Subjectivité et comptabilité
Patrick Pépin : « On a reçu ENORMEMENT [de courrier], mais ça c’est depuis plusieurs semaines [Interruption : « oui » et « non » ?) Oui et non, sur la façon dont est traitée la question et de la Constitution européenne et du référendum à venir sur la Constitution européenne.
Je vais juste prendre une lettre parce que c’est la tonalité générale. Le gros des auditeurs, et là c’est Monsieur [?] qui nous fait remarquer qu’il "serait heureux que France Inter lui serve une information impartiale sur le prochain référendum et non comme jusqu’à présent un cheval pour le oui et une alouette pour le non". Je suis allé à cette formule là, parce que j’ai trouvé que l’auditeur avait lui-même une formule quasiment journalistique pour traiter cette question là. Alors, comme a reçu beaucoup de courrier, c’est très intéressant parce que ça explique vraiment comment nous travaillons.
Tant que nous n’aurons pas subi l’épreuve de la pédagogie, il nous faudra avouer ne pas comprendre en quoi cette « formule quasi-journalistique » est très intéressante. Quoi qu’il soit, elle a stimulé la curiosité de Patrick Pépin :
Partant de ce courrier, on s’est posé la question, avec tous les patrons de chaînes de Radio France, donc avec Gilles Schneider de France Inter, mais aussi avec les gens de Culture, etc., et on a essayé de voir. Dans ce qu’on nous dit, bien entendu, y’ a une part de choses extrêmement subjectives ; lorsque j’ai constaté auprès de chaque chaîne les vrais équilibres entre le oui et le non, on se rend compte qu’au moment où j’ai reçu le plus de courrier, les gens qui avaient parlé pour le non sur les antennes de Radio France étaient plus nombreux que les gens qui s’étaient exprimés pour le oui.
Au comble de l’audace, le médiateur s’est tourné... vers ses patrons de chaînes dont l’avis ne saurait être subjectif... à la différence de ce que « on nous dit ». Et pour atteindre le maximum d’objectivité, Patrick Pépin, sur une période indéterminée, a fait une découverte bouleversante, qu’il faut répéter pour bien s’en pénétrer : « les gens qui avaient parlé pour le non sur les antennes de Radio France étaient plus nombreux que les gens qui s’étaient exprimés pour le oui. ».
Quoique forcément « subjectives », quelques questions peuvent être posées. Quels sont ces gens (responsables politique, journalistes, experts) qui ont parlé ? Les chroniqueurs et éditorialistes ont-ils été comptabilisés ? Pour quelles durées et dans quelles conditions. En effet, qu’importe leur nombre si l’on ne connaît le temps réservé à tous les intervenants et à chacun d’eux et, surtout, les conditions de leur expression ?
Bref, avec une affirmation invérifiable qui ne veut à peu près rien dire, le médiateur a accompli sa « mission ». Ou plutôt la moitié, car le plus difficile reste à faire...
Comptabilité et pédagogie
« Et comme on est dans quelque chose d’extrêmement subjectif, violent, idéologique, automatiquement la perception est faussée. Il n’en reste pas moins que nous, nous travaillons aussi à partir de cette perception, et donc c’est la réalité de cette perception qui nous donne notre ligne de conduite et on s’est rendu compte que dans cette pré-campagne... »
Inutile de demander où se trouve le médiateur quand il ne consulte pas « les patrons de chaîne », il fait partie, du « nous » des journalistes qui n’ont pas à tenir compte de leur propre subjectivité, mais de celles de leurs auditeurs. Et quand l’amicale des principaux journalistes de France Inter ne sait plus quoi faire pour maîtrise la subjectivité des auditeurs, heureusement il y a ... la CSA :
« Quand on va rentrer dans la campagne c’est différent, le CSA va nous donner des règles du jeu, on sait s’y tenir, une sorte de consensus entre l’univers politique, les citoyens, les juristes là-dessus, on sait faire ...mais y’a cette espèce de phase intermédiaire et c’est la phase la plus compliquée Et donc, à partir de là Radio France a essayé de se donner une ligne de conduite. La ligne de conduite c’est de dire que la fameuse "règle des trois tiers" ( vous savez : un tiers pour le gouvernement, un tiers pour la majorité, un tiers pour l’opposition) cela nous fait vivre à peu près convenablement pour que les opinions s’expriment à l’antenne, était utile pour tout sujet ne concernant pas la Constitution et qu’en revanche, les antennes de Radio France s’obligeaient sur la question du oui et du non d’être dans l’équité c’est à dire de recevoir autant de partisans du oui que de partisans du non. Alors l’équité, en ayant comme objectif de viser l’égalité, et puis, juste un dernier point là-dessus, Brigitte, c’est important parce que, vraiment, c’est les auditeurs qui nous ont poussés à trouver une position, donc ça définit bien mieux que toute phrase que je pouvais utiliser tout à l’heure à quoi sert notre fonction... »
Tout, cela est parfaitement limpide ! Ou plutôt le serait presque, s’il n’y avait « un autre élément » :
« Et, il y a un autre élément c’est que pour les tenants du non, tout le travail de pédagogie qui est une vraie fonction sociale, politique du journaliste, et raison de plus dans une antenne de service public, qui est d’expliquer, est perçue comme favorable au oui. Et , partant de là on s’est dit quand même que nous n’avions pas renoncé complètement à notre vocation de pédagogie , c’est à dire au moins de prendre et d’expliquer et on sait bien que là il y a une part de déséquilibre, mais ce qui est remarquable, et je pense notamment pour le public c’est cette volonté cette décision de dire, que, sans aucune consigne sur le oui et sur le non nous souhaitions l’expliquer [Qui donc ?] pour viser au bout du temps comme on disait tout à l’heure[...] sur la durée, pour viser un équilibre entre les deux positions. »
Grâce au médiateur, toutes les erreurs de perception des auditeurs sont désormais corrigées. Et particulièrement, celles des « tenants du non ». Si ces derniers n’entendent que des éditorialistes, des chroniqueurs, des animateurs qui, plus ou moins ouvertement, de la morgue outrancière de Bernard Guetta aux complaisances de Pierre Weill ou de Stéphane Paoli, mènent campagne pour le « oui », c’est qu’ils n’ont pas compris que les tenants du « oui » ont le monopole de la pédagogie. Un monopole pudiquement désigné comme « une part de déséquilibre ». Mais pédagogie oblige !
Henri Maler
(Transcription de Christiane Restier-Melleray)
– Lire : France Inter et la « pédagogie » : (2) Les T.P. de Pierre Weill et Bernard Guetta
Complément. La citadelle du oui, selon Daniel Schneidermann
Sous le titre « Référendum : oui-carotte contre oui-bâton », Daniel Schneidermann, dans Libération du vendredi 25 mars 2005, relève fort justement ceci, qui vaut commentaire de la pédagogie du oui pratiquée par le journalisme à sens unique, particulièrement sur France Inter.
« Bref en haut, comme d’habitude à la notable exception de la Croix, qui vient de commencer un méritoire et instructif voyage quotidien dans les articles de la Constitution, on évite de descendre dans les profondeurs du texte. On redoute manifestement que ce soit trop compliqué pour le téléspectateur, le lecteur ou l’auditeur. Est-ce lié ? Il faut bien reconnaître aussi qu’en haut domine une polyphonie du oui. Le oui semble aussi naturel aux grands médias que l’air qu’ils respirent. On ne se pose pas la question. Surtout d’ailleurs sur les ondes des radios nationales, France Inter ou France Culture. Chaque matin, présentateurs et éditorialistes ont pris la douce habitude de nous donner des nouvelles de la citadelle du oui. Tout tourne encore rond, dans la citadelle du oui. Un peu de nervosité, quelques gouttes de sueur sur les fronts, mais pas encore de panique véritable. Il y a le sondage du jour : mauvais, mais ce sera peut-être meilleur demain. Il y a la météo du jour : nuages sur le oui, températures stables, belles éclaircies en fin de journée. L’argument du jour, variante du dicton du jour. Pour aujourd’hui : il n’y a rien de neuf dans le projet de Constitution, tout était déjà dans le traité de Rome. Pour demain : on ne peut pas faire un coup pareil à Schröder. Et puis tout de même le reportage du jour à l’extérieur de la citadelle, c’est-à-dire chez les assaillants, leurs moeurs, l’étude de leurs grognements, l’évaluation de leur stock de munitions, « l’efficacité redoutable des arguments basiques du non », comme dit Pierre Le Marc, sur France Inter. »