Le conseil des prud’hommes de Paris a condamné vendredi 13 mai 2005 l’entreprise Le Monde pour le licenciement abusif du journaliste Daniel Schneidermann en septembre-octobre 2003 (lire Daniel Schneidermann licencié par Le Monde ? [1]). La direction du journal lui reprochait les passages de son livre Le cauchemar médiatique (Denoël, oct. 2003) [2] où il critiquait la façon dont elle avait réagi au livre La Face cachée du Monde, de Philippe Cohen et Pierre Péan (Fayard/Mille et une nuits, 2003).
C’est le principal concerné qui, le jour même (vendredi 13 mai), annonce la décision des prud’hommes, sur le « blog » qu’il partage avec David Abiker et Judith Bernard (autres collaborateurs de l’émission de France 5 « Arrêt sur images »). Lundi 16 mai, Libération (qui avait « récupéré » le chroniqueur quelques jours après l’annonce de son licenciement), consacre à ce jugement deux tiers d’une colonne de sa page Médias. Et le site Internet du Nouvel Observateur apporte des précisions supplémentaires dans l’après-midi [3].
L’avocat du Monde « a plaidé que Daniel Schneidermann aurait pu se montrer critique sans problème à l’intérieur du journal, mais que puisqu’il l’avait fait à l’extérieur, c’était une manière de dénigrer Le Monde ». C’est ce qu’indique l’avocat de Schneidermann, Me Michel Zaoui. Ce dernier a répondu notamment qu’il ne s’agissait « pas de dénigrement mais d’une critique d’un amoureux blessé ». Après-coup, il estime que la décision des prud’hommes est « extrêmement importante parce qu’elle porte sur la liberté d’expression du journaliste, même à l’extérieur de l’entreprise ».
C’est en effet la question décisive. Rappelons que la convention collective des journalistes (art. 3.b) prévoit « le droit pour les journalistes d’avoir leur liberté d’opinion » mais que « l’expression publique de cette opinion » (ne doit) « en aucun cas porter atteinte aux intérêts de l’entreprise de presse dans laquelle ils travaillent ».
Il faut se souvenir - ce que ses confères omettent de mentionner - que le livre de Schneidermann avait été précédé au cœur de la tourmente de La Face cachée de prises de positions publiques courageuses, compte tenu du « climat » entretenu par la direction du quotidien (lire Le Monde : la chronique censurée de Daniel Schneidermann, Le Monde censure son médiateur, Le Monde censure Daniel Schneidermann, Censure : Le Monde confirme (et se contredit)).
Le Monde a été condamné à verser 80 000 euros de dommages et intérêts, dont la moitié doit être versée avant même un éventuel appel (« exécution provisoire »). Selon Me Zaoui, cette exécution provisoire est « exceptionnelle en matière de dommages et intérêts ».
Sur son « blog », le 13 mai, Schneidermann prévoyait que Le Monde allait faire appel. Et encourageait Jean-Marie Colombani à le faire : « Je souhaite en effet que le droit de faire du journalisme sur le journalisme soit fondé sur une solide jurisprudence, édicté par une cour d’appel, la cour de cassation, voire une juridiction européenne (vive l’Europe !) ». Et Le Monde fait appel (site de l’Obs, 16 mai) : « Nous sommes très étonnés de la décision du Conseil des Prud’hommes qui a jugé que le licenciement était sans cause réelle et sérieuse pour un journaliste qui s’est permis de dénigrer son journal et son employeur sur une trentaine de pages », a estimé Fabrice Nora, directeur général du Monde.
Surprise ! Le 17 mai, Le Monde (daté du 18 mai, sur un tiers de colonne de sa page Médias) assume son devoir d’information sur ce sujet où il est mis en cause : « “Le Monde” condamné aux prud’hommes ». Sobre, rappelant synthétiquement les faits, l’article résume ainsi le conflit : « M. Schneidermann, ancien chroniqueur télévision, avait été licencié en 2003 pour " cause réelle et sérieuse ", la direction du journal considérant qu’il avait dressé " un véritable réquisitoire contre Le Monde et ses dirigeants " dans un ouvrage intitulé Le cauchemar médiatique, publié après La Face cachée du Monde de MM. Péan et Cohen. »
Il est en effet surprenant que Le Monde soit aussi... informatif, alors qu’il s’était montré beaucoup plus discret s’agissant de la condamnation de Jean-Marie Colombani dans « l’affaire Botton » [4].
Surpris, Schneidermann n’a pas manqué de l’être, puisqu’il écrivait sur son "blog" le 13 mai : « Vous pouvez guetter dans les colonnes du Monde, anciennement journal de référence, l’annonce de cette condamnation : à mon avis, vous n’êtes pas près de la lire » [5]. Ce « pari » perdu suggère qu’il n’était pas inutile de le rendre public et que, sur l’appel comme sur la publication de l’information dans Le Monde, notre chroniqueur semble avoir davantage d’influence sur la direction du Monde de l’extérieur du quotidien qu’à l’intérieur !
Il ne reste qu’à espérer que le jugement prononcé contre Le Monde sera confirmé en appel (... et que le licenciement d’une pigiste, intervenu dans l’équipe d’« Arrêt sur images », connaîtra un dénouement aussi respectueux de ses droits [6]).
Le licenciement de Daniel Schneidermann - nous n’en n’avons jamais douté - était totalement injustifié. Que le tribunal lui donne raison est un motif de satisfaction non seulement pour lui-même, mais également pour tous ceux qui sont attachés à la liberté d’expression des journalistes, qu’ils le soient ou non.