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Insécurité : les tripatouillages de Villepin

Les journalistes sont-ils voués à être les chargés de communication du Ministère de l’Intérieur ? C’est ce que l’on peut craindre quand on constate avec quelle légèreté ou quelle désinvolture intéressée nombre d’entre eux " manipulent " les chiffres eux-mêmes manipulés de la hausse, ou de la baisse (c’est selon...), de la délinquance. Nous n’avons pas pour vocation de devenir des conseils en journalisme ; mais il arrive que sur certains sujets - et celui-ci le justifie amplement -, nous alertions sur les risques de désinformation ceux dont la tâche est aussi de tenter de la déjouer. Une désinformation, en matière d’insécurité, dont ils pourraient se faire les relais s’ils ne prenaient pas en compte les remarques du Canard enchaîné, et surtout de l’association Pénombre, que nous reprenons ci-dessous.

Sarkozy et Villepin sont-ils vraiment si différents ? L’un des points communs des ministres de l’Intérieur successifs depuis le retour de la droite au gouvernement, au printemps 2002, est leur acharnement à publier des statistiques censées démontrer la baisse de l’insécurité. Une étude de l’association Pénombre, en mars 2005, et un article du Canard enchaîné, le 19 janvier 2005, éclairent les manipulations contenues dans les annonces triomphalistes du ministre de l’Intérieur Dominique de Villepin en janvier 2005.

Dans un article titré " Des chiffres à la poudre de Villepinpin ", Le Canard enchaîné (19 jan. 05) rappelle que lors de ses vœux à la presse, le 14 janvier 2005, Villepin s’est prévalu de chiffres de la délinquance en baisse, et notamment ceux de la " délinquance violente contre les personnes " - son prédécesseur Nicolas Sarkozy n’avait pas pu avancer de tels résultats " malgré ses exploits statistiques ", relève Le Canard.

Le ministre a annoncé " pour la première fois en 2004 un très léger reflux " (- 0,25 %), voire " un coup d’arrêt " sur cette fameuse " délinquance violente contre les personnes ". Alors même, indique Le Canard, que plusieurs des violences en question sont en hausse (séquestrations, viols sur mineurs, vols à main armée contre des transports de fonds).

La clé de l’énigme réside dans un " petit tripatouillage ". Le ministère a abandonné cette année son " indicateur statistique traditionnel “crimes et délits contre les personnes” ", car il mélangeait, selon le cabinet du ministre, " la carpe et le lapin " (délits sur la garde des enfants, violations de domicile...) mais omettait " vols avec violence ", " violence à dépositaires de l’autorité ". Et Le Canard de préciser que cet indice avait surtout l’énorme défaut d’être en hausse : + 4,76 % entre 2003 et 2004 (selon Le Monde, 16 jan. 05). L’Observatoire national de la délinquance, organisme officiel présidé par Alain Bauer, a donc été prié de mettre au point un nouvel indicateur de la violence aux personnes. Mais le nouvel indicateur affichait quand même une hausse de 0,7 % sur 2003-2004.

Or, " fort opportunément " note Le Canard, la Direction générale de la police nationale a extrait en octobre 2004 de l’indicateur la catégorie des " menaces ou chantages " [1]. " Revu et corrigé ", l’indicateur affiche désormais une baisse de 0,25 % [2].

L’association Pénombre [3], dans sa Lettre n° 39, de mars 2005, se penche, elle aussi, sur les assertions de Dominique de Villepin, en janvier 2005 : les crimes et délits enregistrés en 2004 auraient connu une baisse de 4,2 %, " la plus forte baisse depuis 10 ans " (le Journal du Dimanche, 2 janvier 2005) [4].

- Première objection : " On peut se demander comment les voitures brûlées de la Saint Sylvestre pouvaient déjà être comptabilisées le 1er janvier ! A moins que les comptes n’aient été arrêtés plus tôt ", objecte Bruno Aubusson de Cavarlay, évoquant le " théorème de Demonque ", popularisé de longue date par Pénombre :

" Sur une courte période, les statistiques de la délinquance varient en proportion inverse de la popularité du ministre de l’intérieur auprès des agents chargés du collationnement des données qui les fondent. "

- Deuxième objection : ces chiffres " ne comptabilisent que de supposés crimes et délits, objets de signalement au parquet par les services de police et de gendarmerie. D’ailleurs, le recueil statistique dit 4001 (en référence au numéro d’imprimé administratif qui servait à l’établir au temps du papier) ne concerne pas tous les crimes et délits. " Par exemple, sont exclus les délits routiers, les " infractions relevant d’administrations spécialisées (impôts, douanes...) ", les contraventions (dont les " coups et blessures volontaires avec ITT de moins de 8 jours sans circonstances aggravantes "), les infractions relevées en " main courante " (" sans signalement ultérieur aux autorités judiciaires ")...

Le 14 janvier, lors de ses vœux à la presse, le ministre de l’Intérieur affiche le chiffre de - 3,76 % [5]. Toujours " supérieur à la baisse affichée par son prédécesseur (- 3,38 %) "...

Objections :

- " S’agissant des infractions contre les individus victimes qui forment la plus grosse part du total, [la baisse] peut résulter d’un nombre plus faible d’infractions ou de victimes, d’une proportion plus faible de victimes s’adressant à la police ou d’une proportion plus faible des plaintes des victimes consignées sur procès-verbal et transmises au parquet " ;
- " Pour certains types d’infractions, une même victime peut déclarer plusieurs infractions dans un temps plus ou moins rapproché. "

Dans ce même numéro de la Lettre de Pénombre, une correspondante, victime d’un vol, témoigne de ses difficultés à faire enregistrer sa plainte au commissariat de police. Bruno Aubusson de Cavarlay rappelle que la " culture du résultat " a donné lieu à une " mise en scène ", avec " félicitations et blâmes publics pour les derniers et premiers du palmarès ". Et estime que la " démarche d’évaluation " s’avère " facilement contre-productive si elle conduit les évalués (policiers et gendarmes) à jouer de leur marge de manœuvre dans la collecte statistique pour obtenir des résultats chiffrés en leur faveur ".

Bruno Aubusson de Cavarlay examine ensuite la notion de " taux d’élucidation ". D’un côté, les faits constatés baissent (on devrait les appeler les " faits signalés au parquet ") ; de l’autre, les personnes mises en cause augmentent (c’est-à-dire les " personnes présumées coupables d’une infraction qui ont été entendues par procès-verbal ", présomption qui " pourra par la suite être infirmée lors de la procédure judiciaire "). " Cela aura conduit à considérer les faits recensés comme étant “élucidés”, le taux d’élucidation étant pour chaque catégorie d’infraction le rapport du nombre de faits élucidés au nombre de faits constatés. "

Comment faire grimper le " taux d’élucidation " ? La recette est triviale. Le Point (3 février 2005) fournit le témoignage d’un commissaire : " Quand, le 15 du mois, le taux d’élucidation est faiblard, on envoie ses troupes ramasser tous les fumeurs de shit et les vendeurs à la sauvette. "

On touche à l’absurde quand des taux d’élucidation dépassent les 100 % : " des faits sont comptés comme élucidés sans même avoir été comptés parmi les faits constatés " ! Mais les chiffres publiés concernent le total des infractions : " le taux moyen de 32 % varie entre 3 % pour les vols à la tire (pickpockets) et 112 % pour l’usage-revente de stupéfiants. "

Résultat : " Ce qui est présenté comme mesure d’activité (les faits élucidés, les mis en cause, et pour assaisonner le tout, les délits enregistrés à l’initiative de la police) augmente, tandis que le total des faits constatés (qui mesurerait la délinquance) diminue. "

" Les enquêtes dites de victimation, où les personnes interrogées déclarent les faits dont elles ont été victime, devraient maintenant contribuer à faire sortir la mesure de la délinquance de ces manipulations et du registre des croyances ", avance Bruno Aubusson de Cavarlay, qui relève que " les vols sans violence les plus nombreux (cambriolages et vols liés aux véhicules à moteur) sont orientés à la baisse depuis le milieu des années 1990 tandis que les agressions physiques sont en hausse ", mais les premiers sont " en gros cinq fois plus fréquents que les violences physiques selon les déclarations des victimes lors des enquêtes annuelles de l’Insee " [6].

Conclusion de Bruno Aubusson de Cavarlay : " la difficulté avec les records de baisse des deux derniers ministres de l’intérieur est double ". 1. La " baisse des vols sans violence [...] ne les a pas attendus ". 2. La baisse affichée nie " la persistance d’actes connotés d’une violence plus ou moins forte à la hausse. Pour ceux-ci, la statistique de la police est le plus mauvais outil de mesure qui soit : les modifications législatives et les transformations des pratiques policières (par exemple le meilleur accueil des victimes d’agression, en particulier sexuelle) tendent à enregistrer plus d’infractions. "

Aussi, " que le ministre fixe maintenant à ses troupes l’objectif de faire baisser les violences enregistrées devrait constituer pour les citoyens un motif d’inquiétude profond quand on sait qu’aujourd’hui encore, plus de la moitié des victimes ne porte pas plainte. "

 
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Notes

[1" Au nez et à la barbe " de l’Observatoire, selon Le Canard, dont une des sources est Alain Bauer, cité quelques lignes plus loin : " Les menaces, qui impliquent une confrontation physique entre auteur et victime, sont pourtant une forme d’agression ".

[2Le " coup de canif ", précise l’hebdo, est signalé " en quatre lignes, en annexe du document de présentation de l’indicateur sur le site de l’Observatoire ".

[3Qui travaille sur le rôle des chiffres dans le débat public.

[4" La baisse relevée en 1995 était de 6,5 %. Un ministre fâché avec le compte des intervalles et des bâtons en somme mais maniant l’allusion habilement, l’année 1995 (élection présidentielle) pouvant constituer pour lui une référence pertinente... ", écrit Bruno Aubusson de Cavarlay (Pénombre).

[5Il " laisse tomber dans l’oubli " le 4,2 %, mais la presse ne relèvera pas cette contradiction...

[6" Ajouter les injures et menaces ferait grosso modo doubler le nombre d’agressions ", note Bruno Aubusson de Cavarlay, mais " la majeure partie n’est pas considérée comme des crimes et délits ", et n’est donc pas comptabilisée en cas de plainte. Ce qui pointe une " limite des comparaisons de sources statistiques ", selon l’animateur de Pénombre : " En dehors des facteurs purement techniques de période ouverte ou d’unités de compte, il y a un changement de définition, le point de vue des victimes et celui des professionnels n’étant pas le même. " En revanche, précise-t-il, " les enquêtes ont confirmé l’ampleur et la variabilité de la proportion de faits non rapportés à la police. "

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