Sous l’appellation mensongère de « pédagogie »
- L’Humanité. Le traitement du débat référendaire dans les grands médias audiovisuels souffre d’un déséquilibre spectaculaire au profit des partisans du projet de constitution. Quel premier bilan Acrimed, comme observatoire des médias, tire-t-il de ce début de campagne ?
Henri Maler. Il faut distinguer la question du temps de parole des représentants des partis politiques, partisans du « oui » ou du « non », de ce qui se passe - qui me paraît l’essentiel - du côté des médias dominants (et en particulier du service public). Sur France-Inter, par exemple, les journalistes partisans du « oui » occupent l’antenne sans contradicteurs. Cette campagne systématique se prévaut de la « pédagogie ». Une « pédagogie » ahurissante qui consiste à présenter les choses de la façon suivante : d’un côté il y aurait des citoyens raisonnables, qui analysent sérieusement la situation, et de l’autre des gens agités par les passions les plus obscures, ou des ignorants qui par conséquent doivent bénéficier de l’enseignement lumineux des partisans du « oui ».
J’ajoute que la question du temps de parole des partis, sur laquelle on se focalise et souvent à juste titre, ne doit pas dissimuler les conditions dans lesquelles sont placés les partisans du « non » quand ils sont interviewés. Notre premier bilan, c’est qu’il existe, quantitativement et qualitativement, un déséquilibre flagrant en faveur du « oui ». Nous retrouvons en pire ce que nous avions connu dans la campagne du référendum sur le traité de Maastricht en 1992.
- On est frappé aussi par la méconnaissance du texte dont semblent faire preuve certains journalistes dans l’audiovisuel...
Henri Maler. Plus grave encore que la méconnaissance, il y a un argument qui commence à devenir lancinant, qui consiste à dire : « Cachez ce traité que je ne saurais voir... » Sous prétexte que ce traité intégrerait les traités antérieurs, on exclut du débat la partie III qui concerne la politique économique et sociale de l’Union, alors que c’est sur cette partie que se concentre l’argumentation de ceux qui sont partisans du « non ». En bref, on sort du débat ce qui fait l’objet même du débat : « Lisons les soixante premières pages ; on peut se dispenser des anciennes dispositions », déclarait Bernard Guetta sur France Inter, le 25 mars. Ce n’est plus une prise de position, mais de la désinformation intentionnelle.
- Cela ne risque-t-il pas de se révéler contre-productif pour les partisans du « oui » ?
Henri Maler. Vraisemblablement... Certains éditorialistes tenants du « oui » semblent s’en rendre compte, mais pas au point de changer d’attitude. Ce n’est pas impunément que dans les médias dominants (de l’audiovisuel public à la presse quotidienne régionale) on méprise aussi systématiquement les lecteurs et les électeurs. Ce mépris est double : il vise les partisans du « non », qui seraient mus par l’exaspération, la grogne... Les dépositaires de la raison doivent faire face aux victimes de la passion. Cette déclaration de Gilles Dauxerre, dans La Provence, en résume des centaines d’autres : « Les partisans du traité se rendent compte que leurs arguments rationnels, ardus et austères, sont balayés par diverses allégations subjectives, simples et multiples. » Mais ce mépris s’étend à l’électorat potentiellement favorable au « oui », que l’on invite à conforter ses intentions en lui disant... qu’il n’y a rien à discuter.
- Quelle action préconisez-vous ? Avez-vous commencé à publier des analyses sur le traitement médiatique du référendum ?
Henri Maler. Nous avons commencé à rendre publics de nombreux articles d’observation sur notre site. Mais, il ne faut pas se focaliser sur le temps de la campagne. Ce sont des années de commentaires libéraux et sociaux libéraux qui expliquent qu’éditorialistes et chroniqueurs pensent qu’il est absolument légitime qu’ils fassent campagne au nom de pseudo-évidences qu’ils ont distillées depuis si longtemps. Il arrive trop souvent que des les courants contestataires ou progressistes se mobilisent quand une campagne déferle face à eux et se taisent le reste du temps. Nous voulons contribuer à changer cela. La campagne actuelle n’est que le point culminant des années de prétendue « pédagogie » néolibérale. Et cette « pédagogie » à sens unique de tous les jours est au moins aussi importante à bien des égards que ce qui se passe « à chaud », soit à l’occasion d’une mobilisation politique, soit lors de puissants mouvements sociaux contestant le cours néolibéral en France et en Europe. Moins de complaisance au jour le jour nous aiderait à faire face quand l’urgence se fait sentir !
Entretien réalisé par Jean-Paul Piérot