Accueil > Critiques > (...) > Après le scrutin du 29 mai 2005 [Référendum de 2005]

Après le vote

La procession des fulminants

par Frédéric Lordon,

Les prétentions intellectuelles, voire théoriques, des « stars » patentées du journalisme et des « experts » labellisés par les médias valent, à leurs propres yeux, attestation de la légitimité de leurs fulminations et de la position hégémonique que celles-ci occupent dans les « grands médias ». Raison suffisante de publier ici, sous forme de tribune libre, la critique sans complaisance de Frédéric Lordon, chercheur, économiste (Acrimed).

Que se passe-t-il dans les têtes journalistes ? Comme si les capacités d’accommodation mentale s’étaient trouvées saturées par l’ampleur du choc à assimiler, l’événement qui aurait dû produire le plus d’impact n’en a produit aucun : par l’effet d’une combinaison d’inertie et de stupeur, l’appareil médiatique continue sur sa lancée, et ressasse en boucle les mêmes consternantes ritournelles, après comme avant le référendum. A la vérité, on sait bien qu’il devrait être davantage question, dans cette affaire, de sociologie, et même de sociologie politique, que de sciences cognitives, quoiqu’il faille ne s’interdire aucune sorte d’explication pour rendre compte dans toute sa diversité d’un phénomène d’aberration discursive généralisée où l’on trouve aussi bien l’écholalie compulsive que la fulmination écumante.

Pour les vedettes mineures du journalisme audiovisuel

Pour les vedettes mineures du journalisme audiovisuel, celles qui ont leur part de micro ou d’écran, l’hypothèse de la malignité, en aucun des sens du terme, n’est la plus pertinente. Quand Maryse Burgot (JT, France 2, 30 mai), envoyée très peu spéciale, s’en va sonder l’opinion hollandaise en se demandant gravement si celle-ci également se prononcera « contre l’Europe », elle ne fait probablement que rejoindre dans les automatismes de l’incurie ordinaire sa collègue du 13h qui, reprenant les mêmes mots, tend aux passagers d’un train de banlieue un micro les sommant de répondre à la question de savoir s’ils ont voté « à cause de la situation sociale » ou bien « pour ou contre l’Europe ». Incapables de faire la différence élémentaire entre « l’Europe » et le traité constitutionnel, c’est-à-dire entre l’Europe en général et l’Europe particulière proposée à notre suffrage, l’une comme l’autre - mais on pourrait leur ajouter bon nombre de leurs collègues affligés de la même paresse intellectuelle - travaillent, probablement avec plus d’inconscience que de rouerie, à faire pénétrer chaque jour un peu plus profondément l’idée que refuser cette Constitution et refuser la construction européenne c’est tout un. L’extraordinaire résistance du corps social à ces formes les plus insidieuses du matraquage n’en rend pas moins insupportables ces glissements et ces manquements, qui pour devoir davantage aux désastreuses insuffisances intellectuelles du journalisme ordinaire qu’à la manipulation orchestrée, finissent par composer un tableau idéologique d’ensemble d’une grande cohérence. Si les contributions passives de ces troupiers du journalisme, laissées aux automatismes de schèmes mentaux parfaitement irréfléchis et aux tropismes de la facilité, finissent toutefois par dessiner un motif ordonné, c’est parce que, la superficialité ne prédéterminant a priori aucun message particulier, elles se trouvent ici orientées et « coordonnées » par les directives éditoriales générales auxquelles elles sont asservies. Dans une rédaction où le parti pris veut la Constitution et sa ratification, la vigilance discursive n’est pas nécessaire puisque les à peu près fonctionneront tous dans le même sens qui est le bon sens. On veut bien croire qu’il demeure encore dans les médias, le plus probablement bien au fond des soutes, quelques journalistes qui n’ont pas complètement perdu la boule, qui conservent quelques réflexes intellectuels et sont voués à souffrir en silence. Mais combien de cette espèce face à tous les autres ?

L’hypothèse de l’innocence ne suffit déjà plus à faire le compte à elle seule dans le cas de Jérôme Bony (JT 13h, France 2, 30 mai), autre exemple, très représentatif dans son genre, qui, lui, se préoccupe du divorce de « la France » et de « l’Allemagne », mais sans s’interroger un seul instant sur la signification véritable de ces catégories dont son commentaire est pourtant farci. Il y aurait pourtant lieu de le faire, car la réponse à la question de savoir qui divorce, et même s’il y a vraiment divorce, n’est évidente que dans l’esprit du journaliste. On ne sache pas en effet que les gouvernements français et allemands soient au bord de la rupture : ils ont fait campagne commune ! Ce sont donc les corps sociaux qui se déchirent ? Difficile à dire également : Bony interroge un député allemand, Peter Altmaier, qui a l’honnêteté de reconnaître qu’un referendum eût-il été organisé en Allemagne, le résultat aurait probablement été le même qu’en France... Mais l’interviewé peut bien parler, l’intervieweur n’entend rien, son idée était faite de tout façon : « la France et l’Allemagne se séparent ».

La proposition est invalidée quelle que soit la définition - gouvernementale ou nationale - qu’on se donne de « la France » et de « l’Allemagne » mais, dans la tête de Bony, il y a un non ici et un oui là, et c’est assez pour prononcer le divorce. Divorce imaginaire contre divorce réel : car celui qui sépare, et pour de bon, les représentants et les représentés, les premiers votant oui à 90% et les seconds non - et ceci identiquement en France et en Allemagne ! où les mêmes causes produisent les mêmes effets - ce divorce-là, Bony passe à travers quand bien même l’un de ses interviewés lui en met l’évidence entre les mains ! Mais les puissances de la dénégation ont plié tous les entendements journalistiques qui ont choisi de ne pas voir ce qu’ils ne voulaient pas voir. Les corps sociaux disent non ? On leur fera dire oui. Bony, d’ailleurs, a trouvé sa définition adéquate de « l’Allemagne » : elle prend la forme d’un étudiant chrétien-démocrate, parfaitement francophone, le pauvre est effondré du résultat français. L’étudiant Erasmus est effondré, donc « l’Allemagne » est effondrée. Bony ne doit pas savoir qu’il y a des salariés en Allemagne, les mêmes qu’en France, souffrant des mêmes difficultés, enclins à en faire la même analyse de leurs malheurs et à les manifester de la même manière. Mais Bony n’en a rencontré aucun.

Voilà comment se fabrique en France l’image de « la France vue de l’étranger », entre déni radical de la réalité politique et choix orienté des « incarnations » de l’étranger. Mais le comble est sans doute atteint quand les journalistes français interrogent leurs semblables anglais, italiens, espagnols, allemands... qui lisent leurs collègues français pour savoir ce qui se passe en France ! et y ajoutent leur propre inclination pro-Constitution, laquelle a d’ailleurs justifié qu’on les choisisse comme « grands témoins » du débat français - nécessairement « objectifs »... puisqu’ils ne sont pas français. Quelle surprise, ils disent tous la même chose ! « L’Europe est consternée par le vote français », glapissent à l’unisson éditorialistes de tous les pays, sans voir que cette « Europe » dont ils parlent est une construction qui n’a pas d’autre réalité que leur cercle d’intimes. « La France », « l’Allemagne », « l’Europe », généralités sans signification, catégories sans définition, bouillie conceptuelle pour tous ceux qui ont avantage à ne pas savoir trop exactement de quoi l’on parle, ressources qui se laisseront accommoder à volonté pour satisfaire les nécessités interprétatives du moment.

Et plus l’on monte dans la hiérarchie...

Et plus l’on monte dans la hiérarchie, plus la divagation intellectuelle est prononcée, mais pour d’autres raisons. A la carence intellectuelle chronique des journalistes de base, qui tiennent « Europe » et « Constitution » pour identiques, qui désignent indifféremment à l’aide d’un même nom de pays un gouvernement, tel groupe social ou la population entière, se substituent de tout autres principes de défiguration de la réalité politique, qui doivent davantage à la hargne, pour ne pas dire à la haine, en tout cas à une forme de fulmination intellectuelle qui sait davantage, sinon ce qu’elle fait, du moins où elle veut en venir. Pour ces ténors de la parole autorisée, emportés par la rage d’être contredits par le peuple, l’effondrement intellectuel est total, le débondage sans retenue. Si le procédé de la déqualification maximale réside dans l’imputation fascistoïde, qu’il en soit ainsi : le non est d’extrême droite tout entier ! « Par nationalisme, par xénophobie, par dogmatisme ou par nostalgie, [les tenants du non] voulaient se débarrasser de cette Europe qui barre l’horizon » (Jean-Marie Colombani, Le Monde, 31 mai 2005). La signification du non est sans ambiguïté : « un appel d’air nationaliste et protectionniste » (J.-M. Colombani, id.) ; « le refus du projet constitutionnel » n’a-t-il pas « rejeté la critique sociale de l’Union du côté de la crispation nationaliste » (ibid.) ? Le non de gauche se clame européen et internationaliste ? Il ment !

Jean-Marie Colombani connaît les replis de l’âme de gauche, elle est noire. Le non de gauche porte t-shirt, jeans et baskets ? C’est faux ! Chemise brune, pantalon de golf et bottes à clous, Jean-Marie les a vus. Le monde entier est dans l’erreur, Jean-Marie va dire la vérité. Il a un peu d’écume au coin des lèvres mais c’est l’urgence qui le tourmente et la cause de la révélation qui n’attend pas. Il doit avoir raison, car Serge July voit les mêmes choses : « LePen xénophobe, c’est son fonds de commerce, mais que les dirigeants de gauche fassent campagne sur ce terrain [...], on croyait cette xénophobie-là impensable » (Libération, 30 mai 2005). Et Philippe Val aussi ! « Lors de la grande manifestation de la droite, à la fin du mois de mai 1968 [...] on a entendu clamer “Les Juifs au four !” Seul François Mauriac s’en était indigné [...] Mais c’était un éditorialiste de l’élite, et il paraît que le résultat du référendum, c’est aussi le rejet des éditorialistes de l’élite » (Charlie Hebdo, 1er juin, 2005).Tout est donc vrai. Science et pré-science.

July voit sitôt le 30 mai « le duo bien connu de toutes les périodes populistes : [la France d’en haut et la France d’en bas] »  ; mais Colombani a délivré son oracle frémissant dès le 26 : « [Laurent Fabius] qui s’était distingué en assurant que Le Pen posait “les bonnes questions” fini[t] par donner sur un sujet décisif la même réponse que Le Pen » (Le Monde, 27 mai 2005). Il faut donc s’en convaincre : « En réalité, le débat a conduit à une répudiation de l’Union européenne. Le non français est un non nationaliste, isolationniste » (Arnaud Leparmentier, Le Monde, 31 mai 2005). C’est l’évidence, le non de gauche veut sortir la France de l’Europe, il était contre le TCE qui interdit les aides d’Etat et nous empêche par là de reconstruire la ligne Maginot, il ne veut plus aucun échange avec l’étranger, il veut l’isolement et l’isolation, les deux, au cas où l’un fuirait plus que l’autre. « En réalité » dit-il... Mais que peut la « réalité » là où les Esprits ont décidé ? « Le rejet du traité constitutionnel révèle d’abord qu’une majorité de Français n’a pas ou n’a plus envie de l’Europe » (J.-M. Colombani, Le Monde 31 mai 2005). Sondage Ipsos sortie des urnes : 72% des Français se déclarent « tout à fait » et « plutôt favorables » à la poursuite de la construction européenne... « Ceux qui l’emportent vraiment parce qu’ils forment, quoi qu’on en dise, la majorité des non, sont ceux qui ne veulent pas de l’Europe » (Laurent Joffrin, Le Nouvel Observateur, 2 juin 2005). 72% des Français... parmi lesquels 56% des communistes...

Fusion des circuits ou décompensation générale, l’hallucination du « oui de gauche » n’a plus de régulation, plus de force de rappel - pas même au sein de ses rédactions. July voit « une épidémie de populisme » (Libération, 30 mai 2005). Une épidémie, c’en est une en effet, mais de delirium, et les frappés ne sont pas ceux qu’on croit. Formidable naufrage mental. Le monde réel contredit le monde voulu, et cet attentat au désir des Grands est un choc si insupportable que le monde lui-même est déclaré abominable. Le comble de l’abominable c’est le fascisme ; le non est donc fasciste. C’est évident, c’est mathématique, c’est psychotique. En tout cas c’est nécessaire, parce que sinon c’est incompréhensible. Ce qui a été si ardemment, si raisonnablement voulu par les Grands ne peut être rejeté que par les pulsions les plus basses, la part la plus mauvaise du monde, le Mal en personne(s). Ces Français qui disent non sont à peine des hommes, presque des animaux.


Le
delirium est lancé, on ne l’arrêtera plus.

Le delirium est lancé, on ne l’arrêtera plus. Il cesse d’être ignoble pour redevenir simplement risible quand il tente d’être analytique de nouveau. Car le rejet du traité ne fait pas que mettre en marche l’extrême droite, il réveille également Staline. July, qui en connaît un rayon en la matière, voit des moustaches partout : « Le socialisme dans un seul pays est pour bientôt » (Libération, 30 mai 2005), tel est bien en effet le programme du non de gauche. Colombani a eu une jeunesse moins tumultueuse, mais il a étudié également : « Ceux qui, à gauche, n’ont pas accepté le tournant de 1983, celui de l’acceptation par la gauche de l’économie de marché [...] oublient simplement que le handicap économique des pays européens de l’ex-Empire soviétique résulte précisément de ce qu’ils ont été privés de l’économie de marché pendant la seconde moitié du XXe siècle » (Le Monde, 27 mai 2005). Elévation de la pensée et puissance de l’analyse, théorie économique et mobilisation de l’histoire longue. L’« économie de marché » à laquelle la gauche s’est ralliée en 1983 est celle-là même dont les pays de l’Est ont été privés. Car la France d’avant 1983 était une économie centralement planifiée, les livres sont formels - et la France elle-même membre du Pacte de Varsovie à l’époque. Avant 1983, les travailleurs français rejoignaient chaque matin leur kolkhoze ou leur usine d’Etat. Le directeur, sous la surveillance d’un commissaire politique veillait comme il pouvait à la réalisation des objectifs du plan quinquennal. Des patrons ont connu le goulag. Mais 1983 nous a tiré des ténèbres du Gosplan. Jean-Marie nous le dit : il ne faut pas y retourner.

Ces âneries de force 10, qui vaudraient à un étudiant de première année de sciences économiques un sérieux conseil de réorientation, s’écrivent sans faiblir dans un éditorial du Monde où il apparaît que les doxogogues, ces conducteurs éclairés de l’opinion, sont en fait des sortes de nécessiteux dans leur genre. Et pire encore, voilà que les « plumes invitées », celles dont on peut être sûr qu’elles sont soigneusement filtrées à l’entrée, viennent donner à ces inepties la caution de la Faculté. Le politologue Yves Mény, qui est économiste comme l’Abbé Pierre est go-go boy, n’hésite pas à engager toute son autorité universitaire pour certifier « qu’on ne peut interdire [les délocalisations] par décret sauf à instaurer une économie soviétisée » (Le Monde, 1er juin 2005). Car à l’évidence, un monde sans délocalisation ne peut-être que soviétique - la France sans délocalisation des années 50-80 n’était-elle pas soviétique ? Du même, au même endroit : « Le libéralisme est devenu un péché mortel, comme si nous ne vivions pas [...] dans une économie de marché ». Marc Lazar, politologue-économiste de la même farine, ne dit pas autre chose. Lui aussi se plaint de « la France, cet étrange pays [...] impliqué dans la mondialisation, mais qui [...] refuse l’économie de marché » (Le Monde, 1er juin 2005). Et pas une hésitation, pas un tremblement de la plume au moment de lâcher ces solécismes théoriques.

Ils sont universitaires, revêtus de tous les attributs de l’autorité cathédrale, ils nous expliquent doctement ce qu’il faut penser des confusions économiques du non « soviétique », mais ne connaissent pas eux-mêmes la différence entre « économie de marché » et « économie de concurrence libre ». Il faut leur dire comme à des étudiants que la première signifie « économie décentralisée » - c’est-à-dire sans principe de coordination générale centralisée - et autonomie de décision des centres producteurs ; et que la seconde désigne une certaine intensité (élevée) de la compétition de ces centres entre eux, notamment du fait de la suppression des entraves à la circulation des marchandises et des services. Ils n’ont pas compris que la première est une catégorie plus générale que la seconde, que la seconde n’est que l’une des modalités possibles de la première. Il faut les avertir que les économistes se sont précisément cassé la margoulette (mais pas trop quand même) pour qualifier ces différents degrés de la concurrence dans une économie de marché  : concurrence « pure et parfaite », concurrence « oligopolistique », concurrence « monopolistique ». Ils ne se souviennent pas que la France fordienne, ou le Japon des années 70-80, ont été d’indiscutables économies de marché, mais de concurrence notoirement restreinte - et qu’elles ne s’en sont d’ailleurs pas si mal portées.

Il peuvent comprendre blanc et noir, mais rien entre les deux. Capitalisme, libéralisme, économie de marché, économie concurrentielle, tout pareil : blanc. Socialisme, planification, soviets, goulags : noir (au début c’était rouge ; une petite difficulté avec la lecture des couleurs, mais vite passée). Et si jamais le soupçon de la boulette intellectuelle leur venait, on peut parier qu’ils se replieraient sur la dénonciation de toutes les « nostalgies », de tous les « passéismes » - on peut le faire à leur place, ils sont tellement prévisibles. Il faudra leur expliquer cette fois que dire tout cela n’est pas en appeler à la résurrection de passés dépassés, mais demander simplement, si c’est possible, un peu de rigueur conceptuelle, et aussi l’effort intellectuel de sortir le débat de ces antinomies indigentes qui ne laissent pas d’autre choix que la « concurrence libre et non faussée » de l’Europe d’aujourd’hui ou le retour au goulag. Mais pourquoi faire rigoureux quand on peut faire à la louche et, mieux encore, effrayant ? Et pourquoi faudrait-il maintenant s’être donné du mal à étudier de près ce dont on a quand même une grosse envie de parler ?

Par une de ces vacheries dont il avait le secret, Pierre Bourdieu, avait qualifié la population des doxogogues de « suffisants et insuffisants ». Signe d’une époque qui tient hélas toutes ses promesses, les « intellectuels » qui se prennent pour des éditorialistes ont rejoint dans le terrible oxymore les éditorialistes qui se prennent pour des intellectuels. Jean- Marie leur ouvre grand ses portes, ils seront toujours les bienvenus. La grande convergence est maintenant achevée, les uns parlent comme les autres et réciproquement. « Que les réformes soient difficiles et comportent des sacrifices, nul n’en doute » dit Yves Mény temporairement (?) transformé en Raffarin - car c’est à peu près du même niveau. « La jacquerie française témoigne d’une crise d’identité majeure », ou la tambouille psychologisante avec des vrais morceaux de lieux communs de Sciences-Po dedans. Mais c’est July, Crassus Imperator, qui règle tout le monde au sprint et décroche la palme du plus grand nombre d’occurrences de « populisme » (et de ses dérivés) au paragraphe - « populisme », cet asile du racisme social.

Ces effrayantes aberrations intellectuelles qui avaient déjà consterné la campagne et, loin de s’évanouir, explosent sans limite après le scrutin, donnent une idée de l’état de fureur sacrée qui habite la procession des fulminants, et dont Serge July donne, plus précisément qu’il ne le pense, le fin mot : le rejet du traité est « difficile à avaler » (Libération, 31 mai 2005). C’est donc une question d’estomac, et même de tripoux. On croyait la problématique du boyau réservée aux partisans du non - c’est le oui qui jugeait avec la tête. Finalement les difficultés de péristaltisme semblent mieux distribuées qu’on pouvait penser. On comprend d’ailleurs aisément pourquoi. Ce rêve de société, adorablement moderne et flexible, peuplé d’élites sveltes et mobiles, excitant et concurrentiel, technologique et rémunérateur, que les précepteurs du oui travaillent à nous faire aimer depuis deux décennies, depuis qu’ils se sont exclamés « vive la crise ! », gît fracassé par des lourdauds immobilistes et archaïques, frileux et frigides, repliés et apeurés.

Il faut sans doute tenir pour un indice de l’indigence de la pensée, la prolifération des catégories morales qui tiennent lieu d’analyse à nos Ravis d’hier et à nos Enragés d’aujourd’hui. Incapables de faire la différence entre comprendre et juger, ou plutôt tenant systématiquement une proposition morale pour un acte d’intelligence du monde, leur détestation de la démocratie-qui-les-contredit se trouve pour seul émonctoire la fureur accusatrice et pour seule analyse la dénonciation de la décadence morale. Le bas peuple, évidemment, est aux premières loges pour recevoir la leçon : il est « social-pleurnichard » (Frédéric Filloux, 20 Minutes, 30 mai 2005), a l’avarice chevillée au corps - « l’épidémie de populisme emporte tout sur son passage [...] même la générosité » (Serge July, Libération, 30 mai 2005) - et tant d’autres choses dégénérées encore. Mais puisque après tout deux objets sur lesquels passer sa colère valent mieux qu’un, la classe politique également en prendra pour son grade : « par son égoïsme, par son insuffisance, la classe dirigeante française a pavé la route de l’échec », pontifie Laurent Joffrin (Le Nouvel Observateur, 2 juin 2005) qui soudain ne veut plus rien avoir à voir avec ladite classe. Jupitérien, Serge July délivre ses verdicts : « La qualité des hommes est évidemment en question, la médiocrité affleure là où les plus talentueux n’ont pas résisté » (Libération, 31 mai 2005) - le plus drôle c’est que pour le coup on pourrait être assez d’accord avec lui...

Et dans le registre combiné de la hauteur de vue sentencieuse, de l’antiphrase et du comique involontaire, c’est enfin Jean-Marie Colombani, à tout seigneur tout honneur, qui a le dernier mot : « Faisons sans complaisance et sans aveuglement, l’inventaire ce qui ne va pas, de ce qui ne va plus » (Le Monde, 31 mai2005). Ah mais ça c’est une idée !

Frédéric Lordon

 
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