Giscard d’Estaing et compagnie
Durant cette période, 5 partisans du « oui », 3 de droite, Valéry Giscard d’Estaing, Président de la Convention pour l’Europe mais aussi membre du Conseil Constitutionnel, Jean - Louis Bourlanges (UDF) et Jean - Paul Gauzès (UMP) et 2 de gauche, Pierre Moscovici (PS) et Jean - Pierre Girod, Vice - Président du Conseil Régional (Verts), sont interrogés contre... 1 seul partisan du « non », Henri Weber, Sénateur fabiusien (PS). Soit exactement 83,3 % pour le « oui » et seulement 16,7 % pour le « non ». Vive le pluralisme ! Ainsi donc, le PC, la LCR , LO, le FN et le MPF sont écartés par Paris-Normandie mais aussi des associations comme Attac ou le collectif pour le non de gauche (dit appel Copernic), pourtant fort présents sur le terrain.
Mais ce calcul ne tient pas compte de la place accordée à Valéry Giscard d’Estaing qui bénéficie d’un traitement très particulier. La « une » de l’édition du 21 avril 2005 lui est consacrée, photo à l’appui, sous le titre : « Interview exclusive - Europe : Giscard explique la Constitution ». Et en page 2, dans la rubrique « Le fait du jour », une grande interview avec trois photos couvre les 4/5 de la page : une place réservée uniquement à des évènements considérés par Paris-Normandie comme porteurs, c’est-à-dire, en général, comme vendeurs. Aucun des autres interviewés - relégués plus loin dans les pages du journal avec un format occupant à peine 1/5 de page - ne bénéficiera d’un tel honneur...
Ce traitement d’exception accentue la surexposition du « oui ». Mais Paris-Normandie ne se contente pas de soigner la pagination et les illustrations. C’est à un « expert » que le quotidien donne la parole , comme en témoignent les titres de la « une » - « Giscard explique la Constitution » - et de la page 2 : « Giscard défend « sa » Constitution ». Cette présentation d’un « expert » et d’un « sage » est confortée par les photos qui montrent un Giscard assis et appuyant ses propos de ses mains, dans la posture du pédagogue.
Jean-Pierre Boulais donne immédiatement le ton de cet interview en commençant par une fausse interrogation d’une remarquable pugnacité : « Qui mieux que le « père » du projet de constitution européenne peut l’expliquer aux Français alors que la campagne pour le référendum s’accélère ? ». Car Giscard ne prend pas parti : il « explique »...
C’est ce que Paris -Normandie met en valeur en insérant en gros caractère (au dessus de chacune des douze questions, des extraits des réponses qui, pour 8 d’entre elles, soulignent la prétendues qualités que Giscard prête à « sa » Constitution : « La Constitution est nécessaire », « L’Europe est un apport », « L’Europe que nous proposons n’est pas ultralibérale », « Transparente et simple », « L’Europe est un bouclier contre les délocalisations », « Les citoyens pourront faire des propositions », « L’Europe est définitivement pacifique », « La position de la France sur l’Irak serait respectée ». C’ est beau comme un livre scolaire...
Evidemment, aucune des questions soulevées par les partisans du « non » ne sera posée [2].
Et dire que Jean-Pierre Boulais prétend « contribuer - on ne se lasse pas de le répéter - à apporter des réponses aux questions les plus couramment posées, répondant ainsi pleinement à sa mission d’information ».
Giscard d’Estaing et compagnie (bis)
Durant cette même période (6 avril au 2 mai 2005) Paris-Normandie publie, hors interviews, 14 articles (dont 1 porte sur un sondage) consacrés à la question européenne. Seuls deux d’entre eux concernent des partisans du « non » : un petit article de cinq paragraphes intitulé « Mégret dit « non » à une Constitution « obscure » » relate le passage à Rouen du représentant d’extrême-droite ; un second article, lui aussi de cinq paragraphes, mais encore plus court relate la manifestation syndicale du 1er mai à Elbeuf sous le titre « Non à l’Europe des patrons ».
Le débat soulevé par la « directive Bolkestein » est escamoté par un habile petit article paru le 8 avril 2005, intitulé « Bolkestein n’est « pas Frankestein » avec une photo de l’intéressé, qui se contente de reprendre des propos de l’ancien commissaire européen ... sans s’attarder sur le problème de dumping social et fiscal que soulève cette directive.
En revanche, Paris-Normandie choisit de donner plus de relief à deux articles - aux titres nettement plus expressifs - qui permettent de ne pas s’égarer sur la route du « oui ».
Le 28 avril 2005, Jean-Pierre Boulais, encore sous le charme de l’interview que Giscard lui a accordée une semaine plus tôt, titre son article « Giscard fait un tabac à Rouen ». Un article d’une déférence qui frise l’obséquiosité : « Giscard ne change pas. Méthodique, il fixe les règles de la rencontre avec l’auditoire. « Avant de débattre, je vais vous expliquer la Constitution... ». » Jean-Pierre Boulais a tellement aimé la démonstration qu’il décrit Giscard avec une boite de cirage d’une rare efficacité : « Décontracté, précis, clair, l’ancien Président de la République présente, analyse dissèque les différents articles de la Constitution ». Un vrai chirurgien. Merci Docteur.
Après Giscard, Paris-Normandie ne pouvait manquer d’accorder une place de choix à l’intervention de Lionel Jospin sur France 2. L’article, titré « Voter non, c’est sanctionner la France », est illustré par une photo montrant un Jospin très professoral, les deux mains posés sur une table en verre et... souriant. Les commentaires de Paris-Normandie sont d’une rare impertinence : « Il n’avait pas parlé à la télévision depuis son départ de la vie politique, le 21 avril 2002. L’intervention d’hier soir de Lionel Jospin sur la Constitution était donc très attendue » suivi de « La prise de parole de Lionel Jospin est toujours un événement ». Des propos d’une haute teneur en information, aussi savonneux que les questions posées sur France 2 par Alain Duhamel, chaud partisan du « oui », face à Lionel Jospin partisan du... « oui »
Que du bonheur...
A ces deux articles, il faut ajouter celui qui, quelques jours auparavant, rendant compte de la prestation pourtant médiocre de Chirac sur TF1 parivient à la présenter de manière positive. Le titre abrite la position de Paris-Normandie sous une quasi citation du Président de la République : « Référendum : « n’ayez pas peur de l’Europe » »
Avec, sous la photo, cette présentation : « La prestation était attendue. Hier soir, le Président Jacques Chirac a plaidé pour le « oui » au Traité Constitutionnel Européen et a affirmé, qu’en cas de défaite, il ne quitterait pas l’Elysée. Le chef de l’Etat a estimé que si le « non » l’emportait, la France deviendrait « le mouton noir de l’Europe et que le processus de construction européenne s’arrêterait ».
Dans l’article proprement dit, Paris-Normandie se borne à reprendre les propos qui servent à dramatiser l’enjeu : « La France serait considérablement affaiblie" et considérée comme "le mouton noir" en Europe. Vous aurez en réalité 24 pays sur 25 qui voteront "oui" et pas le mouton noir qui aura tout bloqué. ». Qui parle ? Chirac bien sûr, mais aussi Paris-Normandie...
... qui poursuit son œuvre salutaire par ce titre extraordinaire : « L’Europe, c’est que du bonheur » [3]. Avec cette courte présentation : « Adepte lui aussi de la positive attitude, Jacques Chirac a exhorté les jeunes avec lesquels il débattait hier soir sur TF1 à ne pas avoir peur de l’Europe ».
Adepte lui aussi de la « positive attitude », le quotidien régional livre, enfin, à ses lecteurs une analyse très critique de la prestation de Chirac en proclamant que « la prestation télévisée retransmise hier soir sur TF1 a montré un président résolument positif sur l’avenir [...], tour à tour pédagogue, maîtrisant son sujet, Jacques Chirac a appelé à être fiers d’être européens ».
L’information dans Paris-Normandie ce n’est « que du bonheur », comme le montre un dernier exemple. A l’occasion de la publication d’un « sondage exclusif », l’insatiable Jean-Pierre Boulais, à l’instar de ses confrères, s’inquiète. Il s’inquiète que Jacques Chirac ait « pris le risque de voir l’objet de cette consultation populaire pris dans la nasse de la politique nationale » et que « ce mélange des genres vampirise évidemment le débat européen et contribue à alimenter le doute chez les électeurs déjà perturbés par une actualité sociale qu’ils jugent inquiétante ».
Ainsi les électeurs sont « perturbés » ! Et ce n’est pas parce que l’actualité sociale est réellement inquiétante, mais simplement parce qu’ils la jugent inquiétante...
Mais si des lecteurs de Paris-Normandie peuvent contester l’orientation du quotidien, ce n’est pas parce qu’ils la jugent partiale, c’est parce qu’elle l’est réellement... et se défend de l’être.