I. D’abord, bétonner la problématique !
Bien entendu, le sujet de l’émission nous remet en mémoire la polémique intense qui eut pour objet le traitement médiatique des grèves de 95. Elle fut à l’origine de la naissance d’Acrimed [1] qui, depuis lors, se voit offrir à chaque nouvelle mobilisation, des occasions d’analyser l’étouffement récurrent des revendications par des médias toujours engagés sous la bannière de « la » réforme et des vertus du marché. On se souvient aussi que Pierre Bourdieu [2] intervint sur cette question au début de 1996 (ce qui lui vaut encore aujourd’hui, dans les médias dominants, condamnations, travestissements, caricatures et petits règlements de compte).
De tout cela il ne sera pas question. Avant même que l’émission ne commence, Elisabeth Lévy a déjà déposé ses conclusions. Tout le reste n’est qu’artifices de présentation
1. Conclure d’abord
Voici ce que dit notre analyste complexe : « Certains les accusent d’être les chiens de garde du capitalisme. D’autres leur reprochent de jeter de l’huile sur les braises des luttes sociales. »
L’allusion appuyée aux « chiens de garde » [3]. dès la première phrase montre qu’Elisabeth Lévy poursuit son héroïque combat contre le spectre de la « critique radicale ». Elle y reviendra en cours d’émission : « La critique radicale affirme très souvent qu’il y a une adhésion massive des médias et des journalistes aux thèses libérales. Mais, en fait , coexistent souvent dans le même média cette adhésion et une espèce de posture que je dirais... altermondialiste. » [4]. Difficile d’être plus péremptoire et de faire preuve de plus de raffinement dans le refus de toute confrontation.
Ce refus est une censure qui ne s’assume pas. Paradoxalement, elle donne une illustration saisissante de la critique que Pierre Bourdieu adressait à la télévision : « La télévision, instrument de communication, est un instrument de censure (elle cache en montrant) soumis à une très forte censure » (« La télévision peut-elle critiquer la télévision ? Chronique d’un passage à l’antenne », janvier 1996 [5]). On était cette fois à la radio ; donc on donnait à entendre (et pas à voir), ce qui permettait de réduire au silence (donc de cacher) d’autres voix et d’autres analyses que celles qui servirent le parti pris éminemment contestable de l’émission.
Le dispositif de l’émission du 5 février 2005 illustre aussi un autre aspect du dispositif télévisuel critiqué en son temps par Pierre Bourdieu : « d’un côté un petit nombre d’acteurs perçus et présentés comme engagés, de parti pris, et de l’autre des observateurs présentés comme des arbitres, parfaitement neutres et convenables, c’est-à-dire les présumés coupables (de nuire aux usagers), qui sont sommés de s’expliquer, et les arbitres impartiaux ou les experts qui ont à juger et à expliquer » (ibid.). Dans l’émission d’Elisabeth Lévy et de Gilles Casanova, les acteurs “engagés” n’ont même pas le privilège d’être sommés de s’expliquer puisque les animateurs se chargent de sélectionner ce qui est censé représenter leur pensée et leur action et se chargent aussi de parler pour eux. Par contre, les “experts” sont bien là et toute la mise en scène vise à masquer le fait qu’ils puissent eux-mêmes avoir quelques engagements partisans.
Suit la présentation de l’émission : « Souvent péremptoires pour évoquer les grands problèmes mondiaux, les médias sont plus fluctuants quand il leur faut décrypter les petits et grands mouvements de contestation. Ils comprennent la colère du cheminot en grève mais compatissent au désarroi de l’usager privé de train. Ils adhèrent à l’impératif catégorique de l’adaptation mais se désolent des conséquences de la réforme. Ils applaudissent la détermination du gréviste mais s’alarment des difficultés de l’entreprise. ».
On se doute que l’émission aura pour finalité de confirmer ce qu’elle annonce. Elisabeth Lévy s’en chargera elle-même, sur le même ton d’évidence que rien ne vient étayer :
« J’évoquais tout à l’heure la coexistence, parfois dans un même média, de plusieurs discours, et alors on voit d’une rubrique à l’autre... on n’a pas vraiment une ligne générale. D’un côté les rubriques économiques ou celles qui traitent des questions européennes peuvent - en tous les cas, c’est souvent le cas - insister sur la nécessité des adaptations ou de la réduction des déficits, tandis que les journalistes qui, eux, vont suivre les grèves ou vont suivre les enseignants contestent les conséquences de ces réformes. » Puisque Elisabeth Lévy l’affirme, il ne nous reste sans doute plus qu’à confesser humblement la malveillance de nos injustes soupçons sur ce « pluralisme de la fluctuation ».
Reste à en fixer l’origine. La présentation d’Elisabeth Lévy s’y emploie par avance : « A l’heure où plus personne ne promet le Grand soir, on dirait que le vaste monde se laisse plus aisément déchiffrer qu’une société traversée par des clivages dont on n’a plus le mode d’emploi. Du coup, les médias sont souvent tentés de délaisser le social au profit de ces bonnes causes dans lesquelles la lutte est sa propre fin et que les sociologues qualifient désormais de “sociétales”. »
Ce règne de la confusion est tel qu’il gagnera le plateau. Le pluralisme irénique de la fluctuation pourrait passer pour une bonne chose. Mais nous sommes sur France Culture et il faut une once de pessimisme chic pour garantir la distinction de la réflexion. C’est pourquoi l’envolée sur l’absence de « ligne générale » s’achèvera sur cette chute perturbante : « C’est un peu ce que vous évoquiez en disant que finalement on est dans une espèce de pensée du chaos, Jean-Pierre Le Goff. ». Vous pensiez naïvement que le pluralisme était une bonne chose pour l’information ; vous venez de découvrir brutalement qu’il n’est que le cache-sexe du chaos !
Mais de ce chaos émerge une question que la présentation de l’émission permet de savourer : « Reste à savoir si la célébration lyrique de la subversion encouragée et de la contestation institutionnelle permet d’interpréter un monde qu’on ne cherche plus à transformer. ». Ainsi « on » ne cherche plus à transformer le monde ... et « on » (qui ? les médias ?) se livre à une « célébration lyrique de la subversion encouragée et de la contestation institutionnelle ». On croit rêver !
D’emblée, Elisabeth Lévy déconsidère brutalement l’idée même de transformation sociale et réduit les mouvements sociaux à de simples agitations désordonnées privées de sens et d’horizon. La contestation est « institutionnelle » et elle est « célébrée » par les médias. La subversion est « encouragée » (par qui ?). Le monde n’est plus à « transformer » (Elisabeth Lévy se moquera ouvertement de la formule « un autre monde est possible » en suggérant qu’elle est de toute évidence idiote). Pour couronner le tableau, cette contestation absurde prive le monde de tout sens à « interpréter ». Avec cette seule phrase, la messe est dite ! A défaut de partager cette représentation hallucinée du présent, convenons que l’émission est bien préparée et bien cadenassée puisqu’elle ne sortira jamais du cadre délimité par ces quelques mots introductifs.
2. Confirmer ensuite
L’émission ayant été conclue avant de commencer, il faut bien cependant qu’elle se déroule, conformément à sa présentation. On commencera donc par le chaos.
– Première question posée par Elisabeth Lévy : « Que désignent les médias aujourd’hui quand ils parlent de mouvement social et quel rôle y jouent-ils ? » La réponse attendue est confiée à Jean-Pierre Le Goff qui se chargera d’attribuer sa propre confusion à la réalité qu’il prétend observer : le mouvement social, c’est n’importe quoi.
– Deuxième question posée par Elisabeth Lévy : « Est-ce qu’il existe sur ces mouvements sociaux le consensus médiatique qu’on peut observer dans un certain nombre d’autres domaines ? » La réponse attendue est confiée à Stéphane Rozès [6] : « Consensus ? Peut-être pas. Plutôt schizophrénie. » S’ensuit un échange sur le traitement du « social » dans les médias, d’où il ressort que « le social » coincé, entre l’économie et le culturel, est un « melting-pot » (Gilles Casanova).
Le moment étant venu de démontrer que les médias sont « fluctuants », Elisabeth Lévy ne questionne plus, elle « démontre ». Avec le sens aiguisé de la nuance que nous lui connaissons, Elisabeth Lévy fusille d’une frappe chirurgicale toute critique de la manière dont les médias avaient rendu compte du conflit de 95 [7] :
« Entre la mi-novembre, date de la présentation à l’Assemblée du plan Juppé et le déploiement du mouvement début décembre, le regard des médias évolue : une semaine pour le gouvernement, une semaine pour les grévistes ! » Et vlan ! Deux extraits de chroniques sur France Inter ont suffi à pulvériser des dizaines d’articles et d’études consacrées au mouvement social de 1995.
– Troisième question posée par Elisabeth Lévy : « Mais est-ce qu’on peut tout de même appliquer, peu ou prou, appliquer une grille de lecture simple qui serait : on a des médias droitiers d’un côté qui sont hostiles aux grévistes et des médias de gauche qui seraient favorables aux grévistes ? »
Et pour rythmer ce genre de questionnement, quelques brefs extraits soigneusement choisis sont censés démontrer tout et son contraire, mais surtout l’équilibre général des médias dans le traitement des grèves et des manifestations. Ce choix mériterait à lui seul une analyse exhaustive. On aura droit à 95, mais aussi au conflit des retraites en 2003 [8] ; avec encore le rassemblement anti-OMC du Larzac en 2003 [9] (dont tout le monde dans le studio semblait ignorer l’objet réel et qui devint alors une grotesque commémoration nostalgique organisée par les papys du gauchisme) ; par souci de coller à l’actualité, on aura aussi un petit quelque chose sur les grèves de janvier 2005 [10] (pour prouver combien les médias ont, à cette occasion, peint un portrait magnifié des grévistes). Passons sur le ridicule de l’interminable citation finale d’un « témoignage » (???) publié par Libération au sujet du Larzac 2003 dont on ne perçoit aucunement en quoi il pourrait avoir un quelconque rapport avec le problème médias/conflits sociaux... Passons sur la mauvaise foi qui consiste à traiter comme un soutien à la grève la diffusion d’une “parole” d’enseignant dont la fonction transparente est de dévaloriser la revendication salariale (forcément “corporatiste”) alors qu’on est au cœur d’une semaine de mobilisation sur les salaires dans la Fonction publique...
II. Ensuite, des experts décoratifs
Après quelques modestes concessions destinées à provoquer une artificielle impression d’impartialité chez l’auditeur, Elisabeth Lévy et ses experts glosent autour de maigres extraits d’articles et d’émissions qui ont été soigneusement découpés et isolés de leur contexte (médiatique et social).
Premier objectif : convaincre que les journalistes « fluctuent » dans leurs approches des mouvements sociaux, mais les servent malgré tout. Second objectif : se lamenter sur le supposé chaos auquel se réduirait aujourd’hui la contestation sociale (toute entière soumise au seul désir d’être « médiatisée »).
Pour mener à bien cette opération radicalement anti-critique, Elisabeth Lévy et Gilles Casanova mobilisent un journaliste (Bernard Poulet) et, surtout, deux experts du social : le sociologue Jean-Pierre Le Goff (marcelgauchiste qui collabore au Débat, revue qui éblouit le regard enamouré de l’animatrice du Premier pouvoir) et le sondologue (de gauche...) Stéphane Rozès.
L’expert sociologue diagnostique le chaos
Parce qu’elle est pleine de compassion pour ceux qui peinent à formuler leur pensée, la « critique radicale » a fait l’effort de dégager deux ou trois idées claires des propos confus de Jean-Pierre Le Goff (lire la retranscription complète de ses propos en fichier joint en fin d’article).
La notion de « mouvement social » est d’emblée exécutée car aujourd’hui elle désignerait tout et n’importe quoi : « Donc c’est devenu vraiment extrêmement banal. Alors, ça c’est un premier point : le moindre petit truc... le moindre petit conflit est caractérisé comme mouvement social. »
L’expert sociologue décrète ensuite que les divers mouvements sociaux auraient déserté le terrain de la revendication sociale au profit d’un “tout culturel” assaisonné aux services publics (on est quand même sur France Culture et il s’agit de défendre la dignité spéculative du Débat !) : « Je pense que le risque à travers cette notion extrêmement globalisante et confuse de mouvement social, c’est finalement la primauté donnée à ce qu’on a appelé le tout-culturel, un peu tout mélangé plus les services publics, c’est-à-dire les salariés du public. Et il y a un risque d’ailleurs pour les syndicats, c’est de se replier sur les services publics comme sur une forteresse assiégée. Les services... les acquis des services publics plus le culturel, voilà le nouveau mouvement social qui prendrait un peu en quelque sorte le relais du mouvement ouvrier. »
Bénéfice secondaire de ce décret : établir l’avis de décès du mouvement ouvrier et ironiser sur ces contestataires contemporains qui singeraient la tradition des grèves ouvrières : « Des discours et des IMAGES. Par exemple, si on regarde les intermittents, comment ils ont fonctionné : ils ont rejoué la scène du mouvement ouvrier, poing levé, 1936, etc.... En plus, c’est des gens du théâtre, d’une certaine façon de la scène ! »
L’affirmation expéditive d’une substitution du culturel au social offre à l’expert l’occasion de diagnostiquer une maladie inattendue des médias (médias dont notre sociologue semble avoir peu de choses à dire, d’ailleurs), c’est-à-dire la complicité des journalistes et des manifestants :
- « Il y a une génération de journalistes qui a été dans les médias - quand même ! -, qui a vécu aussi 68, 70... Et je... je crois que ça compte... C’est-à-dire que dès qu’il y a des choses qui bougent, ça rappelle soit les folles jeunesses... sa folle jeunesse... soit il y a une façon de mettre en avant : tout ce qui vient d’en bas est nécessairement positif par rapport à une posture qu’on a acquis dans les années antérieures. Même si ça n’est pas conscient. »
- « Enfin, bon, aujourd’hui, par exemple vous regardez ; une émission comme Itélévision va chercher immédiatement la LCR, Sud, etc. Enfin , c’est les journalistes devenus militants ! On a de plus en plus de journalistes... la distinction du fait du commentaire... on s’engage de plus en plus. »
- « FR3 c’est plutôt assez favorable aux grévistes. »
De même, ces mouvements qui singeraient le mouvement ouvrier, qui privilégieraient le culturel, qui auraient la nostalgie de 68, auraient aussi perdu toute dimension politique et tout sens de l’avenir. Ils n’auraient même plus aucun sens. Les médias ne feraient donc que représenter ce chaos généralisé :
- « Donc moi je ne pense pas du tout à un appareil de propagande, je pense plutôt à une espèce de... à un appareil que personne ne maîtrise et qui, en fait, donne une vision du social comme chaos. »
- « A mon avis, là où ça joue - c’est à mon sens l’effet des médias - ça joue moins par effet d’adhésion que par effet de déstabilisation et de désarroi. Ça donne une image du monde où on ne comprend RIEN ! »
L’expert sondologue diagnostique la schizophrénie
A l’écoute de notre sociologue, l’auditeur avait peine à croire que l’on était bien dans une émission censée analyser le pouvoir des médias. Il fallait donc un expert en “opinion” pour tenter de ramener l’émission à son objet. C’est Stéphane Rozès qui va s’efforcer d’éclairer l’auditeur du haut de la force divinatoire des augures de la sondologie.
Quels rapports entre médias et opinion ? A l’occasion des conflits sociaux, les médias ne font-ils que suivre docilement les inclinations de l’opinion ou faut-il admettre qu’ils travaillent à la façonner, même s’il ne s’agit pas d’une pâte à modeler ? La finesse nuancée de notre sondologue le conduit à dépasser l’alternative pour affirmer que les médias ne seraient que l’enjeu - central, bien sûr - des conflits : chefs d’entreprise et gouvernement d’un côté, grévistes et manifestants de l’autre, tous sauraient unanimement que c’est seulement en gagnant la bataille de l’opinion qu’ils l’emporteront. Et la bataille de l’opinion se gagnerait dans les médias. Ces derniers ne seraient donc pas partisans : tels la girouette, ils inclineraient du côté du vent le plus puissant (sans qu’on sache d’où pourrait diable provenir cette force d’influence sur des médias dont le grand augure semble oublier qu’ils sont, malgré tout, la propriété de chefs d’entreprise plus que de grévistes...) :
« Pour les mouvements sociaux, les acteurs sociaux, les médias sont devenus un acteur décisif. [...] Depuis une décennie, les acteurs sociaux - mais même les chefs d’entreprise ! - intègrent dorénavant en amont de la conflictualité sociale ou des grandes décisions économiques risquant de susciter conflictualité sociale - les délocalisations, les licenciements dits boursiers... -, ils intègrent, ces grands acteurs économiques et sociaux, l’opinion dans leur stratégie ; en amont même de la conflictualité. Donc, du coup, les médias deviennent bien un interlocuteur tout à fait décisif de la bataille. Bataille économique, bataille sociale, bataille idéologique. Donc, voilà le paradoxe de l’heure : le traitement social dans les médias recule alors que pour les acteurs économiques et sociaux, la bataille de l’opinion qui passe essentiellement par les médias est devenue prioritaire, essentielle. »
La faiblesse de cette fausse dialectique, c’est quand même que, si les divers adversaires qui s’opposent dans les conflits sociaux font des médias un enjeu qu’ils jugent essentiel, c’est sans doute qu’ils postulent - à tort ou à raison ? - que ces médias ont une influence déterminante sur l’opinion. On a donc tendance à tourner en rond en évitant systématiquement d’affronter la question que l’auditeur se pose : qui a réellement pouvoir sur les médias ?
Avec le même jésuitisme, notre expert qui ausculte scientifiquement l’opinion se félicite de la supposée “désidéologisation” des médias par les vertus de la main invisible du marché : « Et forcément, là, l’opinion pèse très nettement sur le contenu, parce que c’est d’abord un marché avant d’être une empathie idéologique, le fonctionnement des médias ! » Ainsi, les médias seraient ajustés à « l’opinion » parce qu’ils s’ajustent aux fluctuations du marché. Comment expliquer alors que la dite « opinion », à en croire les instituts qui la sondent, se défie tant des médias ? Et surtout comment expliquer que les acteurs des mobilisations sociales s’insurgent si souvent contre la représentation médiatique de leurs motifs et de leurs actions ? Parce qu’ils sont « manipulés » par la critique radicale des médias ?
Une telle invitation à faire confiance au marché, si elle ne relève pas de la flagornerie pure et simple, dédouane à bon compte les médias dominants [11].
Mais, il faut le reconnaître, Stéphane Rozès livrera cependant une concession et, avec l’aide de Bernard Poulet, une observation qui sortiront l’auditeur de l’assoupissement qui le gagne.
– Une concession, tout d’abord : « Les attachés de presse des entreprises qui font un tout petit peu suggestion voire pression sur les journalistes économiques » [12].
Voila qui contrarie quelque peu (mais un peu seulement) la thèse (prétendument « désidéologisée ») de l’émission selon laquelle les médias, par nature pluralistes et divers, sont soumis à des influences contraires. Dans cet équilibre fantasmé des influences, qui donc serait censé assumer la fonction d’ « attachés de presse » des mouvements sociaux ? Fallait-il en conclure que ce sont des « leaders » choisis et sélectionnés par les seuls journalistes qui peuvent porter dans les médias la parole de mouvements entiers ?
– Une observation ensuite : la rubrique « social » a disparu de la presse. Bernard Poulet fut le premier à en faire l’observation (et il fut suivi par Stéphane Rozès) :
Bernard Poulet : « Quand j’ai commencé à faire du journalisme - il y a une vingtaine d’années ou un peu plus peut-être - , il y avait une rubrique « social » dans tous les journaux. Et cette rubrique « social » n’existe plus aujourd’hui. Et je pense qu’on peut lire ça de différentes façons : c’est que c’est à la fois une espèce de désidéologisation - parce que c’était « social » ou même dans certains journaux : « les luttes »... on parlait pas seulement du « social », on parlait des « luttes ». Cette chose-là s’est enfermée dans l’économie ; aujourd’hui la rubrique s’appelle « économie »... [...] Ou on est passé même plus loin à une séquence « Entreprises ». Alors là on est presque passé à l’extrême inverse. C’est-à-dire que la dimension sociale est devenue de l’économisme presque : c’est la vie de l’entreprise ! »
Stéphane Rozès reprit à son compte cette observation parfaitement fondée... dont il ne fut tiré aucune conséquence, Elisabeth Lévy n’ayant sans doute pas prévu de le faire.
Pourtant, la réduction économiste des questions sociales est précisément l’idéologie dominante des médias, alors que le trajet de l’émission balisé par Elisabeth Lévy prétend démontrer une prétendue « désidéologisation » du traitement médiatique des mouvements sociaux. Comme si ce traitement était indépendant de l’économisme néo-libéral qui s’est emparé de tant de cerveaux disponibles...
Quant à Stéphane Rozès, il avait préféré d’emblée une alternance entre d’une part et d’autre part...
« Est-ce qu’il existe sur ces mouvements sociaux le consensus médiatique qu’on peut observer dans un certain nombre d’autres domaines ? » questionne Elisabeth Lévy.
Stéphane Rozès répond, au risque de chagriner Elisabeth Lévy : « Consensus ? Peut-être pas. Plutôt schizophrénie. D’une part un traitement économique clair et repéré, et d’autre part un traitement social. Premier paradoxe : le traitement économique c’est l’accompagnement du cours des choses ; le cours des choses, c’est la suprématie des marchés sur la société, c’est le CAC 40, la mondialisation heureuse. Et puis, à intervalles réguliers, des mouvements sociaux, des poussées de fièvre sociale. Et là, tout d’un coup, les médias semblent écouter la France d’en bas ; et dès que les mouvements sociaux disparaissent, nous revenons à la mondialisation heureuse. [...] »
« Les médias semblent écouter la France d’en bas. » Semblent ? Même pas... Mais Stéphane Rozès « semble », lui, se satisfaire de cette hypothétique apparence.
On comprend dès lors pourquoi rien n’est venu contrarier le tintamarre brouillon orchestré par Elisabeth Lévy (avec Jean-Pierre Le Goff à la grosse caisse) et dont il ressortait que les médias sont chaotiques parce qu’ils font face au chaos... et ne font qu’enregistrer l’abandon de la revendication sociale par des mouvements sociaux privés de perspective et d’avenir.
Encore une émission qui voulait faire croire qu’on y critiquait les médias alors qu’elle prolongeait grossièrement leur travail de déconsidération de toute contestation de l’ordre établi.
Philippe Monti
Qu’est-ce qu’un expert médiatique ?
Quand Jean-Pierre Le Goff « étudie » le traitement des conflits sociaux par les médias, Acrimed vous offre l’intégralité de ses propos sans commentaires.