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« L’Europe, l’Europe... »

Les matins du “oui” sur France Culture

par Mathias Reymond,


Tous les matins sur
France Culture, Nicolas Demorand, avec l’aide de ses éditorialistes, interroge son invité. En général les questions s’articulent autour de sujets portant sur l’actualité de l’invité, mais depuis plusieurs mois, il est régulièrement question du Traité Constitutionnel Européen. Si les éditorialistes (Alexandre Adler, Olivier Duhamel, Alain-Gérard Slama) défendent le ‘oui’ quasi quotidiennement, les - rares - invités soutenant le ‘non’ se voient contraints de se conformer à des règles sévères d’expression.

La structure de l’émission

L’émission des Matins de France Culture, animée par Nicolas Demorand, a lieu du lundi au vendredi de 7 heures à 9 heures. Elle se présente sous une forme classique où journaux et chroniques alternent avec interviews et revue de presse. Sur les deux heures effectives d’émission, l’invité n’est présent à l’antenne que durant 45 minutes.

7h00 Le journal
7h15 La chronique économie de Olivier Pastré
7h20 Les enjeux internationaux Thierry Garcin et Eric Laurent
7h30 Le journal de l’Europe de Jean-Louis Crimon
7h35 la revue de presse européenne d’Anne Coudin
7h40 L’invité
7h45 La chronique d’Alain-Gérard Slama
7h50 L’invité (suite)
8h00 Le journal d’Hervé Gardette
8h15 La chronique d’Alexandre Adler
8h20 L’invité (suite)
8h30 La chronique d’Olivier Duhamel
8h35 L’invité (avec les questions des chroniqueurs)
8h55 Le portrait du jour par Marc Kravetz
9h00 Le journal d’Hervé Gardette

Interrogé par Nicolas Demorand, l’invité est contraint par un planning dans lequel une place importante est laissée aux chroniqueurs. Si les chroniques d’Alain-Gérard Slama et Olivier Duhamel ne dépassent que rarement les 4 minutes, celles d’Alexandre Adler avoisinent souvent les 8 minutes, ne laissant à l’invité que peu de temps avant la chronique suivante.

Lors de la venue de Paul Alliès [1], hostile au TCE, celui-ci n’a pu s’exprimer qu’une minute et 48 secondes après la chronique de 4 minutes et 17 secondes d’Alain-Gérard Slama, avant d’être interrompu par le journal de 8 heures. Après la chronique d’Alexandre Adler, inhabituellement courte (5 minutes 51 secondes), l’invité n’a pu s’exprimer que 7 minutes et 7 secondes sur les 10 minutes qui lui sont apparemment imparties. Au total, Paul Alliès ne s’est exprimé que 28 minutes et 30 secondes sur les 45 minutes laissées en principe à l’invité.

Lors d’une autre émission avec un partisan du ‘non’ Jacques Généreux [2], Nicolas Demorand n’accepte pas que celui-ci le coupe pour rectifier son propos : « Je vais vous laisser parler tout seul, dit-il, et puis les gens de l’ Acrimed seront heureux parce que comme ça il y aura un vrai travail de pédagogie  ! »[les passages en gras sont soulignés par nous] Avant de rappeler que « les temps de parole sont très précisément comptés par certains de nos auditeurs  ».

Le poids des chroniques

Dans un deuxième temps, les éditorialistes prennent la parole pour développer leur point de vue sur un thème de l’actualité. En période de campagne référendaire, il s’avère qu’ils n’hésitent pas à faire office de prescripteurs d’opinion, comme l’avoue régulièrement Alexandre Adler [3], estimant sans doute que le fait de le reconnaître vaut absolution pour ce connaisseur en propagande : « Je continue ma campagne éhontée pour le oui au référendum du 29 mai  » [4], ou encore : « Je voudrais convaincre nos auditeurs ici que le vote ‘oui’ à la constitution européenne s’impose » [5]. Et encore au lendemain des premiers sondages donnant le ‘non’ gagnant, lors de la venue de Paul Alliès : « Si la France se permet la farce de voter ’non’, et bien très vite, d’abord ce sera la déstabilisation complète du gouvernement de gauche allemand, qui se retrouvera sans allié, sans perspective, et sans possibilité de se projeter » [6]. Et trois jours plus tard, il ne peut s’empêcher : « Voter ‘non’ demain, je m’excuse de ce petit rappel de propagande , c’est non seulement mettre en danger les tiercés et les bonnes sœurs, mais c’est aussi probablement ne pas arranger cette équation qui paraît elle-même bien difficile. Il faut voter ‘oui’ !  » [7].

Admiratif devant l’intervention télévisée de Jacques Chirac, dont la quasi-totalité de la presse s’accordait pourtant à reconnaître qu’elle fut « ratée », y compris par Chirac lui-même, il affirme avec une apparente conviction : « Il a à peu près fait passer le message. Peut-être pas aussi bien que Olivier Duhamel tous les jours sur cette antenne. Evidemment moins bien que moi, ça, ça ne se compare pas, mais il a quand même été très bon dans l’ensemble et très convaincant pour des gens qui n’étaient pas convaincus » [8], avant d’ajouter une rengaine bien connue des auditeurs assidus de ses chroniques : « la démagogie qui a coulé à pleins flots, ici et là, que ce soit à l’extrême droite, que ce soit chez les souverainistes, que ce soit chez José Bové, ma bête noire attitrée, n’a jamais été contrée. (...) Moi quand j’étais un jeune communiste, je me battais à contre-courant contre les idées gauchistes, dont beaucoup étaient plus séduisantes, parfois même, que le roquefort asséché de José Bové ! » Nous sommes sur France Culture. Bon appétit.

Alexandre Adler souhaite « ardemment » la victoire du ‘oui’, car pour lui la montée du ‘non’ est « un véritable drame que nous vivons aujourd’hui » [9]. Lors de la venue de Jacques Généreux, il n’hésite pas, durant sa chronique pamphlétaire, à parler de « référendum sur l’Europe » et à soutenir cet élégant amalgame : « Il y a beaucoup de choses qui rapprochent Philippe De Villiers et Henri Emmanuelli, sauf peut-être effectivement le vote de Vichy en 1940  ». Pour lui, les partisans du ‘non’ représentent un « front anti-mondialiste » composé de « petits bourgeois et chasseurs qui votent ‘non’ à droite et [de] salariés qui votent ‘non’ à gauche » souhaitant « le maintien d’une France corporatiste, protégée et si ceci doit signifier une rupture avec l’Europe, et bien ils l’assument ».

Excessivement inquiet, notre chroniqueur continue : « Ne croyons pas que les propos alarmistes que les partisans du ‘oui’ comme moi-même tenons jour après jour sur la possibilité que l’Europe implose les inquiètent le moins du monde  ». Fin analyste, il précise que « nous avons l’émergence en France (...) d’un péronisme à la française puisque Nestor Kirchner, le ‘brillant’ [dit avec mépris] président argentin (...) est peut-être au fond, avec Hugo Chavez, le véritable prophète droite-gauche. » Bref, « la France qui est toujours à l’avant-garde des luttes politiques va connaître une véritable guerre civile froide  ». Rien moins que ça ! Et il n’hésite pas à conclure par cette phrase en forme de mot d’ordre qu’il a dû puiser dans ses engagements de jeunesse pourtant officiellement reniés aujourd’hui : « Entre le front anti-mondialiste qui naît autour du ‘non’ et les partisans du ‘oui’, alors oui pas de réconciliation, pas de prisonnier. » Souvenir, nostalgie ... .

Tout aussi passionné, mais moins « alarmiste » et provocateur qu’Alexandre Adler, Olivier Duhamel a au moins pour « excuse » d’être un ancien eurodéputé PS, et d’avoir participé à la rédaction du Traité Constitutionnel. Qu’il contribue activement à cette pédagogie quotidienne [10] n’est guère étonnant, mais on pourrait rêver qu’il le fasse avec modération. La réalité est toute autre.

Si Alexandre Adler s’éloigne parfois de la constitution pour parler de la Chine, du Pape ou des conflits du Proche-Orient, Olivier Duhamel est en campagne permanente. La plupart de ses chroniques touchent de près ou de loin à la question du référendum du 29 mai. Mais le plus souvent de très près, notamment sur les justifications dudit référendum : « On peut estimer que vu l’impopularité des gouvernants et au-delà, vu la crise du politique dans notre pays, l’appel au peuple est folie parce que porteur de toutes les dérives publicitaires [sic] et contre-plébiscitaires » [11].

Au lendemain des premiers sondages donnant le ‘non’ devant le ‘oui’, Olivier Duhamel, suggère « le risque du non » [12] et établit qu’un « ‘non’ français entraînerait pour l’Europe la stagnation, pour la France la marginalisation ». Mais sa chronique s’accompagne d’une recommandation intéressante : « La confrontation démocratique peut commencer à armes égales  ». A armes égales ? En quantité ? En espace ?

Rappelons que l’ensemble des chroniqueurs des Matins de France Culture défend le ‘oui’ au Traité Constitutionnel : outre Alexandre Adler et Olivier Duhamel, il y a aussi Alain-Gérard Slama qui l’affirme à son tour : « je suis fermement pour le ‘oui’ » [13] et Olivier Pastré, dont la chronique a lieu en début d’émission (20 minutes avant la première intervention de l’invité) craint « qu’il faille voter ‘oui’ depuis Nice  » [14]. La confrontation est-elle réellement à « armes égales » sur France Culture ?

Sous les feux croisés de l’équipe des Matins

Si les chroniqueurs profitent régulièrement de leur temps de parole pour faire des « petits rappels de propagande », on relève que, lors de la venue des partisans du ‘non’, la fin de l’émission se caractérise par une offensive sur le thème « Haro sur le défenseur du ‘non’ ». Durant les vingt dernières minutes, vont s’exprimer les chroniqueurs et l’animateur. L’invité devra répondre à un flot de remarques et d’interpellations.

Ainsi lors du passage de Paul Alliès, Nicolas Demorand précise en début de débat : « Une question courte : Alexandre Adler ». La question, alambiquée, durera plus longtemps que la réponse (1 minutes 16 secondes contre 50 secondes). Et Alexandre Adler reprend la parole en fin d’émission pour une question encore plus longue (1 minute 24 secondes). La réponse de Paul Alliès, elle, ne prendra qu’1 minute du précieux temps d’antenne.

Sur l’ensemble de l’émission, l’invité s’exprime autant que les éditorialistes et l’animateur réunis, mais son propos se voit entrecoupé de chroniques et de questions. Mais lui ne peut pas interrompre les chroniques de Slama ou d’Adler. S’il s’aventure à le faire, comme ce fût le cas quand Paul Alliès voulut répliquer aux provocations d’Alexandre Adler, Nicolas Demorand n’hésite pas à le rappeler à l’ordre en l’interrompant par un : « Ah bon, vous enfreignez le contrat ! »

Si France Culture maintient un certain pluralisme dans le choix de ses invités, ce n’est pas le cas, par contre, de ses chroniqueurs, zêlés prescripteurs d’opinion mobilisés pour la ratification du Traité. Mais leur propagande en faveur du ‘oui’ est si éhontée qu’un doute surgit : et si toute cette fine équipe travaillait en fait pour le ‘non’ en se rendant insupportable et en transgressant aussi ouvertement (et cyniquement) les règles élémentaires qui doivent régir tout débat démocratique ?

Lire la suite : « Les matins du « oui » sur France Culture : après le choc... »

Mathias Reymond


 
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Notes

[1France Culture, 21 mars 2005.

[2France Culture, 29 mars 2005.

[3Voir notre rubrique sur "les facéties d’Alexandre Adler".

[4France Culture, 11 avril 2005.

[5France Culture, 19 avril 2005.

[6 France Culture, 21 mars 2005.

[7 France Culture, 24 mars 2005.

[8France Culture, 15 avril 2005.

[9France Culture, 22 avril 2005.

[10Sur ce sujet, voir la pédagogie selon France Inter (1) et (2).

[11France Culture, 15 avril 2005.

[12France Culture, 21 mars 2005.

[13France Culture, 29 mars 2005.

[14France Culture, 21 mars 2005

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