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« L’Europe, L’Europe... »

Les coûts cachés des coups de sonde (1)

par Patrick Lehingue,

Les sondages d’intention de vote ont une très faible valeur scientifique. Comment peut-on leur accorder une réelle portée démocratique quand leurs résultats douteux alimentent l’essentiel des commentaires, souvent en lieu et place de la discussion sur le fond ?

Jusqu’où le « non » au projet de constitution européenne se hissera-t-il dans les intentions de vote frénétiquement collectées et avidement commentées en France depuis quelques semaines ?

Parti d’à peine 40% début mars, le voilà caracolant à 53... 54... 55%, les chiffres variant (assez peu) selon les instituts. Et les commentateurs de réactiver les métaphores, passablement usées depuis le 21 avril 2002, du séisme, du tremblement de terre ou de la bombe, ce qui, au passage, génère implicitement de troubles équivalences (séisme 2002 = qualification de Le Pen = victoire redoutée du « non » en 2005).

Quelques calculs simples

Pour entretenir le suspense et maintenir le minimum d’effervescence qui sied aux rendez-vous électoraux, on peut, sans imagination aucune, prédire pour les semaines à venir, soit un resserrement de l’écart (et pourquoi pas son inversion) soit encore un resserrement des prédictions offertes : non plus 54 %, mais désormais 54,5 % ou, mieux encore 53,55 %. Pour reprendre la boutade fameuse de Bachelard, nous serons alors certains du dernier chiffre après la virgule, tout en conservant un sérieux doute sur le premier.

Car au juste, de quoi parle-t-on ou sur quoi s’appuie-t-on quand complaisamment sont exhibés et cent fois instrumentalisés de tels pourcentages ? Opérateur simple et banal de mise en équivalence, un pourcentage a souvent pour effet (c’est sa vertu mais également son vice) d’occulter les chiffres bruts à partir desquels il est calculé. Et de fait, il faut avoir quelques mérites (et parfois d’assez bons yeux) pour recomposer ces « données »...qui ne le sont guère.

Exercice élémentaire de calcul mental : soit par exemple la dernière enquête IPSOS (on aurait pu choisir un autre institut, le raisonnement serait malheureusement le même) réalisée les 25 et 26 mars dernier et publiée par Le Figaro le 29. Délaissons la « une » de présentation synthétisant l’information supposée décisive (« Le non progresse encore et devient majoritaire au P.S. ») et le tableau central (titré : « 54 % pour le non, 46% pour le oui ») et, en nous munissant de bonnes lunettes, considérons la « fiche technique » reproduite en petits caractères et rendue obligatoire par la loi de juillet 1977 sur la publication des sondages.

On y apprend qu’ont été interrogées (en fait, « ont bien voulu répondre ») 944 personnes constituant, selon la formule consacrée, « un échantillon national représentatif de la population française inscrite sur les listes électorales ». Ce que l’on veut bien croire, tout en sachant que, de l’aveu même des sondeurs, les échantillons prélevés sont de moins en moins représentatifs de la population mère (fût-elle électorale) sous le rapport de l’âge, du diplôme ou du niveau de revenu.

Autre information, nullement marginale malgré la taille des caractères utilisée, la proportion des « personnes se déclarant certaines d’aller voter » s’élèverait (chiffre probablement surévalué) à 48 %. Notre base d’échantillonnage se réduit ainsi à 453 enquêtés, pour être formellement précis.

En italique, petites lettres, et notules de bas de tableau, on apprend incidemment que 31% « des personnes interrogées certaines d’aller voter, n’ont pas exprimé d’intention de vote  ». Exit à nouveau un lot de 140 enquêtés, ce qui, si l’on compte bien, ne laisse plus subsister que 313 personnes dont 54 % (n= 169) ont déclaré « pouvoir » voter non et 46 % (n= 144) « pouvoir » voter oui.

Pourquoi la formule restrictive : « déclaré pouvoir » ? Parce qu’incidemment toujours, une lecture non obnubilée par le seul effet d’affichage révèle que 29 % des personnes qui se sont prononcées, « affirment qu’elles peuvent encore changer d’avis  », ce qui, rapporté aux 313 personnes composant encore notre échantillon, fait encore apparaître une « fuite » de 91 individus (ne subsistent plus dès lors que 222 intentions de vote fermes).

Quatre enseignements

De cette cascade de calculs simples, on pourra tirer quatre enseignements, qui, en plus-value cognitive, rivalisent avantageusement avec les prophéties d’un « non » à 54 % (du reste, les mêmes leçons vaudraient si le « oui » avait capitalisé le même pourcentage.) :

1°) Dans un échantillon standard d’un millier de personnes interrogées deux mois avant le scrutin référendaire, à peine un tiers (ici 34%) entre dans les termes de l’échange sondagier en acceptant de répondre à la question posée et à peine un sur quatre (un peu moins de 24 %, ou encore ici 222 individus sur 944) exprime une intention de vote que l’on peut présumer « ferme », sinon certaine. L’information principale, ou dans une autre logique, le scoop, si scoop il doit y avoir, résiderait plutôt dans ces proportions qui, en considération de la complexité de l’enjeu et de la manière dont il est actuellement (re)présenté politiquement et médiatiquement, n’ont rien de sociologiquement aberrantes.

2°) En supposant les échantillons constitués de manière aléatoire (ce qu’ils ne sont pas, les chiffres qui suivent ne peuvent donc être qu’indicatifs, mais probablement pas exagérés), les marges d’erreur sont, dans le cas le plus favorable (n= 313 répondants) supérieures à plus ou moins sept points. Traduction simple : la « bande de fluctuations » à l’intérieur de laquelle oscilleraient actuellement les intentions de vote « non » serait de 15%, comprise (rapportés aux seuls suffrages exprimés) entre 46,5 et 61,5 % (c’est-à-dire 54 + ou - 7,5). On réalise mieux à quel point les coups de sonde, tels qu’ils sont actuellement réalisés et, pire encore, commentés supportent un coût d’imprécision exorbitant.

3°) Le caractère artificiel de la mesure (et partant, de l’émoi que sa divulgation suscite) devient vertigineux quand on travaille sur des sous-échantillons. En évaluant généreusement à un quart la proportion d’enquêtés « sympathisants socialistes », et en supposant globalement équivalente chez ces derniers, la proportion d’abstentionnistes déclarés et d’indécis trouvée pour l’ensemble des individus interrogés, le nombre d’enquêtés socialistes certains à l’heure actuelle de voter « non », ne peut guère dans notre échantillon témoin de 944 personnes, excéder la trentaine (57 % de 25 % de 222...), et monte (!) à 45 si l’on y intègre ceux qui, déclarant pouvoir voter non, peuvent encore changer d’avis. Dans de telles conditions, présenter comme « événement », le fait que « le non devient majoritaire au PS  » relève du délire quantophrénique, la boutade de Bachelard se transformant en énorme farce...

4°) Le quatrième enseignement de ces prophéties que leurs grands prêtres et exégètes souhaitent probablement n’être pas auto-réalisatrices est sans doute le plus sérieux. En renversant la charge de la preuve, il faudrait presque s’étonner qu’un enquêté sur quatre ait à la fois l’intention de voter, puisse indiquer une intention de vote et déclare vouloir s’y tenir. L’un des coûts pervers et cachés de la publication obsessionnelle de sondages pré-électoraux réside, en fait, dans une réduction des issues (en anglais, des enjeux) à la seule et unique issue (en français, le dénouement). En focalisant le débat sur des pronostics pour le moins fragiles quand ils ne sont pas irréalistes, on opère, plus ou moins sciemment, une réduction des attentions et des intentions aux seuls résultats (sur le mode : qui va gagner ?) quand au contraire, il faudrait, pour assurer une mobilisation minimale, décanter, éclaircir et politiquement problématiser un texte dont chacun s’accorde à reconnaître le caractère opaque voire illisible. Et ce n’est sans doute pas en s’en tenant à de vagues exordes (« oui » à la paix, au développement ou au bien-être) ou à de véritables disqualifications (les tenants du « non » sont stigmatisés comme rétrogrades, étroits, bornés, irréfléchis...) que ce texte recouvrera plus de lisibilité. Le texte est complexe ? Mais n’est-ce pas précisément la raison d’être sociale des acteurs du champ politique que de le décoder, de le traduire et, par un véritable travail pédagogique, de convaincre chacun des implications pratiques qu il recèle ?

A ce jour, que nous est-il donné à voir et à savoir ? Deux ou trois pourcentages censés condenser une information qui, présentée sous forme de « news » immédiatement dépassées, est totalement dépourvue de fondements.


Patrick Lehingue,
Professeur de science politique à l’Université de Picardie.

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