Conformément au titre de sa tribune - « Oui, non : les médias, cibles un peu trop faciles », Philippe Fremeaux commence par contester les effets de l’engagement massif des médias pour le « oui ». Mais c’est pour exclure toute position de principe et toute réflexion globale sur les condition d’exercice du pluralisme démocratique, réduit à cette caricature : les médias ont le devoir d’interroger... ceux que les médias interrogent. Un vibrant éloge du statu quo.
Hors sujet
« Le non a-t-il la place qui lui revient dans le débat public ? » Nous connaissons déjà la réponse : « Ne pas accorder la même place aux deux camps n’est pas un signe de malhonnêteté ». Mais Frémeaux suit un chemin détourné qui commence ainsi : « Au moment où les sondages se font plus hésitants, certains de ses partisans dénoncent le comportement des médias. ». Un peu plus loin, on pourra lire : « On comprend que ses partisans mobilisent cet argument au moment où leur position marque le pas. » Comme si cette « dénonciation » n’était qu’un argument de campagne référendaire... C’est oublier un peu vite que cette contestation du « comportement des médias » n’a pas attendu la baisse du « non » dans les sondages puisqu’elle fait l’objet depuis longtemps (et pas seulement à l’occasion de cette campagne), notamment sur le site d’Acrimed, de publications récurrentes.
A peine l’engagement massif des « grands médias » en faveur du « oui » est-il vaguement reconnu que ses effets sont contestés : « De fait, les grands médias, notamment audiovisuels, apparaissent majoritairement favorables au oui. Mais cette attitude explique-t-elle les mouvements de l’opinion ? La réponse ne va pas de soi. »
Pourtant, à une question ainsi posée, la réponse va évidemment de soi puisque personne ne songe à imputer aux seuls médias les « mouvements de l’opinion » !
Pour Philippe Frémeaux, deux exemples (simplifiés) d’échecs électoraux (Edouard Balladur en 1995, et Lionel Jospin en 2002) suivis d’un rapide évocation de la campagne en cours suffisent à relativiser le rôle des médias ... et permettent de passer d’une interrogation perplexe sur une incidence difficile à évaluer à l’affirmation péremptoire d’une large indépendance » : « Dit autrement, poursuit-il un peu plus loin, les raisons qui font progresser ou régresser le non et le oui sont largement indépendantes de la place occupée par les partisans du oui et du non dans les médias. » [en gras : souligné par nous]
Quant à l’explication des « mouvements de l’opinion », la voici : « C’est d’abord la crédibilité des discours tenus qui est en cause, crédibilité qui peut changer en fonction du moment, de la dynamique de la campagne. L’orientation de la majorité des médias n’a pas empêché la montée du non ». Certes, les effets du battage médiatique ne sont pas directs, mécaniques et indifférenciés. Mais de là laisser entendre que les médias ne joueraient aucun rôle dans l’imposition de la « crédibilité des discours tenus » ! Seul un pont suspendu sur le vide permet de franchir l’océan qui sépare la première affirmation de la seconde.
En réalité, ce qui ne va pas de soi ce n’est pas la réponse, mais la question : le problème n’est pas de savoir si l’influence effective des médias, impossible à quantifier au demeurant, explique un peu, beaucoup, ou pas du tout les « mouvements de l’opinion », mais de dénoncer d’abord, par principe et au nom de ces mêmes exigences démocratiques dont les notables de la presse ne manquent pas de se prévaloir, le flagrant déséquilibre de temps de parole, d’espace et de conditions d’expression entre les positions adverses.
Parce que la question démocratique, en l’occurrence, n’est pas « sa » question, Philippe Frémeaux se place délibérément « hors-sujet »
Pédagogie ?
... Et il poursuit s’in,terrogeant à nouveau : « On peut d’ailleurs se demander si l’attitude des médias est réellement favorable au oui. ». Pour répondre à cette question, Phillipe Frémeaux s’offre un détour dont il faut tenter de résumer le sens avant de le parcourir : ce serait parce que les grands médias se sont désintéressés hier de l’Europe qu’ils ont défavorisé le « oui » ! Voila qui suffit à justifier l’intensité de la propagande médiatique d’aujourd’hui... Tout cela en deux affirmations et une conclusion.
- Première affirmation : « « Ce référendum, qui porte ratification d’un traité international déjà signé par nos dirigeants, provoque un réflexe légitimiste au sein des grands médias ¬ et notamment du service public ¬ au-delà même des convictions dominantes des éditorialistes. » Sans doute la critique des médias que Philippe Frémeaux appelle de ses vœux nous éclairera-t-elle, sociologie du journalisme à l’appui, sur ce prétendu « réflexe légitimiste » ...
- Deuxième affirmation (dont le rapport à la précédente nous échappe un peu...) : « Les grands médias audiovisuels expliquent le traité au bon peuple (1) faute d’en avoir débattu au moment où il était en discussion et notamment lors des travaux de la convention puis de la conférence intergouvernementale qui l’a suivie. » On commence à deviner que l’effet défavorable au « oui » des grands médias résulte non d’un trop plein de propagande mais d’un défaut d’explication. Et comme l’on apprend en passant que « Les grands médias audiovisuels expliquent le traité au bon peuple » (1), pour contribuer, indirectement, à cet intense travail pédagogique, Philippe Frémeaux se fend alors d’une note (1) qui précise : « comme le montrait Daniel Schneidermann dans Arrêt sur images sur France 5 le 8 mai. » Or ladite émission montrait exactement le contraire, et en particulier que présentateurs, éditorialistes et prétendus experts n’expliquent pas le Traité, mais le défendent.
- Conclusion : « Le désintérêt qui fut alors le leur ouvre aujourd’hui un boulevard à tous ceux qui présentent le traité comme le fruit d’un complot secret des élites mondialistes néolibérales. » Imputer une prétendu « théorie du complot » à tous ceux qui invoquent des acteurs et des causes que l’on préfère ignorer est le grand « truc » du moment... Mais surtout le sarcasme qui porte sur « ceux qui présentent le traité comme le fruit d’un complot secret des élites mondialistes néolibérales », a de quoi surprendre chez le directeur d’un mensuel figurant encore parmi les membres fondateurs d’Attac, qui dénonce, comme chacun sait, un Traité « dans la droite ligne des politiques néolibérales menées en France, en Europe et dans le monde » [1].
Vient enfin le moment, au double sens de l’expression, de « toucher le fond ».
Tout va bien dans le microcosme !
Il faut attendre le cinquième paragraphe pour que Philippe Frémeaux finisse par effleurer la question centrale : « Reste à définir ce que doit être la déontologie sur ce sujet et notamment la place légitime du oui et du non. » Comme s’il s’agissait seulement d’une question de déontologie !
Quoi qu’il en soit, Philippe Frémeaux ne badine pas avec la déontologie. La preuve ? « Au risque de choquer, rappelons que ce n’est pas parce qu’il nous faut répondre oui ou non à la question que les partisans du oui et du non doivent nécessairement bénéficier d’une place équivalente dans les médias . »
« Rappelons » ? Voici la raison de ce prétendu rappel : « Les médias ont le devoir d’interroger d’abord les responsables politiques des partis les plus représentatifs ou les intellectuels les plus reconnus. Il se trouve en l’occurrence qu’ils sont très majoritairement favorables au oui. »
Ce tour de magie laisse pantois. La question démocratique du pluralisme, déjà transformée en une simple question déontologique, est réduite à la distribution des places au sein du microcosme des élites médiatiquement reconnues.
- Mais que sont « les partis les plus représentatifs », quand ils ne représentent même pas la moitié de l’électorat ? Quand cette prétendue représentativité est au moins en partie le produit du scrutin majoritaire qui provoque un écrémage du pluralisme ? Quand les deux grands partis appelés à gouverner ont pris chacun leur tour une claque électorale ?
- Et qui sont ces « intellectuels les plus reconnus » ? Pourquoi des intellectuels devraient-ils bénéficier d’un privilège particulier ? Et sur quels critères fonder leur choix ? La réponse à cette dernière question est implicite : les intellectuels que doivent reconnaître les médias sont ceux qui sont reconnus pas les médias. Inutile d’objecter que des intellectuels, universitaires ou autres, sont nombreux à s’engager dans la bataille du « non » : les intellectuels reconnus par les médias sont les intellectuels reconnus par les médias. Fonder le pluralisme sur une telle tautologie permet de consacrer le pluralisme à sens unique. Et comme les médias favorables au « oui » reconnaissent presque exclusivement les intellectuels favorables au « Oui », les intellectuels favorables au « non » seront invités à décorer marginalement le microcosme.
Pour faire son entrée dans ce microcosme, Philippe Frémeaux a généreusement payé le droit de péage : consacrer la domination des dominants. Mais il doit encore s’acquitter d’une taxe supplémentaire : refuser d’être censuré par ceux auxquels il ne concède qu’un strapontin.
Censure ?
« Enfin, une censure ne doit pas en cacher une autre. » Après avoir justifié sans la nommer la censure des partisans du « Non », Phillippe Frémeaux la découvre enfin, mais pour s’indigner de celle qui s’exercerait sur les partisans du « oui » : « Réclamer un comportement plus honnête des médias ne justifie pas que ceux qui s’en font les censeurs les mettent dans le même sac dès lors qu’ils ne sont pas les bons petits soldats du non (2) »
Revendiquer ainsi le sens des nuances après avoir justifié que les partisans du « non » en soient déontologiquement privés pourrait prêter à sourire. D’autant qu’à l’appui de ce soudain accès de tact démocratique, Philippe Frémeaux mentionne en note (2) comme exemple de censure ce que « fait Serge Halimi dans le Monde diplomatique de mai 2005 ». Comme si son propos était de discuter de la diversité des arguments, alors qu’il est simplement - si l’on ose dire - de mettre en question l’omniprésence des éditorialistes favorables au « Oui » et leur aveuglement. Mais il est vrai qu’Halimi mentionne... Alternatives économiques [2].
Dans ces conditions, comme la censure des partisans du « oui » est particulièrement bien cachée, Philippe Frémeaux, au comble de l’indignation, en révèle les traits les plus odieux : « Réduire toute prise de position en faveur du oui à un alignement sur les positions des puissants, à une défense des « élites » contre le « peuple » est à la fois insultant et démagogique. » En revanche, il ne serait ni « insultant » ni « démagogique », s’agissant des partisans du « non », de submerger l’espace médiatique de caricatures où dominent « infantilisme », « absence de réflexion » et « passions basses » tandis que les tenants du « oui » incarneraient pondération, sens des responsabilités et monopole de la raison.
Toute l’argumentation de Frémeaux tient donc dans cet argument massue contre les « censeurs » de la propagande médiatique : c’est celui qui le dit qui y est.
Confondant, une fois encore, les arguments en discussion et la question du pluralisme démocratique, Philippe Frémeaux assène : « Nul ne s’étonne, assène-t-il, de ne trouver aucun point de vue favorable au oui dans le Monde diplomatique ou dans l’Humanité. En quoi les titres qui ont fait un choix différent, comme celui que j’ai l’honneur de diriger, seraient indignes ? » Ainsi le petit monticule argumentatif de Philippe Frémeaux n’avait qu’un objectif : défendre la « dignité » du titre et son propre « honneur » ! Et comme le Monde diplomatique et l’Humanité sont favorables au « non », il n’ y a plus d’autre problème d’équilibre dans la campagne en cours !
Critique ?
En réduisant le paysage médiatique à une simple somme de lignes éditoriales indépendantes les unes des autres, Philippe Frémeaux parachève sa légitimation de la domination outrancière des médias favorables au « oui » par une critique de la presse ultra minoritaire qui soutient la cause du « non » et à laquelle il est simplement concédé le droit d’exister.
En confondant allègrement la question de l’indépendance éditoriale des titres et celle de l’hégémonie d’un même point de vue, Philippe Frémeaux ne s’interroge même pas sur l’adhésion à la propagande médiatique des services publics audiovisuels.
On se doute que, dans ses conditions, la question de la confiscation et de la mutilation du pluralisme démocratique par des médias dépendants de quelques groupes aux intérêts communs ne suscite chez lui aucun tremblement de plume.
En faisant l’impasse sur ces aspects essentiels, Philippe Frémeaux ne propose rien d’autre que de maintenir le statu quo.
« Il faut critiquer les médias, proclame-t-il : la faiblesse de l’information indépendante menace aujourd’hui la qualité de notre démocratie. Mais cette critique doit s’exercer à l’encontre de tous les médias, sans aucune exception, et sur tous les sujets sauf à instrumentaliser l’attachement des citoyens au pluralisme en faveur de son propre camp politique » Comment ne pas souscrire à une telle profession de foi,... surtout quand c’est l’attachement au pluralisme qui dicte la contestation de l’ordre médiatique existant ?
« Il faut critiquer les médias », sans aucun doute ; mais on attend encore qu’Alternatives économiques et son directeur le fassent. Nous risquons d’attendre longtemps : si, pour Philippe Frémeaux, il existe, semble-t-il, des alternatives économiques, il n’existe pas d’alternatives médiatiques.
Henri Maler