Quand les sondages se contredisent
Il est toujours émouvant d’entendre des représentants des médias, grands commanditaires et consommateurs de sondages, s’inquiéter périodiquement de leur faible validité et de leur maigre portée démocratique (dont Patrick Lehingue a dit tout le bien qu’il fallait penser, comme on peut le lire ici même : Les coûts cachés des coups de sonde (1) [1]).
Interrogé, sur Europe 1 le 21 avril 2005 à 19h20, sur un sondage de BVA-L’Express indiquant un non à 58%, le directeur adjoint de L’Express Christophe Barbier indique que le « non » brut non corrigé sort à 60%-61%. « Six points d’écart entre deux sondages, ce n’est pas normal, entre deux sondages faits presque au même moment. [...] », note alors Roland Cayrol, dont l’institut CSA vient d’annoncer un recul de quatre points du non (52% au lieu de 56%), aussitôt commenté triomphalement par les propagandistes du oui, Dominique Reynié en particulier (i-télévision, 21 avril 2005.)
Heureusement, notre expert sondologue éclaire sans tarder les auditeurs, à qui on vient de rappeler que, compte tenu de la marge d’erreur des deux sondages, le non pourrait être à 50% (la fourchette basse de CSA) ou... à 60% (la fourchette haute de BVA) :
« L’une de ces enquêtes a probablement rencontré un problème technique », admet Roland Cayrol : « Un des deux se trompe [...] J’ai la faiblesse de penser que ce qui se passe chez nous est plus proche de la réalité. »
Par chance, l’autre expert, représentant de L’Express et chroniqueur à Europe 1, désireux de soulager les avocats du Traité de leur accablement, se charge de jouer les hirondelles.
Evoquant la période du 8 mai au 12 mai (8 mai fin de la guerre, 9 mai journée de l’Europe, 10 mai anniversaire pour Mitterrand pro-européen, 11 mai rejet attendu par le Parlement européen de la circulaire Bolkestein, 12 mai ratification du TCE par l’Allemagne), Christophe Barbier prophétise : « Il y a quatre jours qui vont être pain béni pour les partisans du oui [...] » ; et envisage en conséquence « un printemps du oui » ...
... Une embellie que la suppression du lundi férié de Pentecôte, le 16 mai, pourrait toutefois assombrir...
Et l’éclairante discussion se poursuit.
Le Pen et Bourdieu ? C’est pareil...
Quand on lui égrène la liste des sondages ratés de 1995 et 2002, Roland Cayrol, responsable d’un sondage CSA qui donne le non à 52%, en baisse de 4% par rapport à un précédent sondage, explose : « C’est trop facile ce poujadisme-là, c’est un poujadisme pur et simple. » Et de se lancer sans une explication tout aussi fine et nuancée que l’est son éructation finale :
« [...] Ce qui me met hors de moi, franchement, c’est le ’"les sondages nous trompent", c’est le coup de la manip. On vit dans un monde où il faut décidément aller révéler sans arrêt derrière le véritable chef d’orchestre clandestin. Le Pen nous fait ça sans arrêt, Bourdieu nous l’a fait en sociologie. On va révéler les vraies forces qui sont derrière les choses... »
Nouveau docteur ès-théories du complot (un titre très convoité [2]...), Roland Cayrol a donc découvert (sans doute grâce à un sondage...), l’affinité secrète entre Le Pen et Pierre Bourdieu, dont chacun sait que son travail de sociologue débusque systématiquement des chefs d’orchestre clandestins !
La haine, surtout quand elle est policée par la sondologie, mérite bien qu’on lui consacre les extraits que voici [3] :
Roland Cayrol est un savant. C’est pourquoi il récuse ensuite la vénalité des instituts de sondages et tente d’expliquer que les sondeurs, compte tenu de la variété des publications pour lesquelles ils travaillent, n’ont aucun intérêt à promouvoir un résultat plutôt qu’un autre. Comme si c’était là la question.
Parler du « non » et lui donner la parole ? C’est pareil...
« [...] si vous prenez toutes les émissions confondues[...], vous avez 90% du temps d’antenne pour ceux qui font campagne, peu ou prou, pour le “oui”[...] », s’exclame un auditeur. François Bazin s’inscrit aussitôt en faux contre cette protestation, en effet inadmissible pour quiconque écoute les entretiens merveilleusement équilibrés conduits le matin à 8h20 par Jean-Pierre Elkabbach, patron d’Europe 1 par la grâce récente d’Arnaud Lagardère [4].
« Je ne peux pas laisser dire que le non est défavorisé dans les médias. Non, on a fait deux unes [évoquant la puissance du non]. On ne peut pas dire que c’est favorable au oui. Ce procès est idiot », s’exclame Christophe Barbier de L’Express, la semaine où son hebdomadaire publie trois chroniques et éditoriaux favorables au oui (Denis Jeambar, Bernard Guetta et Claude Allègre - liens périmés [5]) et zéro favorable au non.
On appréciera la subtilité du propos : commenter les intentions de vote favorables au non dans un sondage qu’on a commandé équivaut à donner la parole à ses partisans. D’ailleurs, c’est parce qu’on parle du printemps que le soleil brille...
Et pour finir : l’aveu du sondologue
« Trahissant » sa préférence, Cayrol répond enfin à une adversaire des sondages en lui expliquant que la révélation de la montée du non permet à chacun de ne plus imaginer que le oui va l’emporter facilement. Dans le cas contraire, « beaucoup de gens se seraient dit : ah, si j’avais su [que le non avait ses chances] peut-être que je serais allé voter. Trop tard ! »
Quand on vous disait qu’il ne faut pas désespérer des sondages !
Henri Maler
(avec Arnaud Rindel et un claviste de PLPL