I. Béatrice Schonberg et les questions que tout le monde se pose
La première séquence était consacrée au suivi de la campagne électorale. La deuxième était dédiée à l’interview d’un homme politique dans le cadre des invitations censées être équitablement réparties entre partisans du « oui » et du « non ». Une dernière séquence enfin qui présentait un aspect du traité constitutionnel. Si, formellement, tout donne à penser que le CSA ne trouvera rien (ou presque) à reprocher à la chaîne s’agissant de comptabiliser des temps de parole, sur le fond par contre, comme le montre la simple retranscription ci-dessous, il en va différemment.
L’invité du jour était un partisan du ‘non’, Laurent Fabius. L’interview réalisée en plateau en direct est précédée par deux reportages. L’un porte sur un meeting du Front national (autre partisan du ‘non’...). La voix off du journaliste insiste sur l’étroit nationalisme des militants de ce parti qui, en outre, se prononcent pour le ‘non’ alors qu’ils ne lisent même pas la constitution (il est bien connu que tous les partisans du ‘oui’ connaissent le traité sur le bout des doigts). Le journaliste mentionne également le penchant de ces militants pour le vin rosé... On voit et entend également, dans ce reportage, Le Pen qui cite au passage Laurent Fabius, ce dernier ayant constaté, comme d’autres, que le traité ne sera pas facilement révisable. Cet extrait a été choisi, évidement, sans intention particulière... Le second reportage reprend simplement les propos de François Hollande, un partisan du « oui » mais qui fustige Laurent Fabius, accusé de poursuivre des ambitions personnelles et n’avoir choisi le « non » que par calcul (il est bien le seul parmi les hommes politiques...). Cet extrait également a sans doute été choisi en fonction de sa haute teneur explicative.
Vient le moment de l’interview. Plutôt que d’interroger Laurent Fabius sur ses positions au sujet du Traité constitutionnel européen, Béatrice Schönberg lui pose les questions-que-tout-le-monde-se-pose, c’est-à-dire les questions qu’elle se pose ... à la lumière des reportages précédents. Ou plutôt elle lance ses accusations, voire ses insinuations plus ou moins calomnieuses (cohabitation avec l’extrême droite, politicien acrobate, agitateur de chiffon rouge, socialiste isolé, braves militants socialistes transformés par Fabius en « dindons de la farce », etc.). En revanche, elle ne pose aucune question précise - même dérangeante - sur les raisons avancées par l’invité en faveur du « non ». Comme elle « oublie » de rappeler que, selon les sondages actuels, 50% des enquêtés se déclarant « socialistes » disent voter « non ». Après avoir sommé son invité de s’adresser prioritairement aux militants socialistes pour s’expliquer, elle remercie son « invité » et passe à la troisième séquence.
Celle-ci est censée expliquer, jour après jour, certaines dispositions de la constitution européenne. Cela ressemble plutôt à un clip publicitaire. Le commentaire explique que grâce à la constitution tout sera beaucoup mieux qu’avant et notamment que la lutte contre le terrorisme sera beaucoup plus efficace. Le rappel opportun de l’attentat de Madrid l’année passée suggère ce qui nous menace, en France, et même à Paris, si on ne vote pas pour le traité constitutionnel...
Les hasards de la concurrence et de la programmation sont parfois symptomatiques : sur TF1, à la même heure, Claire Chazal interrogeait le ministre Jean-Louis Borloo, militant très actif en faveur du ‘oui’ dont les relations privées avec Béatrice Schonberg sont de notoriété ... publique. Ce petit monde est décidément ... petit.
II. Transcription (presque) sans commentaires
- Béatrice Schonberg : Avant d’en venir aux meetings de ce dimanche, sachez que Jacques Chirac fera cette semaine une nouvelle intervention publique, on n’en sait pas davantage [...] Ce dimanche, du côté des tenants du « non », c’est Jean-Marie Le Pen qui était en meeting. Le président du Front national, à Aix-en-Provence, parie pour un « non » qui fera la différence.
1. Première séquence : les reportages
– Reportage n°1
- Voix off du journaliste : « Ils ont ressorti la tenue tricolore et, sur les tables, les bouteilles de rosé. Avec un ‘non’ en tête dans les sondages, la visite ressemble à un jour de fête et Jean-Marie Le Pen ne boude pas son plaisir. Chacun affiche sa préférence nationale voire régionale, même au fond de la marmite [Plan sur une énorme paella]. Après les rires, les attaques et cette fois-ci le président compare l’Europe à l’ancien bloc soviétique ». [Plan sur Jean-Marie Le Pen qui déclare] : “Y a t-il intérêt à vouloir continuer de construire l’URSL par comparaison avec l’URSS : l’Union des républiques socialistes libérales ?”
- Voix off du journaliste : « Pour les militants, la consigne est claire, ils iront voter “ non ” et quelle que soit la raison » [plan sur une militante] “Vous n’avez pas lu la constitution”, questionne le journaliste ? - “Non ! je l’ai mise à la poubelle directement. La France d’en bas, elle souffre. D’ailleurs, vous l’avez bien vu, même les cocos votent non. C’est qu’il y a un problème ”.
- Voix off du journaliste : « Mais une fois n’est pas coutume, Jean-Marie Le Pen cite un socialiste, Laurent Fabius, lorsqu’il évoque les conséquences du oui à la constitution ». [Plan sur Jean Marie Le Pen qui déclare] : “‘Aurions-nous la possibilité d’en sortir ? Non. D’ailleurs c’est ce qu’a dit Fabius, assez bien je dois dire. Il a dit : ‘je n’aime pas quand j’entre chez des gens qui ferment la porte à clé derrière moi’”. »
- Voix off du journaliste : Après une campagne discrète, Jean-Marie Le Pen se dit sûr de la victoire du non. A Aix, 300 militants ont crié la même chose.
- Béatrice Schonberg : Les invités politiques de ce dimanche : Laurent Fabius est sur ce plateau. Ecoutons d’abord, si vous le voulez bien, François Hollande, invité de nos confrères de Europe 1 [La mise en scène est transparente]. Pour lui, Laurent Fabius, vous menez une stratégie personnelle et vous vous préparez à d’autres élections que le referendum
– Reportage n°2
- François Hollande : Quand on est un homme qui a exercé des responsabilités importantes, quand on est un responsable socialiste, quand on est un acteur de la vie européenne et qui a des relations avec tous les chefs d’état, tous les responsables de l’opposition qui sont socialistes, on ne met pas en péril l’Europe parce qu’on voudrait simplement servir sa propre cause ou préparer une autre échéance ou avoir un débat avec la droite. Moi, j’ai toutes les raisons de vouloir avoir un débat avec la droite. Moi, je ne me sers pas du référendum et mettre en difficulté l’Europe sans profit pour la gauche.
2. Deuxième séquence : l’interview de l’invité
[On n’a pas retranscrit les réponses de Laurent Fabius afin de mieux apprécier l’enchaînement des questions. Elles éclairent quelles fonctions s’arrogent certains présentateurs et la contribution qu’ils apportent au débat public, quel que soit l’interlocuteur ... du moins quand il n’a pas l’heur de leur plaire]
- Béatrice Schonberg : Laurent Fabius, bonsoir. L’attaque [de François Hollande] est claire et directe. J’imagine que votre réponse le sera aussi.
- Laurent Fabius : [il dit simplement qu’il refuse la polémique]
- Béatrice Schonberg : Est-ce que vous répondrez en revanche à Jean-Marie Le Pen puisqu’il était particulièrement élogieux avec vous, qu’il est tenant pour le ‘non’ comme vous l’êtes. Est-ce que cette cohabitation du ‘non’ vous va par exemple ? [En quoi s’agit-il d’apporter une « réponse » à Le Pen ?]
- Laurent Fabius : Vous vous moquez de moi !
- Béatrice Schonberg : [Faussement innocente] Je vous pose la question. [C’est plus claire : la fausse question de Le Pen était une vraie question de Schonberg !]
- Laurent Fabius : [...]
- Béatrice Schonberg : [Elle conclut cet échange en réaffirmant] C’est une cohabitation de circonstance !
- Laurent Fabius : [...]
- Béatrice Schonberg : Si vous le voulez bien, toute une série de questions concrètes avec des réponses concrètes. On a l’impression que cette semaine vous avez multiplié les déclarations, les interventions. On vous a vu à la télé avec José Bové. On a donc le sentiment que vous passez à une vitesse supérieure. Finalement [On voit mal l’enchaînement avec ce qui précède] est-ce que vous n’êtes pas dans une position d’acrobate, où vous vous affichez sans faire campagne, on a un peu du mal... franchement, il faudrait un peu que les citoyens arrivent à s’y retrouver [D’où tient-elle que les citoyens ne s’y retrouvent pas ?].
- Laurent Fabius : [...]
- Béatrice Schonberg : Certains vous reprochent, chez les socialistes d’ailleurs, d’agiter un peu les chiffons rouges, de prôner une certaine méfiance à l’égard des étrangers...
- Laurent Fabius : [...]
- Béatrice Schonberg : Vous dites, par exemple, l’ouverture des frontières peut mettre en cause notre protection sociale, nos retraites
- Laurent Fabius : [...]
- Béatrice Schonberg : Est-ce qu’on peut avoir raison contre tous les socialistes européens et contre la majorité des syndicats européens ? [Est-ce que les hommes politiques doivent faire comme les journalistes et regarder ce que les autres pensent pour savoir ce qu’ils doivent penser ?]
- Laurent Fabius : [...]
- Béatrice Schonberg : Laurent Fabius, beaucoup de questions évidemment sur l’après 29 mai. Vous vous posez en rassembleur du peuple de gauche [où a-t-elle été cherché cela ?]. Quel rôle allez vous jouer, comment imaginez vous ces lendemains ? Finalement... par exemple, Dominique Strauss-Kahn aujourd’hui dit ‘faudra qu’il démissionne si le oui passe’. Comment imaginez-vous que les militants qui donc ont voté pour la ligne du parti socialiste, donc pour le oui, vont prendre les choses. Est-ce que ce sont pas eux les dindons de la farce ? [Quelle farce ? Pourquoi ne pas se demander ce qu’en pensent les 50% d’électeurs socialistes qui s’apprêtent à voter « non » alors que le parti socialiste fait campagne pour le « oui » ?]
- Laurent Fabius : [...]
- Béatrice Schonberg : [Elle insiste] Parlez aux militants !
- Laurent Fabius : [...]
3. Troisième séquence : « présentation » du traité constitutionnel
- Béatrice Schonberg : Merci Laurent Fabius d’avoir répondu en direct à nos questions. Et comme chaque soir, un éclairage, une explication du traité constitutionnel. Aujourd’hui, le rôle de l’armée, quelle défense pour l’Europe ? En cas d’attaque d’un des pays membres, le devoir d’intervention. Nos explications.
- Introduction musicale pleine d’entrain. Fond bleu, sigle européen officiel. Images militaires.
- Commentaire du journaliste :
« Des blindés avec le drapeau européen, c’était en Macédoine en 2003 lors d’une opération de maintien de la paix. Dans le traité, pas d’armée européenne mais plutôt un cadre commun pour faciliter les coopérations entre les pays qui le souhaitent. La politique de défense commune fait référence à l’OTAN. Article 1.41 « la politique de l’Union respecte les obligations du traité de l’atlantique nord ». Or 19 pays sur 25 appartiennent à l’OTAN. Les partisans du ‘non’ se demandent alors pourquoi recréer quelque chose qui existe déjà au sein de l’OTAN. Certains parlent d’ailleurs d’une Europe sous tutelle des Etats-Unis. Dans le camp du ‘oui’, on y voit plutôt deux possibilités différentes d’action : une, internationale, avec l’OTAN, et une autre, européenne [Autrement dit : c’est vraiment mieux qu’avant]. Mais avant d’agir, vote à l’unanimité obligatoire du conseil européen. Autre nouveauté [Autrement dit : donc c’est bien comme tout ce qui est nouveau], les 25 deviennent des alliés. D’où des obligations. Article 1.41 §7 : « en cas d’attaque d’un des Etats membres sur son territoire, les autres Etats lui doivent aide et assistance » [Comment être opposé à une telle solidarité ?]. Les missions de cette politique de défense commune sont humanitaires mais aussi de maintien de la paix, de désarmement et de lutte contre le terrorisme, une priorité européenne depuis l’attentat de Madrid : c’était il y a tout juste un an. [Ce rappel de l’horrible attentat devrait inciter tout citoyen raisonnable à voter en faveur d’un traité qui se propose d’éviter à l’avenir pareille attaque. « N’ayez pas peur », disait Chirac pour inciter à voter « oui ». En fait, est-ce que ce n’est pas plutôt « ayez peur si vous votez “ non ” » ?]
C’était un JT ordinaire sur France 2.
Patrick Champagne
NB. Dominique Dhombres, le critique de télévision du Monde, a vu également cette page du Journal télévisé de France 2. Il note seulement (Le Monde du 24 mai) que la question à Fabius sur Le Pen « a le don de l’énerver » et « qu’il n’apprécie pas davantage le mot "acrobate" [...] pour qualifier sa position au Parti socialiste ». Quand la critique consiste à raconter platement ce qu’on a vu la veille à la télé...