Dix minutes avant la fin de l’émission, Rebecca Manzoni revient sur l’historique de la ratification constitutionnelle opérée par le Congrès. Immédiatement, Alberto Toscano, journaliste en campagne, insiste sur le danger, à ses yeux, d’une victoire du « non » : l’impossibilité de trouver un compromis ou de tenter de recourir une deuxième fois à un référendum de ratification, et donc, le risque d’une Europe en panne, liée par le traité de Nice « qui à l’avis de beaucoup de monde est un traité fortement négatif, ou quand même lacunaire sur certains points » Et de poursuivre : « Donc le risque est que l’intégration européenne termine à ce niveau là qui n’est pas un niveau suffisant pour arranger une série de problèmes des citoyens européens. Parce qu’il ne faut pas oublier que l’Europe telle qu’elle est a signifié pour nous tous - pour nous tous - un grand progrès, des pas en avant, et il faut pas réellement sous estimer ce problème fondamental. »
Après cette longue tirade que nous avons réduite :
- Rebecca Manzoni : Si ça, c’est pas la parole d’un pro-constitution européenne, hein, franchement...
- Alberto Toscano : Non, pas européenne [sic].
La suite est très significative.
De la nécessité du débat démocratique
- Rebecca Manzoni insiste : « J’aimerais... j’aimerais bien qu’on... »
- Alberto Toscano : « ... La constitution a des points négatifs, mais le « non » serait encore plus négatif.
- Rebecca Manzoni, elle insiste : « ... j’aimerais précisément qu’on parle de la qualité du débat concernant la constitution européenne en France, parce que quand même il y a évidemment Fabius - qui a fait une sortie aujourd’hui -, Emmanuelli, pour dire « non »... La façon dont ces prises de position ont été réduites c’est que Fabius finalement ne courait que pour sa propre personne dans la vue d’une présidentielle. Donc... voilà, on a réduit le débat à cet enjeu là. Aujourd’hui, je citais en tout début d’émission les propos rapportés de Jacques Chirac qui répondait à quelqu’un qui l’interpellait sur le côté trop libéral selon lui de l’Europe - Jacques Chirac répondait : “Mais voter « non » ce serait une connerie”. On a l’impression quand même que par rapport à la place (ou pas d’ailleurs) qu’on accorde au « non », qu’à partir du moment où on dit « non » il y a une espèce de délit d’opinion. C’est-à-dire que si ça se résume à “ dire « non », c’est une connerie ”, où va-t-on ? » [1]
Alberto Toscano rappelle que Chirac l’a dit dans un contexte très particulier en réponse à une « question de pure provocation de la part d’un agriculteur fâché contre l’Europe ». Rebecca Manzoni rétorque : « Mais le problème c’est que ce débat provoque la provocation. » Toscano l’interrompt pour la sermonner : « Il ne faut pas prendre une phrase de Jacques Chirac et la sortir de son contexte... ». L’animatrice ne se démonte pas : « Certes, mais c’est un exemple... »
Allant dans le même sens, Joëlle Meskens reprend la balle au bond : « Pour l’instant en tout cas, on a l’impression effectivement qu’on n’est pas rentré dans le cœur de la campagne. On n’est pas rentré dans le cœur de la campagne avec des arguments de fond. Effectivement, on a eu des prises de position personnelles, celles effectivement du camp du “non” avec ce que vous dites aussi, le travers d’être considéré comme un paria parce qu’on défend cette position là. On a eu aussi d’autres parasitages, on va dire, très importants sur la Turquie ... et on a l’impression un petit peu, en tout cas vu de l’étranger que... c’est une chance extraordinaire d’avoir un référendum, quelque part. C’est, c’est... le, le... le droit de vote est toujours un droit précieux, et il faut s’en servir. Et donc, la campagne, c’est une opportunité qui est ouverte aux français, et elle [sic] devrait la saisir. On n’a pas l’impression qu’à ce stade ci, elle la saisit. Et encore une fois, c’est dommage parce que tous les pays n’ont pas cette chance là - notamment nous, en Belgique nous n’aurons pas de référendum... ». Elle rappelle pourquoi en Belgique le référendum n’est pas utilisé.
Puis, c’est au tour de John Henley d’abonder dans son sens : « Si on parle du niveau du débat je suis assez d’accord en fait que... que, surtout, on n’a pas vraiment entendu jusqu’ici des vrais arguments détaillés, surtout du camp du “oui”. Et moi j’ai été assez impressionné - même si moi je soutiens le “oui”. à fond - mais j’ai été... j’ai été sur une place de marché en province il y a quelques semaines, il y avait un groupe de jeunes qui distribuaient des tracts, des pamphlets pour le camp du “non” et j’ai été assez surpris de voir effectivement des arguments très, très détaillés citant des clauses du traité, et vraiment étayant très, très bien leurs arguments. Et c’est vrai que la camp du oui si on n’avance pas assez rapidement, si on n’avance pas plus loin que “voter non ce serait une connerie”, on risque de... »
Quels qu’en soient les motifs, ces tentatives d’en appeler à un débat de fond, reposant sur des arguments rationnels, qu’elles soient de simples déclarations d’intention ou l’expression d’un véritable souci démocratique, sont immédiatement neutralisées par Alberto Toscano, porte-voix, en l’occurrence de tous les débatteurs à sens unique qui refusent ou esquivent tout débat sur le Traité qui laisserait la parole aux partisans du « non ».
« Débat » sur le débat
- Rebecca Manzoni : Alberto ?
- Alberto Toscano : C’est... Tu as absolument raison, l’argument “c’est une connerie” n’est pas un argument qui tient, et je répète qu’il a été utilisé dans un contexte particulier, mais je crois que le vrai argument pour lequel le “oui” devrait l’emporter (et j’espère qu’il l’emporte, mais j’ai beaucoup de peur sur le résultat du référendum français) - mais je crois que le vrai argument est : si on vote “oui” on ouvre quand même le chemin à des changements ultérieurs, à des améliorations ; si on vote “non” on aura une situation actuelle figée, et c’est pas vrai Rebecca que le succès éventuel du “non” serait le succès de quelqu’un de progressiste, qui veut une Europe plus... plus...
- Rebecca Manzoni : C’est pas ce que je suis du tout en train de dire, Alberto...
- Alberto Toscano : Non, non... ...
- Rebecca Manzoni : Je ne dis pas que le succès du “non” irait dans le sens du progrès ...
- Alberto Toscano : ... mais je me suis permis de citer votre nom, c’était une façon de parler.
- Rebecca Manzoni : ... j’insiste juste sur le fait qu’il n’y a pas de vrai débat à coup d’arguments . C’est-à-dire que ce que dit le camp du “oui” - on agite la menace d’une Europe en panne d’un côté ; ce que dit le camp du “non”, ben, il y a eu ces sorties de Fabius où... Il n’y a que ça ! Alors que...
Alberto Toscano ne l’entend pas de cette oreille. Et, pour tout dire, il n’entend rien du tout, car il connaît « la vérité » : une victoire du non serait une victoire du Front National. Inutile donc de pousser le débat plus loin ou, tout simplement, de l’amorcer.
- Alberto Toscano : Pourquoi on ne dit pas la vérité ?
- Rebecca Manzoni : ... d’un côté comme de l’autre, ...
- Alberto Toscano : Pourquoi on ne dit pas la vérité ? - vraiment...
- Rebecca Manzoni : ... il y a de vrais arguments qu’on ne fait pas surgir. Et notamment du côté du « non », d’ailleurs.
- Alberto Toscano : Pourquoi on ne dit pas qu’une victoire du non serait tout d’abord une victoire du Front national qui est le principal parti du coté du non. Est-ce que c’est la vérité ou non ?
- Rebecca Manzoni : Emmanuelli n’est pas au FN, Alberto !
- Alberto Toscano : Non, mais la victoire du oui...
- Rebecca Manzoni, elle, poursuit : Il y a plein de citoyens français qui sont contre la constitution européenne et qui n’ont rien à voir avec le Front National !
- Alberto Toscano : Non bien sûr mais la victoire du « oui » ouvrirait à des changements et des améliorations ultérieures ; la victoire du « non » serait la victoire d’une [sic] amalgame à l’intérieur de laquelle... amalgame absolument hétérogène sur le plan politique, à l’intérieur de laquelle le seul point... le seul ciment de cet amalgame serait le refus de l’Europe, hein : le refus de l’Europe, ...
- Rebecca Manzoni : C’est pas...
- Alberto Toscano, il poursuit : ... et à l’intérieur de laquelle la formation politique la plus forte - donc capable de conditionner le « non » - est de toutes une formation d’extrême droite...
- Rebecca Manzoni : Si vous craignez le...
- Joëlle Meskens : On ne peut pas du tout réduire l’argumentation à ça, Alberto ! On ne peut pas dire effectivement que la victoire du « non » serait...
- Alberto Toscano : c’est quand même...
- Joëlle Meskens : ... serait à mettre au crédit du Front National. Pas du tout : on voit très bien que dans cette campagne justement qu’on est au-delà de clivages traditionnels ; qu’on a autant à gauche qu’à droite des partisans du « oui » etc. et les choses sont assez éclatées. Et moi ce qui me frappe aussi - et c’est une vraie première, et ça quelque part, c’est peut-être une note un peu plus positive aussi - c’est que dans cette campagne on a l’amorce d’une vraie campagne européenne pour la toute première fois...
Albert Toscano n’en démord pas. Quand John Henley évoque l’absence de débat en Grande-Bretagne, il revient à la charge pour disqualifier par avance toute discussion avec les partisans du « non », en ressassant une fois encore ce qu’ il a déjà dit [2]
Relativement isolé dans cette émission, Alberto Toscano est cependant exemplaire. Quand on lui parle d’un débat nécessaire, il répond... par les positions politiques qu’il défend et qu’il présente, de fait, comme incompatibles avec l’existence même d’un débat. Toute ressemblance avec d’autres éditorialistes serait évidemment fortuite....
Promesse...
Rebecca Manzoni, apparemment ne renonce pas. Ce qui nous vaudra, pour finir, cette promesse de sa part : « Je pense que, lors d’une de nos prochaines rencontres, nous consacrerons une bonne partie de l’émission au « non » pour explorer d’une part tous ses arguments et puis au « oui ». [...] »
Chiche ! Malgré notre incrédulité, nous jugerons sur pièce.
Henri Maler
(Transcription : Christiane Restier-Melleray et Arnaud Rindel)