d’équitation, et « éleveur », « il possède en Normandie une quinzaine de poulinières et une vingtaine de chevaux qui courent avec toque bleue et casaque jaune ». Il pratique en outre le Jumping (saut d’obstacle).
Ses héros aujourd’hui ?, lui demande Jean-Pierre Elkabbach (Europe 1 le 06.12.2004 vers 8h20). « D’abord Clinton » (« parce que malgré tout c’est celui qui a été le plus proche de réaliser la paix au Proche-Orient »), Sœur Emmanuelle (« qui est vraiment une femme exceptionnelle »), et Ludger Beerbaum (« champion en sports équestres, et qui a été quatre fois champion olympique »).
Quant à son épouse Arielle, toujours selon le Point, « ancienne de Lazard » - le banquier mandaté par Serge July pour trouver des investisseurs... [19] - elle « travaille dans une petite coquille de Rothschild & Cie sur les pays émergents à l’Est et en Méditerranée ».